mardi 19 décembre 2023

Cette distance entre Tom Waits et moi...


 Ma première rencontre avec Tom Waits est une image. La couverture d'une cassette qui trainait son étrangeté dans le vide-poche de la bagnole de ma tante. Je ne sais plus très bien - la mémoire est si décevante et imparfaite - de quel album il s'agissait. Mais si je devais parier, je parierais sur l'album Rain Dogs. Pochette d'album il est vrai étrange... Je me souviens en tout cas que je protestais lorsque ma tante essayait de foutre cette cassette dans l'autoradio de sa Volvo. Je me dépêchais de trouver un moyen de la lui faire retirer pour y enfoncer une des mes compils improbables faites-main à la place. A cette époque, j'avais une cassette BASF sur laquelle j'avais enregistré plusieurs morceaux de Patti Smith, (extraits de Horses), des Ruts, de Third World... C'était l'été. La Bretagne familiale. Le matin, je me levais aux aurores pour aller faire les marchés avec mon oncle. Mais quelle années étions-nous ? Je ne sais pas. C'est l'été où j'ai emprunté la bécane de mon cousin, freiné de l'arrière sur un lit de graviers pour éviter une bagnole arrivant de la droite, et où j'ai terminé sur la chaussée, récoltant au passage de vilaines brulures à l'avant-bras et des points de suture sur le coude gauche... Je me souviens du service d'urgence - une petite fille attendait que quelqu'un vienne lui retirer des bouts de verre qu'elle avait enfoncés dans le pied (tout l'hôpital a entendu ses cris quand ils s'y sont mis et quand ils ont dû recoudre) - je me souviens du gars qui me retira des petits graviers de ma plaie à la pince à épiler. Je ne me souviens pas avoir eu autant mal que la petite fille. Mais il n'y a rien de plus douloureux que la plante des pieds, faites-moi confiance... J'ai passé le reste de l'été à aller me baigner avec une sorte de pansement adhésif transparent en plastique. 5 minutes de bain de mer pour une demi-heure de préparation. Aujourd'hui, la cicatrice que je conserve de cet épisode est assez laide. Violacée. Était-ce l'été 89 ? 90 ? Quoiqu'il en soit, voilà ma première rencontre avec Tom Waits. J'avais 12, 13 ou 14 ans et si on m'avait demandé de jurer, j'aurais juré sur mes ancêtres et toute ma descendance que je n'écouterais certainement jamais la musique de ce type de toute ma vie. Heureusement, personne ne m'a demandé rien de tel. Même la voix de ce type m'irritait. Racle-toi la gorge, ducon ! Les arrangements de l'album étaient un trop plein d'étrangetés, d'accords brisés, d'arpèges déments. Quand j'écoute ce disque aujourd'hui, j'ai l'impression qu'il oscille entre bruits et silences, entre désordre et musicalité. Voyez le morceau Tango till they're score : ces cuivres New Orleans tristes comme les pierres, si doux et mélodieux, et ce piano qui trimballe son squelette de notes tordues. Il y a quelque chose de vieux dans ce disque, de trop vieux, quelque chose de malsain parce que vieux, ou de vieux parce que malsain. Il était bien entendu impossible que je puisse aimer ça à un âge si précoce. Aujourd'hui ? Je ne sais pas trop. Je me situe dans une sorte d'entre-deux misérable...



Ma deuxième rencontre avec Tom Waits est survenue bien plus tard. Là encore, je serais bien incapable de fournir une datation précise. Je devais tout juste être  majeur ou quelque chose comme cela. J'habitais encore chez mes parents, ça j'en suis certain. Je découvrais on ne sait trop comment le film One from the heart de Coppola. Une comédie musicale (et sentimentale) datant de 1982 dont la musique avait été composée par Tom Waits. Les souvenirs forment une matière étrange. Je n'ai vu ce film qu'une seule fois dans ma vie et j'ai longtemps été persuadé d'avoir vu un film dont les rôles principaux étaient tenus par Richard Dreyfuss et Terri Garr. Terri Garr est bien Frannie dans le film de Coppola. J'ai toujours eu beaucoup d'affection pour cette actrice qui n'a sans doute pas eu la carrière qu'elle méritait. Je pense à peu près la même chose de Richard Dreyfuss. Sauf que...Richard Dreyfuss ne joue pas du tout dans One from the Heart. C'est Frederic Forrest qui tient le rôle principal. Le rôle d'un type qui symbolise l'errance à tout point de vue et réalise trop tard qu'il est en train de perdre ce qui est essentiel à sa vie. J'étais encore tout jeune à l'époque mais je crois que j'ai vaguement compris en regardant ce film que je finirais par ressembler à ce pauvre type incapable de ne pas se tirer de temps à autre quelques balles dans le pied. Je n'ai vu ce film qu'une fois, au risque de me répéter mais je pense très sincèrement  que ce film est l'un des bijoux oubliés (et peut-être essentiels) de la filmographie de Coppola. Réalisé 3 ans après Apocalypse now, il n'a jamais eu bonne presse. On le considère communément comme un immense ratage. C'est une erreur et je suis certain que l'on finira par lui rendre hommage pour ce qu'il est ; un film foutraque mais étrangement sincère et profond. Et la musique de Tom Waits ? Elle m'a atteint, cette fois-ci. L'association de Waits avec Crystal Gayle (qui chante le rôle de Frannie), dont le timbre offre un contraste parfait à sa voix sale et brisée, est une idée brillante. Certains morceaux - Broken Bicycles, Take me home, Picking up after you - sont de véritables splendeurs. Et ils me touchent comme s'ils racontaient tous une histoire que j'aurais vécue. Quoiqu'il en soit, ce film et la musique de Waits composée pour l'occasion m'ont fait changer d'avis sur le chanteur. Ce n'est sans doute pas un hasard. La musique de Waits est cinématographique. Waits lui-même a entretenu une relation avec le 7e art toute sa carrière. Obtenant finalement un paquet de rôles à travers le temps ; et retrouvant d'ailleurs Coppola à plusieurs reprises, qui lui offrira plus tard le rôle d'Irvin Stark dans Cotton Club et celui de Renfield dans Dracula. Le travail de Tom Waits sur One from the heart a reçu un accueil moins sévère que le film. Mais il coïncide avec la fin de son contrat chez Asylum, pour des raisons de divergences artistiques (pardon, commerciales...). Un an plus tard, Tom Waits signerait chez Island Records avec les pleins pouvoirs sur ses créations. Il y entamerait une trilogie avec l'album Swordfishtrombones.

Le respect et l'attachement sont deux choses différentes. Ma découverte de One from the heart n'a pas totalement aboli la distance qui me séparait de la musique de Waits. Premier signe de cette distance : je n'ai jamais ressenti le besoin d'écouter l'intégralité de sa discographie, comme c'est pourtant souvent le cas chez moi lorsque je commence à apprécier un musicien. J'ai écouté son premier album Closing Time que je déteste. La voix de Waits n'est pas encore en place (ce qui signifie que j'ai appris à l'aimer depuis l'été passé chez ma tante en Bretagne), cette atmosphère de piano bar, pesante comme une litanie, m'ennuie profondément. Je possède aussi des exemplaires des albums Blue Valentine (paru en 78) et Alice (2002) dont le matériau a été composé pour une pièce de théâtre. Deux  disques que j'écoute avec plaisir mais rarement. Que j'écoute, en quelque sorte, en surface... comme s'il y avait là quelque chose qui m'empêchait de m'y projeter totalement. J'ai donc laissé de côté la musique de Waits sans y prêter davantage d'attention. Ecoutant sa musique de manière plus que sporadique à travers le temps, sans prendre la peine de lutter contre cette distance sur laquelle je ne parvenais à mettre aucun mot.


C'est, encore une fois, une rencontre fortuite qui m'a ramené vers lui. Il y a 5 ans environ. Je connaissais l'album Rain Dogs mais je n'avais jamais écouté l'album qui a inauguré la trilogie dont cet album fait partie. Une trilogie qui ressasse les obsessions de Waits vis-à-vis de la dureté de la vie urbaine et de la lutte des classes. Waits a les qualités de l'observateur. Je ne crois pas qu'il ait jamais envisagé de constituer un recueil de poèmes. Ou d'écrire un roman. La musique et le cinéma semblent lui suffire. Il a pourtant l'œil de l'écrivain. Cette capacité singulière lui permettant de focaliser sur ces petits détails qui révèlent un individu, un état ou une condition. Rain Dogs est une illustration de cette qualité. Tout comme les deux autres albums de cette trilogie qui brasse sans concession sa thématique urbaine : la pauvreté, les conditions de vie des cols bleus, la solitude, les mécanismes sournois de la gentrification. Swordfishtrombones ouvre donc le triptyque. Je ne suis pas venu vers ce disque, c'est lui qui est venu vers moi. Si j'étais snob, je mentirais sans doute ou évacuerais le contexte de cette découverte. Mais je le suis moins que j'en ai l'air. J'ai découvert cet album en entendant le morceau Soldier's Things dans un des épisodes de la saison 3 de Peaky Blinders. Une manière un peu triviale de découvrir de la bonne musique ? Je n'en suis pas certain. Je suis de ceux qui considèrent que les séries font beaucoup pour la culture musicale du plus grand nombre ; y compris la mienne parfois. Par ailleurs, je ne suis pas étonné d'être à nouveau revenu vers Tom Waits par le biais d'une œuvre audiovisuelle. Et par la bouleversante écoute de Soldier's things, synthèse déchirante entre une ligne mélodique aux airs de sonate et la ponctuation d'une contrebasse lui offrant un contraste saisissant. Ces choses de soldats, comme les qualifie Tom Waits, ce sont tous ces petits objets fétiches que trimbalent les survivants. Objets inutiles, brisés, abimés, offrant une matérialité rassurante à laquelle se rattacher afin de ne pas sombrer dans l'immatérialité du traumatisme. Waits a l'œil de l'écrivain, écrivais-je. 

A l'écoute de Swordfishtrombones, on comprend de suite ce qui a déplu chez Asylum dans les nouvelles velléités artistiques de Waits. Les gars en costume n'avaient pas signé pour ça. On comprend tout autant ce qui a enthousiasmé les pontes d'Island et ce qui les a motivés à lui laisser toute liberté sur ces projets. Il y a dans ce disque tout ce qui me déplait parfois chez lui ; ces airs de bazar, de cirque étrange, de musée des horreurs industriel. J'y trouve aussi tout ce que j'aime : des blues bien rêches aussi organiques que métalliques (16 shells from a 30.6 ; Gin Soaked Boy), des mélopées qui sentent l'Irlande et la solitude errante (Town with no cheer). Et des chansons évocatrices qui parleront à ceux qui ont le bonheur d'avoir entendu les vieilles histoires de ces vieux qui peuplaient le ventre des quartiers prolétaires ; In the Neighboorhood, éclat amer, photographie entre passé et futur, d'un de ces petits réseaux de rues sales dont on dépossèdera bientôt les petits. Et bien sûr Soldier's things dont la sincérité désarmera les plus insensibles.

Je vis avec Tom Waits depuis 3 décennies maintenant. Et nous restons des étrangers l'un pour l'autre. Quelque chose continue de maintenir entre lui et moi une distance qui semble impossible à faire disparaitre tout à fait. Je ne serais pas étonné si un pan ignoré de sa musique venait dans quelques années rappeler son génie à mon bon souvenir. Un de ces 4, je parlerai peut-être à ma tante de cette cassette qui trainait dans le vide-poche de sa caisse. De l'effet désagréable que me faisait la musique de Waits, de ma compil de fortune, prête pour toute autorisation de substitution. De cet été où je faillis percuter une voiture à un carrefour ; un de ces minuscules instants où la vie bascule finalement du bon côté, en dépit des cicatrices qu'on en conserve. Mais je sais bien qu'elle me dira : "ah bon, j'avais une cassette de Tom Waits dans la voiture ? Moi ?" On ne partage pas la mémoire des étés perdus. Les souvenirs en commun sont des petits mensonges que l'on s'accorde par convention. On ne possède même pas notre propre mémoire ; c'est elle qui nous possède. Sale chienne !

vendredi 15 décembre 2023

Nancy (with the laughing face) : main basse sur le standard


 En 1935, Sinatra n’existe pas. Il s’appelle Francis Albert Sinatra - et non simplement, Frank, dans un son de porte qui claque. Il dépasse péniblement le mètre 70. Il n’a pas grand-chose du charisme qui fera se pâmer des générations de cœurs tendres. Pas grand-chose du charme indéfinissable qui lui permettra de se mettre à la colle avec Ava Gardner (pour n’en récolter toutefois qu’un vieux cœur piétiné). Il a vu le jour dans une ville qui n’a même jamais vu le moindre génie sortir de ses rangs : Hoboken, ville moyenne pas folichonne du New-Jersey, située sur les rives de l’Hudson, et qui ne justifie que d’un seul titre de gloire : avoir été le théâtre du premier match de baseball de l’histoire. Et encore, ce titre de gloire ne lui a été attribué que par convention vu que personne ne sait vraiment où et quand ce premier match a vraiment eu lieu.

En 1935, le compositeur Jimmy Van Heusen (qui s’appelle en réalité Edward Chester Babcock) n’existe pas davantage. Né à Syracuse, il tente de refiler ses compositions au plus offrant ; le plus offrant étant alors la moindre personne dotée d’un filet de voix se déclarant prête à interpréter ses œuvres. Son nom de plume, Van Heusen, ne fera plus rire grand monde dans moins de 3 ans. Mais à l’époque, il peut prêter à sourire. Il l’a en effet emprunté au débotté à une marque de fringues apprécié par la plèbe quelques minutes avant de passer sur une radio locale. Il avait 15 ans. Un an avant la crise de 29 qui mettrait les clients de Van Heusen sur le carreau ; la maison Van Heusen résisterait tant bien que mal malgré une chute de vente record.

Ces deux hommes vont s’extraire de la vase de l’anonymat plus ou moins ensemble. New York est le théâtre de leur rencontre. New York est aussi le théâtre de leurs virées alcoolisées. Les deux hommes partagent le goût des fêtes nocturnes et des jolies femmes. Mais leur association dépasse la simple turbulence de la camaraderie pocharde. Comme un symbole, c’est Van Heusen, en 1940, qui offre à Sinatra le premier succès de sa carrière : Polka Dots and Moonbeams. Le chanteur fait alors partie de l’orchestre de Tommy Dorsey. La collaboration ne cessera plus. Y compris lorsque Sinatra volera de ses propres ailes. 

Quelque chose d’indistinct semble unir ces deux hommes. Et réunit intimement leurs deux existences. A la fin de l’année 54 par exemple, Sinatra est rincé puis essoré. Ses rêves d’une grande carrière cinématographique sont en train de voler en éclats. Il pensait – en bon rejeton de Hoboken – mériter le rôle principal du film d’Elia Kazan, Sur les quais. C’est Marlon Brando qui lui ravit le rôle (et une future part de gloire). Son mariage avec Ava Gardner commence par ailleurs à se casser franchement la gueule. Le seul éclat de lumière pour lui, c'est une carrière musicale qui semble trouver un nouveau souffle. En janvier, le chanteur a sorti son premier album-concept chez Capitol : Songs for Young Lovers. Mais cela ne suffit pas. Sinatra décide d’aller noyer son chagrin à New York…chez Van Heusen. Il décide en réalité de s’y noyer tout court. Pendant cette semaine, Van Heusen lui sauve littéralement la vie. Et le guérit momentanément de ses envies d'en finir...

En 42, Ava Gardner n’est pas une star. Sinatra n’a peut-être même pas eu vent de son existence. Elle cumule quelques petits rôles. Sa carrière n’explosera qu’en 46 avec son rôle dans le film The Killers de Robert Siodmak. Frank est alors marié à Nancy Barbato, cousine du gangster Willie Moretto (lui-même cousin du sinistre Frank Costello, grand patron de la famille Luciano). Ils ont une petite fille, Nancy, qui a 2 ans et auront bientôt un fils, Frank Sinatra Jr. Sinatra a beau être The Voice et ne pas être le mari idéal, il est un père tout ce qu’il y a de plus réel. Aimant. Et dingue de sa gamine. Quand Van Heusen (et son parolier d’alors, John Burke) chantent leur nouvelle composition Nancy (with the laughing face) à l’occasion de la fête d’anniversaire de la petite Nancy, Sinatra sent son palpitant fondre comme une toile cirée en plein soleil. On ne peut rien offrir à un homme qui ne manque de rien. Cette chanson est le seul cadeau de valeur que l’on peut lui faire. Ce futur standard est une pierre supplémentaire à l’édifice richement décoré qui cimente l’amitié des deux hommes.


On sait désormais que cette chanson n’a pas été écrite par Van Heusen pour la fille de Sinatra. On l’a longtemps cru parce que, devant l’émotion du chanteur, Van Heusen n’avait pas osé lui avouer que le titre avait été composé pour quelqu’un d’autre. Mais aussi parce qu’en 44, Van Heusen céda tous ses droits sur la chanson à Nancy, en guise de cadeau supplémentaire. La chanson a en réalité écrite pour la femme de John Burke, Bessie. Le titre originel de la chanson était Bessie (with the laughing face). Mais le temps a effacé cette Bessie de l'ombre. On ne sait pas si Sinatra sut vraiment de quoi il retournait. Comme il l’a fait avec un paquet de chansons, il a fait main basse sur celle-ci et, un peu plus que cela, a entretenu avec elle une relation particulière ; intime. Il l’enregistre en 44, avec tripotée de violons. Il en offre une version revue au début des années 60 dans le cadre des sessions de l’album Sinatra’s Sinatra portant l’estampille du label Reprise qu’il vient de fonder avec Dean Martin. Cette chanson à elle seule – certains témoignages de Nancy l’attestent directement – avait le pouvoir de changer l’humeur du chanteur. Un concert pouvait mal commencer, son humeur trainer dans le caniveau ; il lui suffisait de l’interpréter pour retrouver le chemin de lui-même. Qu’importe en ce sens qu’elle fut composée pour une autre femme, dans un autre contexte ou d'autres circonstances. Ce sont les interprètes qui font les chansons. Leur donnent vie. Dans la bouche des génies, les chansons se métamorphosent et, en fin ce compte, changent de propriétaires.

On cherchera longtemps des versions aussi belles que les deux que l’on vient de citer. Il fallait un autre monument pour s’emparer de cette splendeur. Qui d’autre que Trane ? Personne. Il s’agit donc bien d’une version de Trane, extraite de l’album Ballads (4e album du saxophoniste pour le label Impulse !). La postérité doit désormais prendre en compte le sourire de ces femmes que l'on aime... Qu'elles s'appellent Nancy, Bessie ou...


lundi 4 décembre 2023

Paul Bacon ou la musique matérialisée

 


En apparence, le son est immatériel. En apparence seulement, bien sûr. La physique vous apprendra qu’il n’en est rien. L’étude sommaire des évolutions à travers le temps des formats discographiques également. De fait, ces progrès ont offert à la musique une autre forme de matérialité. Une matérialité indirecte certes, mais puissante et surtout émotionnelle. Charriant son lot de souvenirs, d’évocations intimes. Cette histoire particulière des supports discographiques est passionnante pour un paquet de raisons. J’en citerai deux : l’évolution des supports discographiques a eu une influence directe sur la création musicale elle-même ; elle a aussi contribué à la réunion de plusieurs formes d’art.

Le premier LP de l’histoire (ou Long Play) gravé sur une galette 12 pouces est commercialisé en 1948. Et c’est sans surprise un enregistrement de musique classique : l’interprétation donnée au Carnegie Hall par le Philharmonic-Symphony Orchestra of New York (dirigé par Bruno Walter) du Concerto pour violon ((n°2) en mi mineur, opus 64) de Mendelssohn. Il s’agit en réalité d’une réédition. Cette interprétation a déjà été commercialisée par la maison Columbia sous le format courant de l’époque 3 années plus tôt : le 78 tours. Il s’agit donc d’un essai. Mais c’est un essai qui va ouvrir des portes jusqu’alors insoupçonnées. A l’époque, seule la musique classique est à même de se couler dans ce nouveau format long. Ailleurs, on enregistre encore majoritairement à l’unité. Ou par lot de 2 à 3 morceaux. Et ce, quel que soit le genre. 1948 est en ce sens une année clé pour tous ceux qui vont se montrer désireux de changer leur approche en matière de composition. Car, avec ce nouveau format, c’est la notion d’album qui peu à peu se crée (pas immédiatement certes mais relativement rapidement), et un raisonnement logique conduisant à l'idée que l'on puisse établir une passerelle entre le format et le travail de composition. Cette passerelle, c’est le concept – ou, à tout le moins, l’idée que les pièces composées pour un même album peuvent (et doivent) procéder d’une intention commune ou d'une thématique propre à les rassembler.

D’aucuns pensent que la pop et le rock ont fondé ce principe. C'est faux. C’est le jazz qui, le premier, l’a établi et gravé dans le marbre (ou le sillon), à l’utilisation des générations de chevelus futures. Les Beatles sortent Sgt Pepper’s en 67, en pensant avoir inventé l’eau tiède. Dix ans plus tôt, Duke composait pourtant un matériau unifié, inspiré de Shakespeare, en sortant l’album Such Sweet Thunder. Immense compositeur de suites, Ellington voyait logiquement dans ce nouveau format une opportunité rêvée de renforcer l'orientation thématique de son travail. D'autres musiciens ont pressenti le futur sens de l’histoire. Sinatra par exemple. En 55, sous contrat avec Capitol, le chanteur enregistre In the wee Small Hours ; pas loin d'être un des premiers albums-concepts de l'histoire avec son matériau dépressif et ses arrangements gluants. Au milieu des 50's, les autres courants de ce que l'on pourrait appeler la musique populaire n’en sont pas encore là : la culture du single est encore toute-puissante (elle perdurera du reste longtemps, bien après l’émergence de l’album era) et la fine galette 7 pouces (45 tours par minute) reste le support privilégié des accoucheurs de morceaux sur 3 accords… 

Avec l’émergence de l’album, au sein du jazz, c’est aussi le concept d’art-work qui  voit le jour. Le disque devient dès lors plus qu’un simple support ; il devient un objet. Un objet de collection. Que l’on s’approprie, que l’on peut manier à loisir, que l’on peut admirer. Les labels pressentent aussi l’opportunité. Ce sont ainsi de réelles esthétiques qui vont voir le jour. Pour les labels west coast, les ambiances chaleureuses et colorées. Pour Blue Note une esthétique visant l’élégance de la sobriété. Ce sont aussi des designers de talent et des photographes de génie qui vont trouver là un fabuleux terrain d’expression artistique. Vous avez dans ce condensé d’histoire l’une des motivations de la puissante nostalgie qui étreint ceux qui découvrent ou redécouvrent aujourd’hui la magie si sensuelle de la galette 12 pouces.

L’un de ceux qui ont forgé cette esthétique est né il y a presque 100 ans. Il s’appelait Paul Bacon. Né le 25 décembre 1923, dans une ville moyenne de l’état de New York, Bacon grandit au sein d’une famille qui va prendre en pleine gueule le déclassement de la Grande Dépression. Conséquence de cette difficile période pour un grand nombre de familles américaines, le jeune Paul n’ira pas à l’université. Sortant d’un lycée de Newark spécialisé dans les cursus artistiques, il se retrouve sur le marché du travail, proposant ses services à d’anonymes agences locales de publicité. Nous sommes au tout début des années 40 et Bacon s’intéresse déjà à la musique jazz. Il écoute Benny Goodman – on fait ce qu’on peut – et fait partie d’un petit club de passionnés de jazz. Il exerce alors ses frais talents de designer dans les pages des publications de ce petit groupe, puis, un peu plus tard, pour le magazine JAZZ, créé par Bob Thiele, qui deviendra quant à lui un producteur majeur de l’histoire (chez Impulse) et le fondateur du merveilleux label Flying Dutchman. C’est après un enrôlement de 3 ans chez les Marines (sans jamais participer aux combats) que la carrière de Bacon prend enfin un tournant majeur. A la faveur d’une rencontre avec Alfred Lion qui lui propose de se faire la main sur les premières galettes 10 pouces du label Blue Note. A l’époque, il faut encore dessiner. Bricoler. Bacon le fait à merveille. A tel point qu’il finit par devenir la tête pensante de la création artistique d’un autre label légendaire de l’histoire du jazz : Riverside.


Le style de Bacon procède de principes simples. Se servir de la matière première. Quand il design pour le monde de l’édition, il travaille visuellement sur les mots. Pour Riverside, il valorise les musiciens eux-mêmes et s’appuie sur leur personnalité pour ce faire. Monk dans une carriole rouge de gosses (après qu’il ait refusé de revêtir une cape de moine trappiste), jeux calligraphiques pour illustrer l’émergence du nouveau pianiste qui rend tout le monde dingue (Bill Evans), chef-d’œuvre d’abstraction épurée pour la Freedom Suite de Rollins, cliché romantico-James-Deanien pour les albums vocaux de Chet Baker : Paul Bacon n’invente rien. Il ne fait que matérialiser sur pochette l’esprit de la musique que le label Riverside a gravé sur microsillon et un peu des personnalités qu’il côtoie. 

Toute cette musique est aujourd’hui indissociable de ces écrins. C’est au progrès technologique qu’on le doit mais surtout au talent d’hommes tels que Paul Bacon. Ce sont ces disques que l’on chérit, ces images qui nous restent. Ce sont elles qui nous offrent ce supplément d’émotion qui jaillit de nos mémoires à l’évocation de telle ou telle inoubliable session. Au-delà des éternels débats entre les mérites de l’analogique et du numérique, ce sont elles qui ont établi notre rapport sensuel avec la musique. Physique.

mercredi 22 novembre 2023

La (nouvelle) suite céleste de l'Atlantis Jazz Ensemble


 On ne saurait dire si le Canada a un « truc » particulier avec les collectifs de souffleurs mais le fait est que ce pays a fait ses preuves en la matière. L’un des porte-étendards de ce qui n’est pas loin d’être désormais une tradition (ça nous change des chanteurs de variète lourdingue) a longtemps été le SoulJazz Orchestra. Sur plus de 10 ans, ce sextet d’Ottawa a réussi à faire feu de tout bois : maniant les formes en toute décontraction, de la soul au funk, en passant par les musiques latines, le jazz et l’afrobeat. Avec de vraies réussites, y compris en termes de vente, en passant un cap de notoriété dès 2006 (peu avant la parution de leur second album Freedom No Go Die) avec l’édition du single Mista President, pépite afrobeat irrésistible qui a permis à leur réputation de voyager un peu partout dans le monde.

En 2013, deux membres du SoulJazz Orchestra décident toutefois de faire bande à part : le saxophoniste alto Zakari Frantz et le claviériste Pierre Chrétien. Le projet est simple : composer du matériau un peu plus exigeant – faisant la part belle aux architectures modales. L’Atlantis Jazz Ensemble était né. En 2016, le quintet sort Oceanic Suite. Une réussite totale qui fleure clairement les productions Blue Note (ou Milestone) du milieu des 60’s – début des 70’s. Les structures modales n’ont pas affecté la belle nostalgie qui caractérisait déjà fortement les productions du SoulJazz Orchestra. On aurait pu craindre un projet factice à cet égard. A trop renifler le parfum des idoles, on s’enivre parfois en perdant de vue la nécessité de continuer à créer et de parler avec sa propre voix. D’autres s’y sont laissés prendre. Les compositions raffinées de Chrétien, la qualité de solistes non seulement appliqués mais parfois habités, la section rythmique parfaite et dingue de précision du collectif (composée, outre Pierre Chrétien, du contrebassiste Alex Bilodeau et du batteur Mike Essoudry) permet d’éviter cet écueil. Certaines pièces de cette suite sont à tomber à la renverse : Leviathan, Blue Nile (qui fait synthèse entre l’Atlantis Jazz Ensemble et le SoulJazz Orchestra me semble-t-il) ou encore Aegan Mist, ballade d’une délicatesse peu commune.

Entre 2016 et 2023, de l’eau a coulé sous les ponts. Et, sans nouvelles du quintet (alors que dans le même temps, le SoulJazz Orchestra sortait 2 albums), on se disait que l’entreprise était un de ces miraculeux one shot se suffisant à lui-même. C’était en réalité le départ d’Alex Bilodeau (parti à Boston pour bosser avec Dave Holland ou Cecil McBee) qui avait provisoirement mis l’activité du groupe à l’arrêt. D’aucuns pourraient penser que les contrebassistes courent les rues. Et ce n’est pas loin d’être vrai dans les villes qui dépassent le million d’habitants. Mais la précision (et l’unité) autrefois déployée par le quintet nécessitait une perle rare. Cette perle rare, c’est le jeune Chris Pond. 

En 2022, la bête s’est réveillée. Les entrailles apparemment fourmillant d’idées. Pierre Chrétien écrit une autre suite, presque plus belle encore que la première. Autre temps, mêmes mœurs. Et encore une fois une qualité d’écriture au-dessus de la moyenne. Car cette suite céleste, du nom de l’album paru fin octobre, ouvre nos chakras en rythme. Et sème de l’espoir avec un gigantesque sourire en travers de la gueule. On met l’auditeur au défi de ne pas se laisser embobiner par le solo dégoulinant de joie signé Zakari Frantz, qui illumine le titre Oneness. De ne pas se laisser emporter par le rythme sensuel de Joyful Noise. De ne pas rêvasser sur les notes rondes et enivrantes de Transcendance, dont les faux airs de calypso sont un enchantement total. Comme lors du précédent album, le petit miracle créé par l’Atlantis Jazz Ensemble consiste à faire remonter des madeleines musicales tout en assumant une forte individualité. Qui se traduit dans des choix mélodiques marqués, exempts de toute référence balourde autant que dans une manière de faire non seulement personnel mais pensé. Une intention offensive, un engagement permanent dont la force s’exprime avec une quiétude bluffante. Il y a du murmure dans cette suite et de la douceur dans ce tumulte. Celestial Suite est en ce sens la plus belle œuvre-oxymore de cette fin d’année. 



jeudi 16 novembre 2023

Kristallnacht : Zorn à l'épreuve de l'histoire


L
a récente mise à disposition sur les labels de streaming d’une grande partie du catalogue Tzadik, label de l’excellent John Zorn, n’est pas seulement enthousiasmante pour les amateurs de longue date du musicien. Elle l’est – et ce, même s’ils ne le savent pas encore – pour tous ceux qui vont enfin pouvoir découvrir l’Œuvre de Zorn. Ce catalogue est d’une richesse et d’une diversité insondables à tel point que l’on pourrait croire qu’il manque de cohérence ou de lisibilité. Il n’en est rien ; il y a de l’intention – un projet – et une cohérence dans l’hypercréativité Zornienne. 

Parmi les chefs-d’œuvre indépassables du label, on ne peut pas faire l’impasse sur l’album Kristallnacht, réédition datant de l’année 1995 d’une œuvre parue 2 années plus tôt au sein du label japonais Eva ; œuvre totale interrogeant non seulement l’Histoire et l’identité juive mais aussi la place de l’art dans le cadre de l’entreprise mémorielle, voire la nature de l’art lui-même et son rapport ambigu avec la beauté.

Ici et là sur la toile, on trouvera tout un tas de commentaires sur Kristallnacht, sur l’art-work de ce disque semblable à nul autre, sur la lecture Zornienne (bien entendu singulière) de l’un des éléments déclencheurs de la Shoah, sur la longue pièce littéralement inaudible de près de 12 minutes (Never Again) – assortie du reste d’un avertissement du compositeur que l’on ne manque jamais de citer in extenso – occupant la deuxième plage de l’album, insoutenable montage sonore de bris de glace en continu, de cris, de déflagrations ou encore d’imprécations haineuses… La plupart d’entre elles ne font qu’aborder l’œuvre en surface, en ce sens qu’elles se bornent à contempler celle-ci de l’extérieur, à la décrire (de manière souvent imparfaite qui plus est), sans s’insinuer dans le nerf qui concentre l’ensemble de ses idées.

Pour faire le tour de cette terrifiante suite et la décrire fidèlement, il faudrait avoir les qualités d’un exégète et d’un historien tout à la fois. En se confrontant avec la sombre réalité de la nuit du 9 au 10 novembre 1938, en se confrontant à sa propre judéité (longtemps refoulée selon son propre témoignage), Zorn n’a pas choisi la solution de facilité. L’écoute attentive des 7 pièces qui composent cette suite démontrent qu’il n’ignorait plus rien de cet événement particulier. Pour en comprendre tous les accents, il nous faudrait maîtriser nous aussi chaque détail de cette terrible histoire. L’auditeur humble doit reconnaitre qu’il manque de références musicales mais aussi historiques pour en saisir chaque détail. Dans la pièce la plus terrible de la suite, Never Again, déjà évoquée plus haut, on peut par exemple entendre un motif étonnant : un tintement répétitif de clochette. Est-ce une ponctuation du mouvement ? Il revient en effet 3 fois, à des instants qui semblent clairement étudiés. J’aimerais percer ce mystère mais les armes me manquent. Je ne suis pas assez calé en liturgie juive pour savoir si l’on peut établir entre lien entre celle-ci et ces tintements répétés. Mais je ne peux m’empêcher d’y comprendre la notion de sacrilège, d’y voir une confrontation entre le mal absolu et le sacré. Je n’ai pas de réponse à cette énigme. Je ne peux que me rappeler que plus de 250 synagogues furent détruites ce soir funeste… 

Au-delà de toutes les questions que l’on peut se poser à l’égard des accents de la suite, qui nous rappellent à l’humilité, Kristallnacht interroge à l’évidence la fonction même remplie par l’art au sein de la communauté humaine. Tout en brisant une des idées reçues les plus répandues à travers le temps : l’art serait au service du beau. On pense à tort en avoir fini avec cette question. Tout comme il serait faux de dire que cette idée n’est défendue par des troupeaux de rétrogrades idiots. L’idée que l’art se soit abâtardi en quelque sorte, trahi lui-même, en se mettant au service de la laideur est une idée qui se défend très bien. Dès lors que l’on distingue les intentions, que l’on distingue les œuvres se vautrant avec complaisance dans la vase du laid de celles qui utilisent le laid pour aboutir à une forme supérieure de vérité.

Kristallnacht n’est pas une œuvre essentiellement inaudible ou repoussante. Elle fait souvent cohabiter la beauté et la laideur – l’humain, le sacré, le mal et l’inhumain – de manière simultanée parfois (on peut prendre en exemple la magnifique mélodie d’ouverture de la suite, Shtetl (Ghetto Life), perturbée par les éructations (d’époque) de Hitler lui-même). On ne pourra certes pas défendre l’idée que la suite de Zorn est belle en elle-même. Elle est bien loin de l’être et cette ambition semble n’avoir jamais figuré au cahier des charges. Zorn a refusé toute approche mélancolique ou larmoyante. L'adagio tire-larmes n'est pas au programme. En illustrant un sacrilège qui voue ses auteurs à la damnation, il dépeint moins la détresse des victimes (et convoque moins leur mémoire) que le nihilisme des criminels. C’est donc l’effroi qui domine. Le fracas. Le bruit dans ce qu'il de plus brut. La haine aussi aveugle qu’absolue. Et la peur, traduisant ces instants suspendus où l’on prête l’oreille aux échos d’une tempête, en se demandant si elle est sur le point de s’éteindre ou si elle s’apprête à déferler à nouveau après avoir rassemblé ses forces. Kristallnacht a beau déverser sur nous des torrents de laideur ; l’œuvre n’en reste pas moins majeure. Et art, au sens le plus puissant du terme. Elle a beau déployer une approche souvent anti-musicale, elle n’en est pas moins musique et réflexion sur le sens de la musique elle-même. Seul un génie comme Zorn pouvait nous laisser nous démerder avec ces paradoxes.


[NB - Kristallnacht est un album par ailleurs fondateur pour le label Tzadik. Il est en effet le premier volet de la collection RJC (Radical Jewish Culture) qui repense les racines des traditions musicales juives. En réussissant l'exploit de les renouveler, de les marier à quantité d'autres cultures musicales en fonction des interprètes diligentés. C'est donc aussi un point clé de l'histoire du label (et de la musique) qui se joue avec cette réédition en 1995.]


mercredi 8 novembre 2023

Julio Resende, fils de la révolution...


24 avril 1974. 22h25. Le journaliste lisboète João Paulo Diniz diffuse sur les ondes de Rádio Emissores Associados la chanson E Além do Adeus. Une bluette pas économe en arrangements (déjà ringards à l’époque) dans la veine de ce que la variété portugaise se plaisait à produire dans les 70’s pour attendrir les cœurs d’artichaut des familles lusitaniennes lisses et propres sur elles. C’est d’ailleurs cette chanson qui fut présentée le 6 avril par le Portugal et le chanteur Paulo de Carvalho pour le concours de l’eurovision 74. Et ce n'est pas un hasard tant cette mélodie semble taillée pour le sommet de mauvais goût que constitue cette navrante cérémonie.

25 avril 1974. 2 heures plus tard. La radio catholique Renascença diffuse quant à elle une chanson bien plus offensive, et du reste interdite par un pouvoir Salazariste à bout de souffle : Grandôla Vila Morena de l’auteur-compositeur contestataire Jose Afonso.

Ce sont ces deux chansons qui lancent les opérations militaires qui renverseront en quelques heures à peine (et sans grande effusion de sang) la dictature portugaise, vieille de plus de 40 ans, et dirigée alors par Marcelo Caetano, cacique isolé et remplaçant de circonstance du tutélaire Salazar à la suite de son accident vasculaire cérébral. La première chanson indiquait aux troupes du MFA qu’elles devaient se tenir prêtes à intervenir. La seconde les enjoignait à prendre possession des principaux points stratégiques du pays. L'histoire, après de sombres hoquets, se remettait en marche. Et la vie...

Que le début de la Revolução dos Cravos ait commencé de la sorte, c’est à dire en chansons, ne doit pas surprendre. Parmi tous les pays d’Europe, le Portugal est sans doute le seul à avoir établi un lien aussi étroit entre l’existence, le quotidien, les choses de la vie en somme, et la musique. Et pourquoi pas l'Histoire ? Le fado lui-même est le fruit de ce lien si particulier que l’on ne rencontre habituellement que dans les régions de l'hémisphère sud. Et c’est en partie comme cela qu’il faut l’entreprendre. Le comprendre. Et en faire l'expérience.

Au-delà de cette anecdote historique, ironique à certains égards et traduisant une certaine malice - si l’on prend en considération les thèmes abordés par ces deux chansons, la première actant la fin d’une relation amoureuse, la seconde dont le rythme martial exalte la perspective d’un soulèvement populaire - la révolution portugaise, elle aussi, été mise en musique. Et même au-delà du Portugal si l’on pense à la chanson de Chico Buarque, Tanto Mar. Grandôla Vila Morena, quant à elle, obtiendra une forme de postérité artistique (au contraire de la chanson eurovisionnée qui se contentera d'appartenir sans mérite particulier à l'Histoire tout court). Réinterprétée par Amalia Rodrigues (pourtant soupçonnée de complaisance avec le pouvoir salazariste) et même revisitée par Charlie Haden en 82 dans le cadre des sessions de l’album Ballad of the fallen, elle est le symbole par excellence du bouleversement démocratique connu par le Portugal en 74 ; bouleversement qui dépassera les simples frontières du pays en ce sens qu’il sera aussi le point de départ de la décolonisation portugaise, avec les indépendances successives de la Guinée-Bissau, du Cap-Vert, de Sao-Tomé et Principe, de l’Angola… et de Cabinda (dont la joie sera de courte durée puisque la région est encore aujourd’hui occupée par l’Angola voisin). 


L’histoire n’est pas cyclique ; c’est une mauvaise vue de l’esprit. Une flemmardise intellectuelle. En revanche, notre manière de nous replonger en elle l’est complètement. Tout comme notre besoin de relire les traditions à l’aune de la modernité. Il y a une filiation entre Amalia Rodrigues et un tas de musiciens contemporains portugais par exemple. Appelez cela transmission ou tradition, ce lien est  indéfectible, autant que peut l’être une langue commune qui, en dépit de toutes ses altérations, stratifie la matière d’une histoire partagée (et étonnamment linéaire). Au sein du courant jazz, un jeune pianiste portugais incarne cette filiation directe mieux que quiconque. En 2013, il consacrait d’ailleurs un album à la mémoire d’Amalia Rodrigues. En 2020, il établissait le fado jazz en tant que concept à part entière. Et il vient tout juste de sortir sur le label ACT un disque célébrant l’héritage de la Révolution des œillets : Sons of Revolution.

Quelle musique fait exactement Julio Resende ? Lui-même ne semble pas réellement le savoir. Le jazz est un terme par défaut qui sert aujourd’hui à qualifier des musiques partageant plus de différences que de similitudes. Nous l'employons faute de mieux. Resende fait-il du jazz ou du fado ? Il confesse lui-même, avec une grande lucidité, ne pas souhaiter perdre de temps à s’appesantir sur une interrogation qui serait de nature, peut-être, à brider ses intentions. Et cela s’entend certainement dans sa musique qui alterne avec un confondant natutrel les architectures propres à l’improvisation comme les mélodies simples, que l’on déclinerait comme on pourrait le faire dans le cadre de chansons populaires. Cela s’entend dans Sons of Revolution qui déploie des intentions affirmées se situant bien au-delà de toute codification. 

L'album de Resende commence par la courte composition Portugal celebrates with red flowers (en référence aux œillets bien entendu). Ce sont dès les premières notes des images qui vous assaillent. Des visages, des souvenirs de visages et des figures plus nettes d’héritiers et d’héritières. Une nuée d'âmes et d'aspirations. Au-delà des questions formelles, n’est-ce pas le propre des grandes réussites musicales que de fabriquer pour vous des images mentales ? Idem avec Mr Fado Goes to Africa for the first time qui réalise une prouesse de synthèse ; ce que Resende est lui-même, en sa qualité de rejeton d’un père originaire d'Angola et d’une mère portugaise. Fado Poinciana for Ahmad Jamal en est une autre, dans un genre complètement différent. Ainsi se succèdent les idées d'un pianiste qui, en revisitant l'histoire de son pays, s'approprie les traditions, les formes et les couleurs.

Peut-être faut-il en conclusion parler de ce qui semble un clin d’œil à l’histoire en clôture de cette splendeur de disque ; accessoirement la seule chanson de l’ensemble, A casa dela Her house, interprétée par Salvador Sobral, celui-là même qui remporta pour le Portugal le concours de l’Eurovision en 2017 (avec une chanson correcte et intimiste, ce qui n’est pas un mince exploit). Les deux hommes n'en sont pas à leur première collaboration. Cabral chantait déjà sur un des projets de Resende : Alexander Search, ainsi nommé d’après l’un des hétéronymes de Fernando Pessoa. On pourrait de la sorte légitimer la présence de Cabral comme la suite d'une camaraderie artistique qui ne date pas d'hier. D'un autre côté, comment ne pas y voir un rappel de l’histoire, un retour subtil à cette heure fatidique où les premières mesures dégoulinantes de sirop d’E Além do Adeus résonnèrent dans le poste de ceux qui se tenaient prêts à renverser la léthargie de l’Histoire.

L’histoire n’est pas cyclique, écrivions-nous. Contrairement à notre manière de nous replonger en elle…




mardi 7 novembre 2023

Sam Rivers et les fidèles - Montreux 73


On peut lire l'histoire du jazz comme une histoire de foi. Et ce n'est pas une lecture qui incitera à l'optimisme car cette foi est en voie de disparition. Les affiches des festivals de jazz sont un bon indicateur de cette déperdition. Une comparaison (par exemple) entre les affiches du festival de Montreux d'aujourd'hui et d'il y a pile 50 ans est éclairante à cet égard. Cet été, il fallait frénétiquement fouiller dans la programmation pour y trouver un artiste de jazz digne de ce nom. Le grand Pat Metheny semblait la caution volontaire de ce triste marasme. 50 ans plus tôt, en 1973, le festival de Montreux en était à sa 7ème édition. 7 éditions, c'est assez pour se faire un nom mais c'est bien entendu trop peu pour perdre la foi. Si les 3 premières journées du festival brassaient large,  en convoquant des bluesmen (et même le groupe Canned Heat) ou en consacrant une (belle) soirée aux grandes figures de la scène New-Orleans (Dr John, Professor Longhair, les Meters...) - ce qui est tout de même loin d'être dégueu - les journées suivantes offraient un magnifique terrain d'expression pour des musiciens représentant toutes les facettes du jazz : entre le collectif Magog, Barney Kessel, Bobby Hutcherson, Dexter Gordon, Cannonball Adderley, Gene Ammons, Ronnie Foster, Gato Barbieri, Pharoah Sanders, Michael White...

Ce qui est remarquable dans cette programmation, c'est qu'elle semblait alors échapper aux tendances mêmes du jazz. Alors que l'année 73 est l'année du jazz-fusion, avec l'émergence du Return to Forever de Corea ou la parution retentissante du second album du Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin (Birds of Fire), il n'y a guère que Magog pour représenter le courant. Et ce, en dépit de toutes considérations purement commerciales voire financières. L'édition 73 revendique ainsi sa liberté et sa mise au service d'une musique qui, dans sa forme la plus pure, a encore énormément à dire. Il serait fastidieux de dresser de rébarbatifs comparatifs mais cette même édition a aussi son héritage discographique. Le concert de Gato nous a donné à l'excellent El Pampero (que j'ai d'ailleurs évoqué il y a peu de temps ici). Les performances de Bobby Hutcherson, de la chanteuse Marlena Shaw, de Magog, de Gene Ammons (en compagnie de Hampton Hawes, Cannonball Adderley, Dexter Gordon ou encore Kenny Clarke) ont (entre autres) elles aussi été publiées. Et méritent plus qu'une écoute attentive. 

De cette orgie discographique (constituée à travers le temps au gré de publications plus ou moins tardives) se distingue une galette en particulier, très emblématique de la foi qui animait les organisateurs et programmateurs du festival. Publié chez Impulse, Streams est le témoignage non exhaustif de la fantastique performance donnée par le saxophoniste Sam Rivers en trio le 6 juillet 1973. Peut-être faut-il dire quelques mots de Sam Rivers. Bien qu'il soit l'un des musiciens les plus aventureux des années 70, Rivers a toujours eu des difficultés à imposer sa voix. Après 4 albums de grande qualité, la maison Blue Note le laisse par exemple choir en 67 sans aucun scrupules. Plus grave pour lui et sa carrière, Rivers passe à un cheveu d'intégrer le second grand quintet de Miles. Il paye son excès de liberté vis-à-vis d'un musicien qui goûte peu les approches free. Le trompettiste lui préfère finalement (et assez logiquement) Wayne Shorter. Mais la pilule est sans doute amère. Entre 67 et 73, Sam Rivers ne décroche aucune session studio. Et ne dispose d'aucun contrat. D'aucuns jetteraient l'éponge. Rivers continue de camper au milieu du ring, en montant avec son épouse un véritable pôle créatif, le studio Rivbea. Une persévérance qui paye enfin et attise la curiosité du label Impulse qui lui propose enfin un contrat après 5 grosses années de carence. Ce n'est pas suffisant pour lui ouvrir les portes des studios (cela viendra) mais ça l'est pour inciter le label à enregistrer le musicien in situ. Le 6 juillet 73 donc, au festival de Montreux, pour ce qui constitue un exercice de liberté totale.


On ne sait ce qui a incité les programmateurs du festival de Montreux à inviter Rivers. Comme on l'a dit, Rivers n'a aucune actualité chaude en 73. Il faut avoir trainé ses guêtres à Manhattan (dans le quartier de NoHo) pour avoir eu vent de la nature de son évolution musicale. Montreux avait peut-être des relations avec le label Impulse! Quoi qu'il en soit, l'invitation est maintenue, en dépit des modes, en dépit des critères qui peuvent constituer l'événement clé d'un festival d'été (même de jazz).  En anglais, Streams qualifie le courant d'un cours d'eau. Le terme est de fait l'illustration générique parfaite pour illustrer les 50 minutes de musique de ce live incandescent, de ce lumineux postulat de liberté et d'improvisation continue. Le courant free peut sembler abscons à un grand nombre d'auditeurs. Il le fut parfois...souvent. Pour l'auteur de ces lignes également. Mais la musique de Rivers, en ce jour de juillet 73, est tout sauf absconse. Elle peut-être agitée de remous, elle peut bouillonner ici, et couler là, mais elle déroule toujours avec fluidité ses intentions. Sans borborygmes, ni vaine agitation, elle conjugue le rapport qu'entretient Sam Rivers avec son africanité, celui qu'il noue avec tous les musiciens qui l'ont précédé (le musicien a un solide passé de bopper), mais aussi de réels accents lyriques par moments (faisant alors oublier la totale liberté qui unit l'ensemble), sans doute hérités d'une connaissance fine des modes, de la musique classique et contemporaine. Toutes ces inclinaisons se succèdent les unes aux autres, s'enchevêtrent parfois, dialoguent même, sans se confronter jamais. Dans cette musique, tout est associé, les musiciens comme les directions entreprises, tout est unité.

Il en fallait de la foi pour proposer à Rivers de s'approprier la Maison des Congrès de Montreux. Pour oublier les modes, lever le nez des soucis de rendement, qui devaient forcément étreindre les responsables du festival. Mais c'est l'une caractéristiques de la foi que de vous inciter à croire qu'elle constitue en elle-même une récompense. Surtout quand - ce devait être le cas à l'époque avec le soutien du label Impulse! - on devine que l'on pourra écrire un morceau d'histoire en garnissant ses glorieuses archives. Du reste, cette foi semblait à l'époque partagée par les spectateurs, visiblement enthousiasmés par l'engagement total du trio. La conception que Rivers avait de la musique free dégageait une chaleur et une intention de proximité que l'auditeur ne pouvait ignorer. Auditeur qui, en l'espèce, n'avait nul besoin d'être un mélomane averti ou un expert de l'exégèse free. Aussi intransigeante que soit la musique de Rivers ; c'est là l'un de ses grandes paradoxes. Tout au bout de cette petite heure de grande musique et d'expression commune de foi, on ne peut que regarder devant soi et se demander s'il y a encore de la place en 2023 pour tous ceux qui veulent continuer d'y croire. A l'heure où j'écris ces lignes, force est de constater que cette foi, peu à peu, s'éteint... Ce puissant témoignage est là pour nous inviter à la renouveler. Pour nous convaincre d'oublier quelques instants les modes, les tendances et les événements parfois factices créés par l'actualité médiatico-discographique... A retrouver le goût de l'aventure en musique, en somme...


mardi 31 octobre 2023

Naima : l'amour à la croisée des chemins...


Il est une règle en art : tout ce qui a un début et une fin se doit de soigner son début comme sa fin. La formule est un poil pataude et répétitive mais elle n'en est pas moins vraie. Vraie en littérature bien entendu. Qui ne se souvient pas des premiers mots de L'Etranger ou de La Recherche du Temps perdu ? Des dernières pages de Lolita de Nabokov ? C'est aussi vrai en musique. Enlevez à la 5e symphonie de Beethoven ses premières notes et rien ne serait tout à fait pareil. Cette symphonie resterait un chef-d'œuvre intemporel mais il lui manquerait clairement quelque chose, non ? Même chose en ce qui concerne l'ouverture puissamment tragique de Don Giovanni qui plonge d'emblée l'auditeur dans une des œuvres les plus obscures, métaphysiques et révolutionnaires de l'époque. Et la 9e de Mahler, imaginez la privée de sa fin déchirante, et de cette note en apparence interminable qui s'éteint comme la flamme d'une bougie s'étant totalement consommée. Je n'en dis pas plus. On a compris l'idée.

Les musiques populaires ont réglé ce problème en décidant de le négliger. Les groupes de rock ne s'embarrassent pas avec cette question. Une seule note pour finir, rabâchée jusqu'à la nausée, et du bordel ambiant aménagé par un batteur martelant à l'aveugle ses futs et ses cymbales, et des guitaristes grattant le même accord débilitant. Fin. Et je ne parle pas de cette astuce pour flemmard qui a permis, en studio, via le mixage, de baisser progressivement le son jusqu'à extinction totale.

Pourtant, soigner sa fin ne requiert pas nécessairement de longues réflexions. Le style suffit. L'une des plus belles compositions de John Coltrane, Naima, ne déploie pas des trésors d'inventivité pour atteindre son dénouement. Il est même d'une déroutante simplicité (tranchant avec la complexité de la composition elle-même). Il s'agit d'une simple montée de gamme. Je n'ai pas réellement de mots pour la décrire. Tout tient sur le son de sax de Trane si particulier, son savoir-faire en matière de placement, l'intelligence de ses choix lorsqu'il s'agit de déterminer la ponctuation adaptée. Cette fin est objectivement une merveille ; le morceau tout entier est une splendeur. Et cela tient aussi à son histoire particulière.

Dédiée à la première épouse de Trane, Juanita Naima Grubbs, la première version de morceau est enregistré en studio en décembre 59 (et figure sur l'album Giant Steps). Cette période clé de la carrière du saxophoniste est l'aboutissement d'un changement radical de vie. En 57, le premier grand quintet de Miles se sépare. La séparation n'est pas nécessairement désirée mais elle est inévitable dans la mesure où la dépendance de Trane vis-à-vis de l'héroïne l'empêche de donner la pleine mesure de son talent (pour dire la chose pudiquement). Ce n'est pas une première pour lui. La came lui avait déjà posé de problèmes au début des années 50 lorsqu'il était pensionnaire d'un groupe de Gillespie, l'avait déjà privé d'engagements divers. A ce stade de sa carrière et de son existence, Trane n'a plus 200 alternatives : soit il en finit avec ses pulsions autodestructrices, soit il rejoindra la longue liste des génies bousillés par l'héroïne. L'amour conjoint de la musique et de Naima vont l'aider à faire les bons choix. Coltrane rentre à Philadelphie, s'enferme dans sa piaule et entreprend de se sevrer seul. Avec l'aide de son épouse qui veillera sur lui. En dépit du calvaire physique qui est le sien, Trane remporte la bataille et fait l'expérience d'une lumineuse épiphanie. Le reste appartient à l'histoire : Trane s'éveille spirituellement et révolutionne le jazz en profondeur. De retour à New-York, il joue avec Monk ; expérience proprement libératrice. Il participe ensuite à l'enregistrement de Kind of Blue, une première révolution alors même qu'il prépare lui-même la seconde avec l'enregistrement de Giant Steps. En 61, il signe avec le label Impulse qui lui offre une liberté absolue. Un sevrage, une épiphanie et une vie désormais entièrement consacrée à la musique : la face du jazz en sort bouleversée et ce, dans tous les sens du terme.

Si Naima est une chanson d'amour (certes sans paroles), elle n'a absolument rien d'une inoffensive bluette. Son thème n'est pas heureux ; loin s'en faut. La note d'entrée est certes de toute beauté mais elle établit aussi d'emblée une ambivalence entre la puissance du sentiment amoureux et son expression même au sein de ce qui constitue une épreuve (en l'occurrence un traumatisme). C'est le triste postulat d'une reconnaissance. Non pas de celui qui aime, mais de celui qui a conscience d'avoir été aimé comme nous le sommes rarement. Coltrane a toujours évoqué ses difficultés sur la bonne manière de clore ses solos. On raconte qu'il s'en ouvrit à Miles qui lui rétorqua, dans son style de gros bourru bien caractéristique : "Commence par retirer ce sax de ta bouche..." Pourtant, cette première version de Naima ne dure que 4 petites minutes et 20 secondes. Dans cette temporalité, il faut plus d'une minute à Trane et aux musiciens de son quartet pour exposer toute la beauté du thème. S'ensuivent quelques mesures pour mettre en lumière la délicatesse de Wynton Kelly au piano, adepte de la note juste, parfaitement en accord avec l'étrangeté du thème et l'inquiétude qui le sous-tend. Nous en sommes à un peu de 3 minutes de jeu quand Trane reprend la parole... Ou sa complainte, plutôt, privilégiant les phrases longues (mais jamais trainantes). Un solo ? Non, Trane répète encore et encore les dernières mesures du thème, avant d'entreprendre cette fameuse montée de gamme qui constitue l'éclaircie finale d'un morceau qui en peu de temps, peu d'effets, nous a fait passer par tous les états. Démonstration faite que le génie savait désormais quoi dire et comment le dire, avec les mots les mieux choisis.

Naima est une composition dont les échos ne finissent jamais. C'est sans doute ce qui a incité Trane à la jouer durant tout le reste de sa carrière. Je renonce à faire le compte des versions qu'il nous a données. D'autant plus qu'aucune des versions ultérieures n'a la même force que celle qu'il a enregistrée en décembre 59. Ni celle, pourtant magnifique, enregistrée au Village Vanguard en novembre 61 avec le soutien de Dolphy, sur laquelle Trane joue trop peu et dont la fin manque de puissance. Encore moins celle de 66, également enregistrée au Village Vanguard, massacrée par les élans free du musicien. Les plus récentes sont celles, enregistrées en 64 et parues en 2019, dans le cadre de l'enregistrement de la bande originale du film canadien Le Chat dans le sac. Deux prises intéressantes, qui finissent de manière quelque peu similaire à la version-mère, mais qui ne la surpassent toujours pas. Trane était un musicien à 3 faces : un infatigable défricheur bien sûr mais aussi un musicien qui aimait trouver de nouvelles manières de jouer ses morceaux fétiches. Et il pouvait les jouer inlassablement. Il était aussi, parfois, un musicien de l'urgence. Un artiste total qui, lorsqu'il ressentait le besoin de s'exprimer avec force, le faisait de la manière la plus juste possible. C'est ce qui rend les premières version de Love Supreme, d'Alabama et donc de Naima...indépassables, insurpassables. 


jeudi 26 octobre 2023

50 ans de chasseurs de têtes...


La carrière de Herbie Hancock est un incessant mouvement de balancier qui penche tantôt du côté du corps, tantôt du côté de l’esprit. Pour autant, ce serait une erreur de considérer sa carrière comme une succession d’alternance binaire. Quand le corps de Hancock s’exprime, l’esprit continue à s’exprimer et vice-versa. Quand l’un domine l’autre, il ne le réduit jamais totalement au silence pour le dire autrement. Les questionnements du pianiste entre 1971 et 1973 illustrent toutefois ce qui est alors un conflit intérieur manifeste ; un conflit qui, une fois résolu, rendra du reste bien plus harmonieux les mouvements de balancier suivants qui continueront à rythmer ses différentes phases créatives, entre escapades hip-hop, création du V.S.O.P. ou copieuse relecture du songbook gershwinien. 

Au début des années 70, Hancock – comme un paquet de jazzmen – éprouve une fascination à l’égard du bond technologique qui chamboule la création musicale. Les instruments électroniques sont en train de changer la face de la musique et de faire bifurquer le cours de son histoire. En 70, Miles a sorti Bitches Brew et les innovateurs se demandent à peu près tous ce qu’ils pourront bien faire après un truc pareil. Hancock, comme les autres. La réponse de Hancock est un triptyque : 2 albums enregistrés pour le label Atlantic (Mwandishi en 71 et Crossings en 72), une oeuvre volcanique et complexe qui inaugure son tout nouveau contrat signé avec CBS (Sextant en 73). 3 disques expérimentaux, puissamment spirituels mais aussi rêches parfois, il faut bien le dire, comme le sont souvent les œuvres cérébrales. Ce qu’en dit Hancock dans son autobiographie (Possibilities, parue en 2015) ne fait que confirmer mon propos : « Je considère l’expérience Mwandishi comme un groupe R&D. Il s’agissait avant tout de défricher, d’expérimenter, de révéler l’inconnu, de voir ce que personne n’avait vu, d’entendre ce qui n’était pas entendu. Parfois, nous partagions une telle compréhension, une telle empathie sur scène, que tout semblait vraiment spirituel. Mais lorsque nous n’étions pas connectés, l’expérience devenait désagréable et ce que nous jouions ne sonnait que comme du bruit pur et simple, même de notre point de vue… »

En 73, à la croisée des chemins, Hancock s’interroge sur la direction à privilégier. Il vient tout juste de découvrir le bouddhisme, sur les conseils de Buster Williams, le bassiste du Mwandishi. C’est en contemplant son Gohonzon (parchemin et objet de dévotion) et en psalmodiant que le déclic survient : « Tout d’un coup, je me suis vu assis avec le groupe de Sly Stone. J’ai adoré cette vision. Mais l’image a évolué et ce n’était plus que moi et mon propre groupe, en train de jouer tous ces trucs funky. Sly Stone jouait avec moi. Et j’avais cette sensation d’étrangeté et d’inconfort. Je devinais que cet inconfort n’était que l’expression de ce snobisme jazz qui situait le funk au plus bas niveau de la chaine alimentaire. Je me suis alors posé cette simple question : est-ce qu’il y a quelque chose de mal dans le fait de jouer du funk ? Non. Etait-ce plus grave de jouer du funk avec mon groupe plutôt qu’avec celui d’un autre ? Non. Alors, pourquoi est-ce qu'une petite voix dans ma tête refusait l’idée ? Dans ma vie, j’avais écouté beaucoup de funk, dont Sly Stone. Et le funk avait un lien évident avec le jazz, et avec l’expérience noire dans son ensemble. J’ai dû faire face à mes propres préjugés et j’ai dû les vaincre. Et c’est à ce moment à que j’ai décidé de commencer à jouer du funk. »

De son côté, Miles ressent lui aussi le besoin de s’inscrire dans le sillon creusé par la musique de Sly Stone. Mais, contrairement au processus créatif qui avait abouti à la sortie de Bitches Brew, Miles ne sera pas le premier à dégainer. Peut-être par excès d'ambition, parce qu'il ne consentit pas à arrêter de faire tourner ses méninges et à s'empêcher de rêver de produire la synthèse artistique afro-américaine ultime. L’ancien pensionnaire de son quintet le devancera. Avec l’intuition et les tripes comme seuls guides. Ce chamboule-tout, née d’une épiphanie, est fulgurant. Hancock commence par repenser son groupe. De l’ancien Mwandishi band, seul le saxophoniste et flutiste Bennie Maupin survit. Il engage le bassiste Paul Jackson (jeune prodige de 26 ans à l’époque), le batteur Harvey Mason et le percussionniste Bill Summers. Les Head Hunters sont nés. Quelques semaines plus tard, en septembre 73, ce nouveau groupe se retrouve à San Francisco. La sortie de l’album survient le 26 octobre 1973. L’intuition avait du bon : avec l’album Head Hunters, Hancock fait exploser sa notoriété auprès d’un public beaucoup plus large en récoltant des ventes plus qu’inhabituelles pour un jazzman (ceci est un euphémisme). Accessoirement, cette maturation lui donnera, comme on l'a dit, de précieuses clés pour le reste de sa longue carrière.


Head Hunters a 50 ans aujourd’hui même. Que reste-t-il de ce groupe qui a de fait complètement brisé les codes ? Un style pour commencer. Ça n’a l’air de rien mais il suffit de se plonger dans les archives photographiques de cette époque bénie et de contempler béat les merveilleux accoutrements de ces cinq là. Un son, bien entendu, ensuite : entre le Fender Rhodes magique de Hancock, la frappe si particulière de Mason, les extravagances de Bill Summers (allant jusqu’à souffler dans des bouteilles de bière pour lancer une toute nouvelle version de Watermelon Man) et les lignes de Paul Jackson, plus improbables les unes que les autres, sans cesse agrémentées de variations. La réussite de ce disque qui, 50 ans plus tard, n’a presque pas pris une ride (en dépit du fait qu’il soit totalement imprégné de son époque), c’est celle d’un casting – et ce n’est sans doute pas un hasard si les Headhunters existent toujours aujourd’hui. Car là où le corps de Hancock s’exprime, les neurones continuent à s’activer en sourdine. Herbie pensait peut-être engager des musiciens de funk (Bennie Maupin mis à part), il se retrouva bel et bien avec d’authentiques jazzmen, adeptes du dialogue permanent. Un élément sensible sur le titre-hommage Sly, débridé et multidirectionnel, et sur la composition phare de ce disque, Chameleon, dont l’inattendue variation est intemporelle et sans doute constitutive des codes du genre.

Comme je l’ai dit plus haut, si les Headhunters ont été assemblés par Hancock, ils vont aussi vivre leur vie propre. 3 albums avec Hancock suivront : le splendide Thrust en 74 (qu’il m’arrive de trouver meilleur que le premier opus), Man-Child en 75 (plus inégal), sans oublier, entre ces deux albums studio un live incandescent (Flood) qui fut commercialisé dans un premier temps sur le territoire japonais exclusivement. En 75, le groupe enregistrera aussi un album sans Hancock, mais avec quelques invités (les Pointer Sisters sur l’indépassable God Make me funky). C’est ainsi le petit pied de nez de l’histoire ; en suivant les élans de son corps, Hancock en constitua un autre…qui parvint en fin de compte à bouger tout seul. 

N.B : Les Headhunters connaissent aujourd'hui une vague revival autour de Mike Clark (batteur qui remplaça Harvey Mason en 74) et de Bill Summers. Le fantastique Donald Harrison supplante Bennie Maupin. Ils ont sorti un album plus que valable en 2022, Speakers in the House...et sont actuellement en tournée. Ils seront même le 2 novembre prochain au New Morning. Ne ratez pas ces légendes !



mercredi 18 octobre 2023

Billy Mohler ou la science du rayonnement...


Après l'excellentissime Anatomy sorti l'an dernier, le contrebassiste Billy Mohler est de retour avec un 3e album en qualité de leader : Ultraviolet. Edité par le label indépendant Contagious, ce nouveau disque, tout comme le précédent ne sera pas distribué en France. Est-ce scandaleux ? Dans la mesure où Billy Mohler est (avec Clark Sommers) le contrebassiste le plus excitant et créatif du jazz actuel...ça l'est.

A travers l'histoire, on peut aisément se rendre compte que le jazz n'a pas été avare en matière de grands compositeurs contrebassistes. Mais à l'évidence, Billy Mohler a ce petit quelque chose en plus qui le place un poil au-dessus d'une grande partie la concurrence. Et c'est peut-être lié à la proximité particulière qu'a le musicien avec son instrument. Car Mohler en a sué pour obtenir le droit de devenir contrebassiste. Bassiste électrique en premier lieu (passé d'ailleurs par la pop (et parfois pas forcément la meilleure)), ancien ado ne rêvant que de surf et de skate, étudiant ensuite au Berklee College of music de Boston, le californien est passé à la contrebasse sur recommandation d'un de ses professeurs, Whit Brown. Recommandation plus facile à formuler qu'à mettre en pratique quand on ne dispose que d'un compte en banque balayé par tous les vents. Heureusement, certaines suggestions suscitent parfois des pulsions de mécène. Le même Whit Brown crut en tout cas suffisamment en Mohler pour l'aider à se payer un instrument, remboursé au fur et à mesure des gigs effectués par son élève.

L'autre élément qui différencie Mohler du tout venant, c'est sa manière de composer. Il livre lui-même les secrets de son approche - et elle ne surprend pas, à l'appui des écoutes multiples de ses compositions. Certains contrebassistes se déportent au piano pour composer ? Mohler se cramponne quant à lui à son instrument et compose le plus souvent à partir d'une ligne de basse. Plus ou moins alambiquée, plus ou moins percutante. Et c'est cohérent ; les meilleures architectes pensent d'abord les fondations avant les jolies moulures destinées à agrémenter les faux plafonds. Oui, cela s'entend, sur quasiment tous les morceaux d'Ultraviolet. Sur le titre éponyme, avec sa ligne très pop (dans le bon sens du terme), socle circulaire d'une composition qui nous évoque quasi instantanément le souvenir de Wayne Shorter. Sur Evolution, et son ouverture oscillant entre posture bop et accord à la Garrison. Sur Aberdeen qui justifie la pertinence de cette approche en nous permettant de saisir les mécanismes organiques du travail de composition de Mohler tout en mettant parfaitement en lumière le lien étroit entre architecture rythmique et atmosphère.

Accompagné d'un quartet à l'unisson (intégrant le batteur Nate Wood, l'excellent Shane Endsley à la trompette et Chris Speed au sax) Mohler fait tout ce qu'il peut pour faire galoper son imagination. Il serait grand temps que, de ce côté-ci de l'Atlantique, nous galopions à notre tour pour lui faire un peu de place au sein d'un marché trop frileux.


N.B. Les productions de Billy Mohler ne sont certes pas disponibles sur les canaux de distribution européen. Il reste toutefois possible de faire figurer ses galettes dans nos collections via le Bandcamp de l'artiste.


mardi 17 octobre 2023

Barney Kessel et le trio des élus


Une légende circule sur ce qui a mené Barney Kessel vers la pratique de la guitare. Muskogee, ville moyenne de l'Oklahoma pour décor : rejeton d'une famille juive-hongroise, Kessel a 12 ans et s'est dégoté un petit job qui fleure bon la nostalgie (cinématographique) de l'Amérique éternelle : livreur de journaux. Nous ne sommes pas dans un scénar de Spielberg - et pourtant, il doit nécessairement y avoir des cimetières indiens dans les environs de Muskogee... Toute l'histoire de la ville est liée à celle des Native Americans. So... Quoiqu'il en soit, c'est au hasard de ses déambulations en ville que Kessel conçoit le projet de s'acheter sa première guitare. L'instrument se place en travers de son chemin et l'appelle depuis un vitrine. Il en aime la forme. Et cela na va pas plus loin. Le jeune Barney dépense ses économies et tente d'apprivoiser son nouveau jouet. Ainsi commence l'histoire de l'un des plus grands guitaristes de l'histoire de jazz : par un de ces Why not ? intérieurs qui font in fine bifurquer les existences. Par une lubie d'enfant. Nous sommes au milieu des années 30 et le gamin, autodidacte de nature, et dont le cursus musical n'excèdera jamais plus de 3 pauvres mois de leçons particulières, n'est pas encore celui qui, une décennie plus tard, offrira ses services à Charlie Barnet, Artie Shaw, Charlie Parker ou Oscar Peterson. Et, qui trustera, des années durant, la première place du prestigieux classement annuel des meilleurs guitaristes de jazz édités par le non moins prestigieux magazine Downbeat.

La carrière de Barney Kessel est impossible à résumer. Le tourbillon son talent a virevolté pendant 4 grosses décennies avant qu'une santé fragile ne contraigne le guitariste à poser l'instrument sur son trépied. Il serait tout aussi difficile de recenser l'ensemble de ses phases, des expériences menées à travers le temps. Les génies ne peuvent être résumés - au risque de nous répéter. C'est la raison pour laquelle il est toujours préférable de focaliser l'attention sur une période ou sur une formation particulière. Parmi ces dernières, comment ne pas évoquer le trio baptisé The Poll Winners ; nom de circonstance, trouvé dans on ne sait quelles conditions, pour célébrer la réunion créative de 3 musiciens qui régnaient sans partage, chacun dans leur catégorie, sur le fameux classement Downbeat. Kessel donc, le batteur Shelly Manne et le contrebassiste Ray Brown. Ces trois-là vont enregistrer 4 albums à la fin de la décennie 50 qui constituent autant de pièces d'orfèvre du label Contemporary : The Poll Winners (1957), The Poll Winners ride again (1958), Poll Winners Three! (1960), Exploring the scene (1960). 

Deux éléments frappent d'entrée à l'écoute de ce trio : le son en premier lieu (incroyable de précision et de netteté), valorisant chaque voix du trio ; la fluidité des interprétations en second lieu. Logique, pourrait-on penser, ou à tout le moins attendu, de la part de musiciens aussi doués. Encore faut-il se comprendre, ce qui ne va pas nécessairement de soi. La première session, datant de mars 57, atteste de cette compréhension immédiate et d'envies manifestement communes. Et ce, dès la première note du premier titre gravé : une version du Jordu de Duke Jordan, sorte de talisman pour west-coasters. On pourrait penser frôler l'easy listening. Et certes, les trois musiciens conjuguent leurs efforts pour donner une impression de facilité (comme il leur arrive, il faut bien l'avouer, de tomber dans certaines...) Mais il serait bien dommage de ne pas prêter attention à la finesse de leurs interactions. Be Deedle Dee Do, qui ouvre le deuxième album du trio, blues composé par Kessel est un modèle de ce que ce trio peut produire comme magie. La capacité de ces trois-là quand il s'agit de dévoiler la richesse de leur palette de couleurs, la profusion et la cohérence de leurs dialogues, donnent à leur musique des allures de peintures impressionnistes. Crisis, deuxième de leur 3e album, se situe encore à un autre niveau d'excellence. Le jeu de Kessel est alors à son sommet, Ray Brown et Shelly Manne s'entendent comme deux larrons en foire. Manne, puisqu'on en parle, ne manque aucune occasion de colorer les inflexions de ses partenaires. Cette composition de Kessel est un point d'orgue de l'histoire du trio. Tout comme Three! qui est à mon humble avis son meilleur effort.

Après 1960, chaque membre du trio vole de ses propres ailes. Kessel tirera partie d'à peu près tout - et saura efficacement cachetonner. On le retrouve par exemple sur le Beat goes on de Sonny & Cher (une anecdote liée à l'enregistrement nous raconte qu'il se serait exclamé en pleine session d'enregistrement : "On n'a jamais payé des gens aussi chers pour jouer aussi peu"), derrière les premières notes (sur une Mando 12 cordes) du Wouldn't it be nice des Beach Boys... En 75, les Poll Winners se réuniront une dernière fois. Le monde du jazz n'a alors plus rien à voir avec ce qu'il était 15 ans plus tôt. Et le trio, sans chercher à faire dans le modernisme artificel, parvient à montrer qu'il peut moduler son approche. Avec subtilité, comme sur One foot off the curb qui clôt l'album dans une atmosphère de groove incandescente. A l'image, en fin de compte, de ce trio aussi joueur que télépathe...


N.B. Nous commémorons aujourd'hui le centenaire de la naissance de Barney Kessel. Comme je l'ai mentionné plus haut, le guitariste a connu une fin d'existence compliquée. En 1992, c'est un AVC qui le contraint à réduire considérablement son activité. Ce qui, bien sûr, impliquera de sérieux problèmes financiers. En 2004, il meurt des suites d'une tumeur cérébrale. Barney Kessel avait 80 ans. 

jeudi 12 octobre 2023

Gato Barbieri et le chant du gaugho


Hier, j'ai vu passer une petite vidéo sur twitter. Un court extrait de la performance donnée par Gato Barbieri en 71 à Montreux, dans une formule sextet au sein de laquelle on retrouvait, il n'est pas inutile de le signaler, de bien joyeuses pointures : Lonnie Liston Smith au piano, Chuck Rainey à la basse, Bernard Purdie à la batterie et une paire de percussionnistes de rêve composée de Sonny Morgan et de Naná Vasconcelos. 

Cette vidéo m'a immédiatement fait penser à l'album live de Gato, découlant de ce concert (sorti en 73 sur le label Flying Dutchman), et qui porte le nom d'une composition de Gato jouée ce soir là : El Pampero. Bien évidemment, je me suis empressé de réécouter ces instants suspendus et saisis. Avec un plaisir que je ne prends pas la peine de dissimuler. Je vais dire quelques mots de cette captation vidéo parce qu'elle donne à voir et à entendre des parties qui n'ont pas pu, faute de place, être gravées sur microsillon. Une spirituelle introduction au morceau Brasil par exempleCette introduction, que je n'avais jamais entendue, donne une toute autre couleur à la reprise de ce standard désormais tristement éculé qu'est Brasil. Grâce au berimbau de Naná et à ses facéties notamment. Et bien sûr, grâce au sax chamanique de Gato. Mais aussi intéressante que soit cette introduction, et ma découverte de celle-ci, ce n'est pas Brasil que j'avais l'intention d'évoquer en commençant à écrire ce matin.

El Pampero (l'un des meilleurs live de Barbieri gravés sur microsillon au passage) comporte une autre reprise d'une chanson de légende. Non du répertoire populaire brésilien cette fois-ci, mais du grand répertoire argentin. Cette chanson-monument (ou presque) s'intitule El Arriero, soit, le muletier, si l'on opte pour une traduction littérale. A l'écoute de l'intégralité du texte de la chanson, certains préfèreront le terme gaucho. Ce n'est pas moi qui pourrais vous éclairer sur ce point ; je me bornerai à faire confiance à ceux qui maîtrisent les subtilités de l'espagnol. Cette traduction (ou cette interprétation) semble toutefois attestée par le film Horizontes de Pedra du cinéaste argentin Román Viñoly Barreto, dans lequel on entend non seulement jouer El Arriero mais dans lequel figure également son compositeur. Les images parlent d'elle-même.

Puisque nous parlons du compositeur d'El Arriero, peut-être serait-il bon de parler enfin de lui. Atahualpa Yupanqui est l'un des pères fondateurs de la chanson populaire moderne argentine. Poète, résistant absolu, guitariste délicat, il est en quelque sorte à l'Argentine - j'espère ne froisser personne - ce que Joao Gilberto est au Brésil. Une figure tutélaire. Un totem artistique auprès duquel chacun peut venir se recueillir. Un commun national. Sous nos latitudes, il eut aussi ses instants de reconnaissance. En France tout particulièrement, dans les années 50, lorsque Piaf l'invita à se produire à Paris et qu'il signa, quasiment dans la foulée, un contrat avec le label Le Chant du Monde.

Yupanqui n'est pas le seul signataire de ce monolithe de la chanson argentine qu'est El Arriero et il serait dommageable de ne pas mentionner l'apport de sa seconde épouse, la pianiste et compositrice française, Antoinette Paule Pépin-Fitzpatrick. Une partenaire de vie mais aussi de travail puisqu'ils composeront ensemble un paquet d'autres (excellentes) chansons à travers le temps. En dépit des vents contraires, administratifs pour commencer, puisque les deux épris furent contraints de s'unir en Uruguay, le divorce étant interdit en Argentine à l'époque. Juridiques, ensuite, puisqu'Antoinette ne signa jamais de chansons sous son patronyme mais sous un pseudonyme masculin : Pablo Del Cerro. Une concession au sexisme donc, faisant du reste figure de comble pour un musicien qui résista aux pires oppressions. A la censure, l'exil, l'extradition, l'enfermement et même à la torture sous le régime péroniste ; période sombre pendant laquelle on l'accusa, comme il en témoigna plus tard, "d'absolument tout et même parfois des crimes du lendemain". Il raconte aussi que des brutes du régime allèrent jusqu'à lui briser la main droite, manière bien nihiliste de réduire cet implacable résistant au silence. Ironie de l'histoire : ces infames tortionnaires ne savaient pas que Yupanqui était gaucher.  Une chance qui n'effaça pas les stigmates de cette époque barbare dans la mesure où l'index de la main droite de Yupanqui, selon son propre témoignage encore, ne s'en remit jamais complètement. Qu'à cela ne tienne, Don Ata comme on l'appelle aujourd'hui, a mis la postérité dans sa poche.

Yupanqui et Antoinette composent El Arriero en 1944. A l'époque, Juan Perón a bien entamé l'accession qui l'amènera au pouvoir en juin 46. Yupanqui bourlingue alors - une tradition argentine bien ancrée, dans un pays qui offre autant de contrastes - dans une région montagneuse du nord du pays (le Salta). Et il y croise, au détour d'un bivouac, un gaucho, menant un petit troupeau d'une vingtaine de vaches. La suite de l'histoire est impossible à comprendre pour un non hispanophone. On invite le muletier ou le gaucho à venir partager ce repas de fortune. Mais il ne peut s'arrêter en chemin. Telle est sa condition ; suivre les vaches en digérant son sort... Et pour appuyer son refus, il prononce ce dicton que je ne parviens pas à traduire et qui reste donc absolument abscons pour moi : Ajenas culpas pagando y ajenas vacas arreando’

"Le dicton m'est resté, raconte Yupanqui, et je l'ai immédiatement écrit sur du papier que j'avais dans mes sacoches. À partir de ces versets, j'ai commencé à démêler les autres : « Les chagrins et les vaches / suivent le même chemin / Les chagrins sont nôtres / les vaches sont étrangères ». C'est ainsi qu'est née la chanson « El arriero », alors que nous étions presque clandestinement en train de rôtir du gibier..." Les chagrins et les vaches suivent le même chemin... A partir d'une telle poésie, on peut certes aller loin. Et c'est très exactement cette profondeur de champ qu'atteint El Arriero. On devine sans peine ce qui a ainsi permis à cette chanson de s'incruster dans le patrimoine musical argentin. L'expression brute et pourtant douce d'une condition, qui l'est à l'évidence beaucoup moins dans un pays où les inégalités sont si puissantes. Et il n'est pas du tout surprenant qu'un autre grand artiste de gauche comme Barbieri se soit emparé avec tant de profondeur de ce monument. L'humanité naturelle du son si unique de son tenor, son aptitude reconnue à osciller entre approche purement mélodique et improvisations incantatoires, le respect que manifeste toujours Gato Barbieri pour le matériau qu'il emprunte ; tout concourt à faire de cette interprétation un sommet. Il n'est pas facile de retenir son émotion en l'entendant, en fin d'interprétation, reprendre une partie des vers de la chanson de Yupanqui et d'Antoinette, témoin d'une inspiration que l'histoire a tenu à conserver, apportée nonchalamment par un anonyme qui n'en est plus un - l'histoire a retenu aussi son nom ; l'arriero se nommait Antonio Fernandez - certes fourbu, mais aussi philosophe (non pas d'état mais de condition).

N.B. Gato Barbieri a également enregistré une version d'El Arriero en studio. On peut la retrouver sur l'album Fenix, enregistré en avril 71.