mercredi 22 novembre 2023

La (nouvelle) suite céleste de l'Atlantis Jazz Ensemble


 On ne saurait dire si le Canada a un « truc » particulier avec les collectifs de souffleurs mais le fait est que ce pays a fait ses preuves en la matière. L’un des porte-étendards de ce qui n’est pas loin d’être désormais une tradition (ça nous change des chanteurs de variète lourdingue) a longtemps été le SoulJazz Orchestra. Sur plus de 10 ans, ce sextet d’Ottawa a réussi à faire feu de tout bois : maniant les formes en toute décontraction, de la soul au funk, en passant par les musiques latines, le jazz et l’afrobeat. Avec de vraies réussites, y compris en termes de vente, en passant un cap de notoriété dès 2006 (peu avant la parution de leur second album Freedom No Go Die) avec l’édition du single Mista President, pépite afrobeat irrésistible qui a permis à leur réputation de voyager un peu partout dans le monde.

En 2013, deux membres du SoulJazz Orchestra décident toutefois de faire bande à part : le saxophoniste alto Zakari Frantz et le claviériste Pierre Chrétien. Le projet est simple : composer du matériau un peu plus exigeant – faisant la part belle aux architectures modales. L’Atlantis Jazz Ensemble était né. En 2016, le quintet sort Oceanic Suite. Une réussite totale qui fleure clairement les productions Blue Note (ou Milestone) du milieu des 60’s – début des 70’s. Les structures modales n’ont pas affecté la belle nostalgie qui caractérisait déjà fortement les productions du SoulJazz Orchestra. On aurait pu craindre un projet factice à cet égard. A trop renifler le parfum des idoles, on s’enivre parfois en perdant de vue la nécessité de continuer à créer et de parler avec sa propre voix. D’autres s’y sont laissés prendre. Les compositions raffinées de Chrétien, la qualité de solistes non seulement appliqués mais parfois habités, la section rythmique parfaite et dingue de précision du collectif (composée, outre Pierre Chrétien, du contrebassiste Alex Bilodeau et du batteur Mike Essoudry) permet d’éviter cet écueil. Certaines pièces de cette suite sont à tomber à la renverse : Leviathan, Blue Nile (qui fait synthèse entre l’Atlantis Jazz Ensemble et le SoulJazz Orchestra me semble-t-il) ou encore Aegan Mist, ballade d’une délicatesse peu commune.

Entre 2016 et 2023, de l’eau a coulé sous les ponts. Et, sans nouvelles du quintet (alors que dans le même temps, le SoulJazz Orchestra sortait 2 albums), on se disait que l’entreprise était un de ces miraculeux one shot se suffisant à lui-même. C’était en réalité le départ d’Alex Bilodeau (parti à Boston pour bosser avec Dave Holland ou Cecil McBee) qui avait provisoirement mis l’activité du groupe à l’arrêt. D’aucuns pourraient penser que les contrebassistes courent les rues. Et ce n’est pas loin d’être vrai dans les villes qui dépassent le million d’habitants. Mais la précision (et l’unité) autrefois déployée par le quintet nécessitait une perle rare. Cette perle rare, c’est le jeune Chris Pond. 

En 2022, la bête s’est réveillée. Les entrailles apparemment fourmillant d’idées. Pierre Chrétien écrit une autre suite, presque plus belle encore que la première. Autre temps, mêmes mœurs. Et encore une fois une qualité d’écriture au-dessus de la moyenne. Car cette suite céleste, du nom de l’album paru fin octobre, ouvre nos chakras en rythme. Et sème de l’espoir avec un gigantesque sourire en travers de la gueule. On met l’auditeur au défi de ne pas se laisser embobiner par le solo dégoulinant de joie signé Zakari Frantz, qui illumine le titre Oneness. De ne pas se laisser emporter par le rythme sensuel de Joyful Noise. De ne pas rêvasser sur les notes rondes et enivrantes de Transcendance, dont les faux airs de calypso sont un enchantement total. Comme lors du précédent album, le petit miracle créé par l’Atlantis Jazz Ensemble consiste à faire remonter des madeleines musicales tout en assumant une forte individualité. Qui se traduit dans des choix mélodiques marqués, exempts de toute référence balourde autant que dans une manière de faire non seulement personnel mais pensé. Une intention offensive, un engagement permanent dont la force s’exprime avec une quiétude bluffante. Il y a du murmure dans cette suite et de la douceur dans ce tumulte. Celestial Suite est en ce sens la plus belle œuvre-oxymore de cette fin d’année.