mercredi 8 novembre 2023

Julio Resende, fils de la révolution...


24 avril 1974. 22h25. Le journaliste lisboète João Paulo Diniz diffuse sur les ondes de Rádio Emissores Associados la chanson E Além do Adeus. Une bluette pas économe en arrangements (déjà ringards à l’époque) dans la veine de ce que la variété portugaise se plaisait à produire dans les 70’s pour attendrir les cœurs d’artichaut des familles lusitaniennes lisses et propres sur elles. C’est d’ailleurs cette chanson qui fut présentée le 6 avril par le Portugal et le chanteur Paulo de Carvalho pour le concours de l’eurovision 74. Et ce n'est pas un hasard tant cette mélodie semble taillée pour le sommet de mauvais goût que constitue cette navrante cérémonie.

25 avril 1974. 2 heures plus tard. La radio catholique Renascença diffuse quant à elle une chanson bien plus offensive, et du reste interdite par un pouvoir Salazariste à bout de souffle : Grandôla Vila Morena de l’auteur-compositeur contestataire Jose Afonso.

Ce sont ces deux chansons qui lancent les opérations militaires qui renverseront en quelques heures à peine (et sans grande effusion de sang) la dictature portugaise, vieille de plus de 40 ans, et dirigée alors par Marcelo Caetano, cacique isolé et remplaçant de circonstance du tutélaire Salazar à la suite de son accident vasculaire cérébral. La première chanson indiquait aux troupes du MFA qu’elles devaient se tenir prêtes à intervenir. La seconde les enjoignait à prendre possession des principaux points stratégiques du pays. L'histoire, après de sombres hoquets, se remettait en marche. Et la vie...

Que le début de la Revolução dos Cravos ait commencé de la sorte, c’est à dire en chansons, ne doit pas surprendre. Parmi tous les pays d’Europe, le Portugal est sans doute le seul à avoir établi un lien aussi étroit entre l’existence, le quotidien, les choses de la vie en somme, et la musique. Et pourquoi pas l'Histoire ? Le fado lui-même est le fruit de ce lien si particulier que l’on ne rencontre habituellement que dans les régions de l'hémisphère sud. Et c’est en partie comme cela qu’il faut l’entreprendre. Le comprendre. Et en faire l'expérience.

Au-delà de cette anecdote historique, ironique à certains égards et traduisant une certaine malice - si l’on prend en considération les thèmes abordés par ces deux chansons, la première actant la fin d’une relation amoureuse, la seconde dont le rythme martial exalte la perspective d’un soulèvement populaire - la révolution portugaise, elle aussi, été mise en musique. Et même au-delà du Portugal si l’on pense à la chanson de Chico Buarque, Tanto Mar. Grandôla Vila Morena, quant à elle, obtiendra une forme de postérité artistique (au contraire de la chanson eurovisionnée qui se contentera d'appartenir sans mérite particulier à l'Histoire tout court). Réinterprétée par Amalia Rodrigues (pourtant soupçonnée de complaisance avec le pouvoir salazariste) et même revisitée par Charlie Haden en 82 dans le cadre des sessions de l’album Ballad of the fallen, elle est le symbole par excellence du bouleversement démocratique connu par le Portugal en 74 ; bouleversement qui dépassera les simples frontières du pays en ce sens qu’il sera aussi le point de départ de la décolonisation portugaise, avec les indépendances successives de la Guinée-Bissau, du Cap-Vert, de Sao-Tomé et Principe, de l’Angola… et de Cabinda (dont la joie sera de courte durée puisque la région est encore aujourd’hui occupée par l’Angola voisin). 


L’histoire n’est pas cyclique ; c’est une mauvaise vue de l’esprit. Une flemmardise intellectuelle. En revanche, notre manière de nous replonger en elle l’est complètement. Tout comme notre besoin de relire les traditions à l’aune de la modernité. Il y a une filiation entre Amalia Rodrigues et un tas de musiciens contemporains portugais par exemple. Appelez cela transmission ou tradition, ce lien est  indéfectible, autant que peut l’être une langue commune qui, en dépit de toutes ses altérations, stratifie la matière d’une histoire partagée (et étonnamment linéaire). Au sein du courant jazz, un jeune pianiste portugais incarne cette filiation directe mieux que quiconque. En 2013, il consacrait d’ailleurs un album à la mémoire d’Amalia Rodrigues. En 2020, il établissait le fado jazz en tant que concept à part entière. Et il vient tout juste de sortir sur le label ACT un disque célébrant l’héritage de la Révolution des œillets : Sons of Revolution.

Quelle musique fait exactement Julio Resende ? Lui-même ne semble pas réellement le savoir. Le jazz est un terme par défaut qui sert aujourd’hui à qualifier des musiques partageant plus de différences que de similitudes. Nous l'employons faute de mieux. Resende fait-il du jazz ou du fado ? Il confesse lui-même, avec une grande lucidité, ne pas souhaiter perdre de temps à s’appesantir sur une interrogation qui serait de nature, peut-être, à brider ses intentions. Et cela s’entend certainement dans sa musique qui alterne avec un confondant natutrel les architectures propres à l’improvisation comme les mélodies simples, que l’on déclinerait comme on pourrait le faire dans le cadre de chansons populaires. Cela s’entend dans Sons of Revolution qui déploie des intentions affirmées se situant bien au-delà de toute codification. 

L'album de Resende commence par la courte composition Portugal celebrates with red flowers (en référence aux œillets bien entendu). Ce sont dès les premières notes des images qui vous assaillent. Des visages, des souvenirs de visages et des figures plus nettes d’héritiers et d’héritières. Une nuée d'âmes et d'aspirations. Au-delà des questions formelles, n’est-ce pas le propre des grandes réussites musicales que de fabriquer pour vous des images mentales ? Idem avec Mr Fado Goes to Africa for the first time qui réalise une prouesse de synthèse ; ce que Resende est lui-même, en sa qualité de rejeton d’un père originaire d'Angola et d’une mère portugaise. Fado Poinciana for Ahmad Jamal en est une autre, dans un genre complètement différent. Ainsi se succèdent les idées d'un pianiste qui, en revisitant l'histoire de son pays, s'approprie les traditions, les formes et les couleurs.

Peut-être faut-il en conclusion parler de ce qui semble un clin d’œil à l’histoire en clôture de cette splendeur de disque ; accessoirement la seule chanson de l’ensemble, A casa dela Her house, interprétée par Salvador Sobral, celui-là même qui remporta pour le Portugal le concours de l’Eurovision en 2017 (avec une chanson correcte et intimiste, ce qui n’est pas un mince exploit). Les deux hommes n'en sont pas à leur première collaboration. Cabral chantait déjà sur un des projets de Resende : Alexander Search, ainsi nommé d’après l’un des hétéronymes de Fernando Pessoa. On pourrait de la sorte légitimer la présence de Cabral comme la suite d'une camaraderie artistique qui ne date pas d'hier. D'un autre côté, comment ne pas y voir un rappel de l’histoire, un retour subtil à cette heure fatidique où les premières mesures dégoulinantes de sirop d’E Além do Adeus résonnèrent dans le poste de ceux qui se tenaient prêts à renverser la léthargie de l’Histoire.

L’histoire n’est pas cyclique, écrivions-nous. Contrairement à notre manière de nous replonger en elle…