jeudi 20 juillet 2023

Art Pepper, au nom du père...

















Les observateurs du petit monde du jazz aiment dire de certains musiciens qu'ils ne jouent jamais  certains de leurs morceaux fétiches de la même façon. C'est un des clichés de ce petit monde là. Un cliché dont on souhaiterait qu'il soit vrai mais qui, il faut bien l'avouer, l'est assez rarement. L'improvisation en jazz est un mirage, une illusion, un tour de prestidigitateur. Les grands improvisateurs n'ignorent rien des chemins qu'ils souhaitent emprunter. De la note qui succédera à la précédente. Et de leurs raisons d'être. Dans un tel contexte, peut-on réellement parler d'improvisation ? Dans la mesure où la partition n'existe pas, on peut le dire comme cela. Ou faire semblant de l'entendre de cette façon. Il n'est pas aisé de résoudre cette question et nous ne la résoudrons certainement pas aujourd'hui...

Revenons donc à ce cliché (en jazz) qui ouvre ce billet. Car, voyez-vous, il y a bien un grand musicien de jazz qui ne joue jamais, absolument jamais, l'un de ses morceaux phares de la même façon deux fois de suite. Ce musicien, c'est l'altiste Art Pepper. Le morceau en question s'intitule Patricia. On ne sait trop à quelle époque Pepper a composé cette merveille. Pas en 45, année de naissance de la fille d'Art Pepper (qui donne son nom à la composition) mais durant laquelle le saxophoniste était également mobilisée en Angleterre, alors en plein conflit mondial, dans le cadre de ses obligations militaires. Sans doute peu après sa démobilisation. Dans un de ces moments charnière qui font basculer l'existence du bon ou du mauvais côté. Pour Art, le mauvais côté l'emporta spectaculairement ; entre addictions diverses (en particulier à l'héroïne qui fit des ravages dans les rangs de la scène jazz, aux deux littoraux opposés), incarcérations et désastres matrimoniaux.

Si la composition sonne aux tympans comme une œuvre ambivalente, c'est parce qu'elle l'est. Pour bien le comprendre, il faut se plonger dans l'autobiographie d'Art Pepper, Straight Life (accessoirement l'une des meilleures autobiographies (parce qu'honnête) jamais pondues par un musicien de jazz). "J'étais catastrophé, confesse Pepper, je ne voulais pas d'enfant. Je ne voulais pas partager Patti (première épouse du musicien - NdA), je savais que je serais un mauvais père..." De retour du "front", c'est pourtant un autre air qui se fait entendre. "A mon retour, raconte-t-il, je trouvai Patti installée chez mon père et Thelma, ma belle-mère. Je vis ma fille, Patricia, sur le pas de la porte : elle marchait et parlait. Elle ne vint pas vers moi, elle avait peur. Je lui en voulus. J'étais jaloux de son attachement envers mon père. Evidemment, elle avait grandi avec eux... Elle ne réagissait pas envers moi comme je l'eus souhaité. Je pris un mauvais nouveau départ." Si je prends la peine de raconter cela, c'est que la relation d'Art Pepper avec sa fille est l'histoire d'une relation avortée. Bien plus tard, le musicien cherchera à la contacter. Elle le rembarra sans ménagement. Il n'essaya plus jamais de revenir vers elle. Fin de l'histoire. La seule chose qui unit par conséquent réellement ces deux êtres, que le sang même n'a pas suffi à rapprocher, c'est cette composition. Une composition, pour revenir à notre idée de départ, qu'Art Pepper n'a jamais joué de la même façon durant toute sa carrière.

La première version enregistrée par l'altiste date de 1956 et prend place sur l'album The return of Art Pepper, sorti sur le label JazzWest en 57. Elle est l'une des deux seules ballades, avec You go to my head, d'un disque qui s'attache avant tout à valoriser la virtuosité - ou les pulsions de virtuosité* - d'un musicien qui sort de 3 années de taule (une histoire de came bien sûr, et, circonstance aggravante, de violation de conditionnelle). Patricia toise alors un peu plus de 3 minutes et demi. L'arrangement que la version propose, avec sa très belle ouverture au piano (jouée par le délicat Russ Freeman), a des allures de berceuse. Et Pepper semble, ce qui est rare chez lui, retenir dans un premier temps l'intensité de son souffle. Mais on sent déjà le tumulte des sentiments derrière une mélodie en apparence inoffensive : les fulgurances colériques l'emportent et surtout, le débordement d'une tristesse sous-jacente. Pas encore brute, pas encore nue, mais impossible à ignorer.

Il faudra attendre plus de 20 ans pour que Pepper en donne une version plus actuelle et travaillée. Que s'est-il passé pendant tout ce temps là ? La longue déchéance d'un homme. Détruit par sa dépendance à l'héroïne et par de longues périodes d'incarcération, à San Quentin notamment, où il aura au moins la possibilité de continuer à jouer (avec une autre victime du sucre brun, autre grand altiste de la côte ouest, Frank Morgan). Puis une forme de renaissance, après un long séjour au sein du centre Synanon à Santa Monica et une rencontre avec Laurie qui sera sa 3e et dernière épouse, et infléchira favorablement le cours de son existence et de sa carrière. Nous sommes en décembre 78. Pepper a effectué son retour sur la grand scène il y a un peu plus de trois ans (avec l'album Living Legend). Il n'est logiquement plus le même homme. 20 années de drogue dure et de taule ont forcément un effet sur un homme. Mais cela va sans doute au-delà de ça. Après une tentative de passage ratée au tenor dans l'espoir d'appliquer les préceptes de Coltrane, Art Pepper se reconnecte à son identité profonde. Mieux, il fait tomber toutes les barrières et les faux-semblants. Il était ultra-sensible ? Il n'a désormais plus aucune cuirasse. Laurie Pepper dira de lui après sa mort : "Art était d'une sensibilité inouïe. Il me donnait l'impression de ne pas avoir de peau". Et c'est exactement ce que l'on pense lorsque l'on écoute cette nouvelle version de Patricia qui excède les 10 minutes, et son final déchirant, sans filtre. Cette fois-ci, la tristesse est bel bien brute. Brute et brutale. Sans fard, sans atours. Elle résume ce qui sera la marque de fabrique de la dernière période de la carrière d'Art Pepper : une exposition unique, débridée, exempte de trucages.

Autorisons-nous une digression vers le monde littéraire. Art Pepper - et cette composition particulière - tiennent en effet une place à part dans la littérature. En tout cas dans l'univers d'un des personnages récurrents les plus haut-en-couleurs du roman noir : Harry Bosch, né de la plume de Michael Connelly. Bosch, c'est tout de même 27 romans ; 27 romans au cours desquels on ne cesse de croiser la figure de l'altiste, de manière purement anecdotique parfois (à travers une simple citation) mais aussi, plusieurs fois, dans le cadre d'une mise en relief des fêlures du personnage lui-même voire d'un contrepoint à son existence. Parlons de la fêlure originelle : la passion que Bosch éprouve à l'égard d'Art Pepper lui a été transmise par sa mère, assassinée alors qu'il n'était pas encore totalement entré dans l'adolescence. Comme la musique de Pepper, le sous-texte émotionnel est chargé. Patricia a en ce sens, fort logiquement, sa place de choix dans l'œuvre de Connelly. Dans The Black Box, paru en 2012 (et en 2015, en France, chez Calmann-Levy, sous le titre Dans la Ville en feu). Voici ma traduction du passage en question :

"Bosch avait commencé à parcourir les enregistrements d'Art Pepper que sa fille lui avait offerts pour son anniversaire. Il écoutait une superbe version de Patricia enregistrée trois décennies plus tôt dans un club de Croydon, en Angleterre. C'était alors la période de retour de Pepper, après des années de toxicomanie et d'incarcération. Lors de cette nuit de 1981, tout fonctionnait. (...) Harry n'était pas sûr de ce que signifiait exactement le mot éthéré, mais c'était pourtant le mot qui lui venait à l'esprit. Le morceau était parfait, le saxophone était parfait, l'interaction et la communication entre Pepper et ses trois accompagnateurs étaient aussi parfaites et orchestrées que le mouvement des quatre doigts d’une main. On employait un tas de mots pour décrire le jazz. Bosch les avait lus au fil des ans dans les magazines et dans les liner notes des disques. Il ne les comprenait pas toujours. Il savait seulement ce qu'il aimait, et voilà tout. Puissant et implacable, et parfois triste. Il avait du mal à se concentrer sur l'écran de l'ordinateur pendant que le morceau se poursuivait ; le groupe jouait depuis près de vingt minutes. Il avait des versions de Patricia sur d'autres disques et CD. C'était l'un des morceaux signatures de Pepper. Mais il ne l'avait jamais entendu le jouer avec une passion pareille. Il regarda sa fille, allongée sur le canapé en train de lire un livre. 

"C'est à propos de sa fille", dit-il.

Maddie regarda le livre vers lui.

- Que veux-tu dire ?

- Cette chanson. Patricia. Il l'a écrit pour sa fille. Il était loin d'elle pendant de longues périodes dans sa vie, mais il l'aimait et elle lui manquait, ça s’entend là-dedans, pas vrai ?"

Elle réfléchit un moment puis hocha la tête : "C’est vrai. On dirait presque que le saxophone pleure.""

S'il est à noter que cette scène prend plus ou moins place dans la série télévisuelle dérivée des romans (visible sur Prime), en valorisant toutefois la version qu'Art Pepper a enregistré du morceau pour la session Today, on ne retirerait pas un mot de ce que Connelly a écrit, à l'exception peut-être de ce qu'il dit de l'empathie régnant entre musiciens. En 78, c'est Stanley Cowell qui se tient derrière le piano. Son apport est impeccable. D'une justesse pleine de sensibilité. En particulier dans l'accompagnement du déchirant final dont on a déjà parlé. Cowell est à l'écoute. Soucieux de soutenir l'effort du soliste, tout en apportant par touches subtiles, ses enluminures personnelles. En 81, à l'occasion de sa tournée européenne, Pepper joue avec le pianiste bulgare Milcho Leviev. Un grand pianiste, indéniablement. Mais beaucoup plus individualiste. Ce qui n'était pas du goût d'Art Pepper qui ne manquait pas de lui reprocher son manque d'écoute (version attestée par Laurie Pepper à qui l'on doit la publication tardive de ces concerts inédits). Ce qui est certain, c'est que la version Croydon revêt une puissance émotionnelle rare, renforcée par le silence religieux qui entoure le jeu des musiciens (le très beau solo de contrebasse de Bob Magnusson en particulier qui n'est même pas perturbé par la traditionnelle toux des moments de silence). Il se passe clairement quelque chose ; et l'audience le sait. Le comprend. Le vit, l'expérimente, le ressent dans sa chair. Le final, s'il est toujours incandescent, a été modifié. Pas de semi-structure modale pour permettre à Pepper de se mettre à nu, de lacérer ses phrases, mais une progression blues classique sur laquelle Leviev est parfois en effet trop présent, parfois trop en retrait (ce que l'on pourrait appeler "faire le job" en attendant qu'on en termine). Le jeu d'Art Pepper est un torrent émotionnel que seules les contingences temporelles parviennent à contenir ; on ne peut certes pas jouer jusqu'au lendemain. Une autre version (moins longue puisque n'excédant pas le 14 minutes) se trouve encore sur un autre enregistrement de la série unreleased (le volume 5, capté à Stuttgart, une dizaine de jours après la performance donnée à Croydon). L'interprétation est ici plus traînante ; atmosphère à l'évidence installée par Pepper lui-même avec un phrasé d'ouverture volontairement pâteux. Radicalement différente en réalité. Rappelez-vous : Art Pepper ne joue jamais Patricia deux fois de la même façon. 

A l'instar d'Art Pepper à Croydon, il nous faut bien conclure ce texte. Je le termine avec cette interrogation : Patricia Ellen Pepper (de son patronyme complet) a-t-elle consenti à écouter finalement le morceau qui lui a été dédié (et qui lui a offert une postérité) ? C'est une autre des énigmes - peut-être la plus vertigineuse - de cette triste splendeur.


* Pendant ces années de taule, en 54 et 56 (contrairement à sa période d'incarcération à San Quentin), Art Pepper n'aura pas l'autorisation de toucher le moindre instrument. Il en témoignera bien plus tard, amèrement, et en parlera comme la période la plus sombre de sa vie :"Comment imaginer une vie sans la moindre musique ?" Ceci explique sans doute pourquoi il semble hésitant parfois sur The Return of Art Pepper et même parfois débordé (un comble) par le trompettiste Jack Sheldon.

mardi 18 juillet 2023

Horace Silver, parole d'argent...


New-York City : 3 jours paumés en octobre 76. Le pianiste Horace Silver, totem hard-bop absolu, enregistre le 3e volet d'une suite programmatique d'albums pour Blue Note, son label de toujours (on en reparlera de cette histoire de label). Tout début 75, Horace enregistrait le 1er volet avec une flopée de cuivres, dans ce que l'on avait coutume d'appeler une brass session. Fin 75, les bois étaient cette fois à l'honneur. Avant de se laisser porter par le rythme organique de 3 percussionnistes puis, pour finir, par une luxueuse section de cordes, celui que l'on avait fini par surnommer le grand-père du hard bop, associait son swing naturel à un chœur de 6 vocalistes, incluant Alan Copeland, directeur musical de la session.

Silver 'n Voices (c'est là le nom qu'on lui donna, comme il y eut avant lui un Silver 'n Brass, un Silver 'n Wood... on a compris le concept...) ne fait pas vraiment partie des sommets de la discographie de Silver. Cela se saurait. Du reste, rares sont les sessions jazz avec chœur qui s'en sortent avec les honneurs (si l'on veut bien sûr omettre les grands directeurs d'orchestre, de Duke à Basie). Outre le New Perspective de Donald Byrd (Blue note - 1964) et l'extraordinaire Lift every voice and swing de Max Roach (Atlantic - 1971), on peine à trouver des tentatives qui n'aient finalement échoué. Charlie Parker lui-même ne s'était-il pas cassé les dents sur la formule ?

Horace Silver, avec le recul, ne s'en tire pas si mal. Et on a peut-être tort de mépriser ce disque ou de l'abandonner à l'oubli des étagères poussiéreuses du rayon des dispensables ; réflexe auquel cède la plupart des critiques. Peut-être pour de mauvaises raisons, mais on en parlera également un peu plus tard. Certes, les choix de Copeland ne sont pas toujours des plus heureux. Le casting de voix fait sans doute aussi dans le suranné. Plus embêtant : au lieu de porter la musique à un niveau supérieur (comme c'est franchement le cas chez Max Roach), le chœur semble parfois contenir ses élans. Mais c'est peut-être ici que le paradoxe nous apparait plus clairement. Ce n'est pas parce que ce chœur et la direction qui l'oriente ont quelque chose de daté que l'on peut pour autant classer le tout au rayon des vieilleries balourdes. Peut-être, en premier lieu, parce que Silver a réuni un collectif de musiciens étoilé : Tom Harrell à la trompette, Bob Berg au tenor, Ron Carter à la contrebasse, Al Foster à la batterie. Et que cet aréopage constitue le parfait contraste par rapport à un ensemble de vocalistes qui a au moins le mérite de chanter à l'unisson. A l'ancienne peut-être mais avec une maîtrise et une précision qu'il faut souligner.

Bien sûr, cela ne marche pas sur tout. Sur le morceau d'ouverture, Out of the night (Came you), ça fonctionne (si bien que l'on se demande comment les critiques peuvent être aussi sévères...si l'on n'a pas écouté le reste)... Sur Mood for Maude, c'est même clairement réussi : il y a quelque chose qui rappelle le meilleur des travaux de Vince Guaraldi dans la direction de chœur. Et qui, en fin de compte, contredit un peu ce que j'ai dit plus haut sur la propension des 6 vocalistes à entraîner la session vers le bas. Sur des morceaux plus enlevés, patatras en revanche. En dépit de solos de haut niveau, Togetherness est un épais ratage, même avec l'apport bienveillant de l'excellent et survitaminé Bob Berg, en soutien mélodique discipliné. 

Au-delà du matériau musical (solide), cette session (et toutes celles du même tonneau) est peut-être mésestimée pour de mauvaises raisons. Des raisons qui trouvent leur origine dans les évolutions spirituelles jugées suspectes de Horace Silver dans les 70's. 

Rembobinons. Les années 70 commencent. Tout le monde cherche une vérité qui semble bel et bien se trouver ailleurs. Mais on en revient, comme on est revenu des mirages du LSD. Lennon a écrit Tomorrow never knows en 66 et personne n'a connu d'épiphanie. Coltrane lui-même a fini par se perdre dans le labyrinthe des voix multiples qu'il entendait. Le dernier concert enregistré de cette figure quasi-messianique du jazz au Centre Olatunji de New-York en est la plus triste démonstration. 

Horace Silver, de son côté, se pensait connecté. Et, en ce sens, investi d'une mission. C'est pour cela qu'il eut recours au verbe. Ses premiers essais furent désastreux avec une série d'albums rassemblés sous le nom United States of Mind (compilant 3 albums intitulés That Healin' Feelin' (1970), Total Response (1971) and All (1972)). Du point de vue des auditeurs, des critiques et, plus grave, du label... Voici ce qu'en dit Silver lui-même dans une interview donné vers la fin des 90's : "J'ai fait ces trois albums pour Blue Note, et ils ne se sont pas bien vendus. À mon avis, c'était de la musique de bonne qualité, avec de bons solos et tout. Mais je suppose que beaucoup de gens ne voulaient pas entendre Horace Silver en chansons, et ils ne voulaient entendre aucune sorte de spiritualité dans la musique - pas dans les notes, bien sûr, mais en paroles. Donc ça ne s'est pas trop bien passé. Après cela, je suis retourné à mes trucs instrumentaux, mais au fond de moi, je voulais retourner vers la spiritualité. Mon contrat a expiré avec Blue Note.  Ils mettaient le jazz de côté à l'époque. J'ai eu l'occasion de signer avec deux autres entreprises, mais j'ai décidé d'y aller seul. Je savais que si je choisissais l'une ou l'autre de ces sociétés, elles n'aimeraient pas mon approche. J'ai dit : '"Eh bien, laissez-moi mettre mon argent là où est ma bouche et là où est mon cœur.""

C'est ainsi que naîtra Silveto, le label de Silver. Mais c'est une autre histoire. Car comme on l'a dit plus haut, Horace Silver a réussi à vendre au moins une session supplémentaire à Blue Note avec voix. En 76, donc...

On pourrait s'interroger sur la difficulté qu'ont les critiques et le public à faire face à la revendication d'une spiritualité autrement que de manière très abstraite. A Love Supreme de Trane est une œuvre essentiellement spirituelle. Mais elle n'est que notes. Les notes ne sont pas abstraites mais elles ont le mérite de laisser à l'auditeur de quoi imaginer l'intention du compositeur...ou d'y glisser la sienne. Il n'est pas question de comparer Silver 'n Voices à la pièce de maître de Trane. Mais on ne peut ignorer le malaise que ressentent bien souvent les auditeurs devant la profession de foi d'un musicien (Pharoah Sanders étant sans doute une espèce à part (et épargnée)), voire d'un artiste (on pense aux critiques que le Tree of Life de Terrence Malik a suscitées). Peut-être faut-il dire que les croyances de Horace Silver étaient un bric à brac pas possible. Sujettes, pour le moins, à railleries. Le pianiste avait coutume de réunir chez lui des groupes de prière pour d'improbables séances de spiritisme. Il affirma également avoir reçu une composition du fantôme de Louis Armstrong, transmis à travers l'éther. De quoi faire sourire, à tout le moins et attiser les soupçons. Et si les vers de mirliton que l'on trouve sur Silver 'n Voices (qui valurent à Silver d'être comparé par un critique à William McGonaghan, considéré comme le pire poète de langue anglaise de l'histoire)... n'étaient qu'une maladroite et visqueuse matière prosélyte (vantant entre autres les vertus loin d'être fondées des autothérapies holistiques) ? Autant d'arguments extra-musicaux qui salent la note.

Mauvais procès ou instruction fondée, il n'en reste pas moins que cet album mineur de la discographie de Horace Silver vaut mieux que ce qu'on en dit. Même s'il illustre, sans doute, le fameux et lourdingue dicton que je me refuse de retranscrire ici.

samedi 15 juillet 2023

Il y a cent ans naissait Philly Joe Jones...


Alors que nous commémorons aujourd'hui ce 15 juillet 2023 le centenaire de la naissance du batteur Philly Joe Jones, je me suis rendu compte que mon rapport avec ce musicien, qui a pourtant indéniablement bouleversé les codes de la batterie en jazz, était moins ténu qu'il ne le devrait. Philly Joe Jones est de ces musiciens que j'entends mais que je n'écoute pas. Peut-être parce qu'il parvient à s'intégrer parfaitement à la musique qu'il soutient, comme peu de batteurs parviennent à le faire. 

Non que Philly Joe Jones soit un batteur discret. Par la force des choses ? C'est en tout cas ce dont témoigne un des musiciens les plus calmes et délicats de l'histoire, habitué des formules soft, le saxophoniste Jimmy Giuffre : "Un soir, j'ai demandé à Philly Joe : "Dis, ça ne t'arrive jamais de jouer doucement ? Tu es si investi et tu tapes si fort..." Philly m'a répondu : "Je vois ce que tu veux dire. Mais c'est comme ça que je dois jouer dans le groupe de Miles (Davis). C'est comme ça qu'il veut que je joue, en enveloppant la musique de grands sons de cymbale et en rajoutant tout un tas de trucs..." Philly a semblé réfléchir un instant et a fini par me faire une proposition : "Ecoute. Viens ce soir au club. Je vais jouer doucement, vers le bas. Tu verras comment Miles réagit." Plus tard, je suis donc allé voir Philly jouer avec Miles et ça n'a pas manqué. Peu après que Philly a commencé à jouer doucement, avec les balais, Miles s'est retourné, et de sa voix rauque, a fait part de sa réprobation : "Mais qu'est-ce que tu fous, mec ? Joue, bordel !""

Ce n'est que tout récemment je me suis mis à écouter Philly Joe Jones avec un petit peu plus d'attention. C'est peut-être sur l'album Porgy and Bess que l'on se rend le mieux compte à quel point il était un batteur rare. Cette session du milieu de l'année 58 est bien entendu l'un des sommets de la collaboration Miles Davis/Gil Evans. Pas facile pour un batteur de briller au sein d'un orchestre aussi garni (4 trompettes (hors Miles), 4 trombones, 3 cors, un tuba, un alto, des clarinettes et des flutes) - il faut du coffre et pas mal de science pour s'en sortir, offrir du relief, se contenir, comprendre en quelque sorte qu'un batteur ne crée pas le rythme à lui seul mais constitue quoiqu'il en soit la garantie de son équilibre...

Longue vie à la mémoire de Philly Joe Jones, personnage certes complexe mais musicien subtil. En extrait, voici le morceau Gone extrait du Porgy & Bess de Miles et Gil Evans qui en dit plus que les descriptions qui ne pourront jamais être que balourdes.

mercredi 12 juillet 2023

Sigur Rós ou la science des débordements...


 

Pour son 8e album studio, Sigur Rós a fait les choses en grand, célébrant joyeusement le retour du claviériste Kjartan Sveinsson après un hiatus de 10 ans. Un hiatus qui, en dépit de la sortie de l'album Kveikur la même année, logiquement décevant, a mis le groupe entre quasi-parenthèses. Car c’est aussi le London Contemporary Orchestra, ensemble philharmonique dont l’ambition est précisément d’investir de nouveaux territoires - on les a déjà croisés (entre autres choses) aux côtés de Radiohead sur l’album Moon Shaped Pool ou de Thom Yorke pour l’enregistrement de la bande originale du remake de Suspiria) - que l’on retrouve sur ÁTTA (huit en islandais), album dont les secrets ne se perceront sans nul doute qu’à la faveur d’une multitude d’écoutes.

Si l’album est d’ores et déjà disponible sur les plateformes de streaming, sa version physique attendra le mois de septembre. Mais quoi qu’il en soit, le trio islandais a des fourmis dans les jambes et a profité de l’été pour prendre la route. Le lundi 3 juillet, tout ce beau monde était à la Philharmonie, dans le cadre d’un concert exceptionnel. La salle Pierre Boulez était noire de monde. Un brouillard d’encens (d’église à en croire notre odorat) s’était répandu largement dans l’enceinte, de la scène jusqu’aux derniers balcons. La scène encombrée permettait d’identifier la place de chaque membre du trio : disséminé certes mais pleinement immergé au cœur de l’orchestre. Ici et là, surplombant plusieurs pupitres, on distinguait de petites loupiotes s’apprêtant à briller sobrement dans la pénombre d’une salle préparée pour se recueillir. Ce concert exceptionnel serait une cérémonie.

Deux sets et un entracte : mariant chacun nouvelles compositions et titres plus ou moins emblématiques du groupe, voire plus ou moins attendues (on pense à une interprétation splendide du morceau Alafoss que l’on n’aurait pas forcément pensé à sa place dans une telle configuration). Ce concert a dépassé les attentes, en dépit de quelques couacs de mise en jambes (une guitare mal accordée sur Staràlfur, quelques ratés vocaux de Jonsi (bien compréhensibles, eu égard aux exigences techniques élevées de son chant)). Sigur Rós est bel et bien toujours ce groupe rare qui, derrière des harmonies plus complexes qu’elles n’en ont l’air et des architectures rythmiques souvent démentes de précision (ces mecs savent compter, on peut l’attester (et cela se voit sur scène)) qui nécessitent une communication de chaque instant et une empathie certes éprouvée par le temps, parvient à remuer nos sentiments et nos organes palpitants. Les Islandais ont la science des débordements affectifs. Des belles inquiétudes. On pourra les trouver bien sombres – ou pas follement optimistes – mais ils savent aussi transmettre leurs espérances comme personne ; que l’on songe au déchirant final pastoral de Sé Lest, grand moment de cette représentation.

Les compositions du dernier album profitent grandement de la scène. Ils y gagnent en ampleur, comme c’est souvent le cas avec le collectif islandais. Si l’on a regretté l’absence du magnifique Mór, les compositions Ylur et Skel, nichées au cœur de la seconde partie du concert, ont livré quelques clés de compréhension. La direction assumée, prise par un groupe cyclothymique, qui a laissé de côté les fièvres des anciens tours de force (qui constituaient un grande partie de la puissance magique du désormais légendaire Bracket album). Dépouillé de toute rage, ÁTTA peut s’appuyer pleinement sur la science mélodique de 3 faiseurs de miracle. Qu’on se le dise, Sigur Rós ne signe pas un retour. Il écrit simplement l’un des nouveaux chapitres de sa grande histoire, capturant au passage une partie non négligeable de la psyché des auditeurs. La grande salle Pierre Boulez frissonne encore de ce concert clair-obscur ; les fantômes sentimentaux de ceux qui ont un grand cœur resteront assis longtemps sur leurs sièges, ignorant le retour des enveloppes de chair vers leur logis…