mardi 17 octobre 2023

Barney Kessel et le trio des élus


Une légende circule sur ce qui a mené Barney Kessel vers la pratique de la guitare. Muskogee, ville moyenne de l'Oklahoma pour décor : rejeton d'une famille juive-hongroise, Kessel a 12 ans et s'est dégoté un petit job qui fleure bon la nostalgie (cinématographique) de l'Amérique éternelle : livreur de journaux. Nous ne sommes pas dans un scénar de Spielberg - et pourtant, il doit nécessairement y avoir des cimetières indiens dans les environs de Muskogee... Toute l'histoire de la ville est liée à celle des Native Americans. So... Quoiqu'il en soit, c'est au hasard de ses déambulations en ville que Kessel conçoit le projet de s'acheter sa première guitare. L'instrument se place en travers de son chemin et l'appelle depuis un vitrine. Il en aime la forme. Et cela na va pas plus loin. Le jeune Barney dépense ses économies et tente d'apprivoiser son nouveau jouet. Ainsi commence l'histoire de l'un des plus grands guitaristes de l'histoire de jazz : par un de ces Why not ? intérieurs qui font in fine bifurquer les existences. Par une lubie d'enfant. Nous sommes au milieu des années 30 et le gamin, autodidacte de nature, et dont le cursus musical n'excèdera jamais plus de 3 pauvres mois de leçons particulières, n'est pas encore celui qui, une décennie plus tard, offrira ses services à Charlie Barnet, Artie Shaw, Charlie Parker ou Oscar Peterson. Et, qui trustera, des années durant, la première place du prestigieux classement annuel des meilleurs guitaristes de jazz édités par le non moins prestigieux magazine Downbeat.

La carrière de Barney Kessel est impossible à résumer. Le tourbillon son talent a virevolté pendant 4 grosses décennies avant qu'une santé fragile ne contraigne le guitariste à poser l'instrument sur son trépied. Il serait tout aussi difficile de recenser l'ensemble de ses phases, des expériences menées à travers le temps. Les génies ne peuvent être résumés - au risque de nous répéter. C'est la raison pour laquelle il est toujours préférable de focaliser l'attention sur une période ou sur une formation particulière. Parmi ces dernières, comment ne pas évoquer le trio baptisé The Poll Winners ; nom de circonstance, trouvé dans on ne sait quelles conditions, pour célébrer la réunion créative de 3 musiciens qui régnaient sans partage, chacun dans leur catégorie, sur le fameux classement Downbeat. Kessel donc, le batteur Shelly Manne et le contrebassiste Ray Brown. Ces trois-là vont enregistrer 4 albums à la fin de la décennie 50 qui constituent autant de pièces d'orfèvre du label Contemporary : The Poll Winners (1957), The Poll Winners ride again (1958), Poll Winners Three! (1960), Exploring the scene (1960). 

Deux éléments frappent d'entrée à l'écoute de ce trio : le son en premier lieu (incroyable de précision et de netteté), valorisant chaque voix du trio ; la fluidité des interprétations en second lieu. Logique, pourrait-on penser, ou à tout le moins attendu, de la part de musiciens aussi doués. Encore faut-il se comprendre, ce qui ne va pas nécessairement de soi. La première session, datant de mars 57, atteste de cette compréhension immédiate et d'envies manifestement communes. Et ce, dès la première note du premier titre gravé : une version du Jordu de Duke Jordan, sorte de talisman pour west-coasters. On pourrait penser frôler l'easy listening. Et certes, les trois musiciens conjuguent leurs efforts pour donner une impression de facilité (comme il leur arrive, il faut bien l'avouer, de tomber dans certaines...) Mais il serait bien dommage de ne pas prêter attention à la finesse de leurs interactions. Be Deedle Dee Do, qui ouvre le deuxième album du trio, blues composé par Kessel est un modèle de ce que ce trio peut produire comme magie. La capacité de ces trois-là quand il s'agit de dévoiler la richesse de leur palette de couleurs, la profusion et la cohérence de leurs dialogues, donnent à leur musique des allures de peintures impressionnistes. Crisis, deuxième de leur 3e album, se situe encore à un autre niveau d'excellence. Le jeu de Kessel est alors à son sommet, Ray Brown et Shelly Manne s'entendent comme deux larrons en foire. Manne, puisqu'on en parle, ne manque aucune occasion de colorer les inflexions de ses partenaires. Cette composition de Kessel est un point d'orgue de l'histoire du trio. Tout comme Three! qui est à mon humble avis son meilleur effort.

Après 1960, chaque membre du trio vole de ses propres ailes. Kessel tirera partie d'à peu près tout - et saura efficacement cachetonner. On le retrouve par exemple sur le Beat goes on de Sonny & Cher (une anecdote liée à l'enregistrement nous raconte qu'il se serait exclamé en pleine session d'enregistrement : "On n'a jamais payé des gens aussi chers pour jouer aussi peu"), derrière les premières notes (sur une Mando 12 cordes) du Wouldn't it be nice des Beach Boys... En 75, les Poll Winners se réuniront une dernière fois. Le monde du jazz n'a alors plus rien à voir avec ce qu'il était 15 ans plus tôt. Et le trio, sans chercher à faire dans le modernisme artificel, parvient à montrer qu'il peut moduler son approche. Avec subtilité, comme sur One foot off the curb qui clôt l'album dans une atmosphère de groove incandescente. A l'image, en fin de compte, de ce trio aussi joueur que télépathe...


N.B. Nous commémorons aujourd'hui le centenaire de la naissance de Barney Kessel. Comme je l'ai mentionné plus haut, le guitariste a connu une fin d'existence compliquée. En 1992, c'est un AVC qui le contraint à réduire considérablement son activité. Ce qui, bien sûr, impliquera de sérieux problèmes financiers. En 2004, il meurt des suites d'une tumeur cérébrale. Barney Kessel avait 80 ans.