mercredi 22 novembre 2023

La (nouvelle) suite céleste de l'Atlantis Jazz Ensemble


 On ne saurait dire si le Canada a un « truc » particulier avec les collectifs de souffleurs mais le fait est que ce pays a fait ses preuves en la matière. L’un des porte-étendards de ce qui n’est pas loin d’être désormais une tradition (ça nous change des chanteurs de variète lourdingue) a longtemps été le SoulJazz Orchestra. Sur plus de 10 ans, ce sextet d’Ottawa a réussi à faire feu de tout bois : maniant les formes en toute décontraction, de la soul au funk, en passant par les musiques latines, le jazz et l’afrobeat. Avec de vraies réussites, y compris en termes de vente, en passant un cap de notoriété dès 2006 (peu avant la parution de leur second album Freedom No Go Die) avec l’édition du single Mista President, pépite afrobeat irrésistible qui a permis à leur réputation de voyager un peu partout dans le monde.

En 2013, deux membres du SoulJazz Orchestra décident toutefois de faire bande à part : le saxophoniste alto Zakari Frantz et le claviériste Pierre Chrétien. Le projet est simple : composer du matériau un peu plus exigeant – faisant la part belle aux architectures modales. L’Atlantis Jazz Ensemble était né. En 2016, le quintet sort Oceanic Suite. Une réussite totale qui fleure clairement les productions Blue Note (ou Milestone) du milieu des 60’s – début des 70’s. Les structures modales n’ont pas affecté la belle nostalgie qui caractérisait déjà fortement les productions du SoulJazz Orchestra. On aurait pu craindre un projet factice à cet égard. A trop renifler le parfum des idoles, on s’enivre parfois en perdant de vue la nécessité de continuer à créer et de parler avec sa propre voix. D’autres s’y sont laissés prendre. Les compositions raffinées de Chrétien, la qualité de solistes non seulement appliqués mais parfois habités, la section rythmique parfaite et dingue de précision du collectif (composée, outre Pierre Chrétien, du contrebassiste Alex Bilodeau et du batteur Mike Essoudry) permet d’éviter cet écueil. Certaines pièces de cette suite sont à tomber à la renverse : Leviathan, Blue Nile (qui fait synthèse entre l’Atlantis Jazz Ensemble et le SoulJazz Orchestra me semble-t-il) ou encore Aegan Mist, ballade d’une délicatesse peu commune.

Entre 2016 et 2023, de l’eau a coulé sous les ponts. Et, sans nouvelles du quintet (alors que dans le même temps, le SoulJazz Orchestra sortait 2 albums), on se disait que l’entreprise était un de ces miraculeux one shot se suffisant à lui-même. C’était en réalité le départ d’Alex Bilodeau (parti à Boston pour bosser avec Dave Holland ou Cecil McBee) qui avait provisoirement mis l’activité du groupe à l’arrêt. D’aucuns pourraient penser que les contrebassistes courent les rues. Et ce n’est pas loin d’être vrai dans les villes qui dépassent le million d’habitants. Mais la précision (et l’unité) autrefois déployée par le quintet nécessitait une perle rare. Cette perle rare, c’est le jeune Chris Pond. 

En 2022, la bête s’est réveillée. Les entrailles apparemment fourmillant d’idées. Pierre Chrétien écrit une autre suite, presque plus belle encore que la première. Autre temps, mêmes mœurs. Et encore une fois une qualité d’écriture au-dessus de la moyenne. Car cette suite céleste, du nom de l’album paru fin octobre, ouvre nos chakras en rythme. Et sème de l’espoir avec un gigantesque sourire en travers de la gueule. On met l’auditeur au défi de ne pas se laisser embobiner par le solo dégoulinant de joie signé Zakari Frantz, qui illumine le titre Oneness. De ne pas se laisser emporter par le rythme sensuel de Joyful Noise. De ne pas rêvasser sur les notes rondes et enivrantes de Transcendance, dont les faux airs de calypso sont un enchantement total. Comme lors du précédent album, le petit miracle créé par l’Atlantis Jazz Ensemble consiste à faire remonter des madeleines musicales tout en assumant une forte individualité. Qui se traduit dans des choix mélodiques marqués, exempts de toute référence balourde autant que dans une manière de faire non seulement personnel mais pensé. Une intention offensive, un engagement permanent dont la force s’exprime avec une quiétude bluffante. Il y a du murmure dans cette suite et de la douceur dans ce tumulte. Celestial Suite est en ce sens la plus belle œuvre-oxymore de cette fin d’année. 



jeudi 16 novembre 2023

Kristallnacht : Zorn à l'épreuve de l'histoire


L
a récente mise à disposition sur les labels de streaming d’une grande partie du catalogue Tzadik, label de l’excellent John Zorn, n’est pas seulement enthousiasmante pour les amateurs de longue date du musicien. Elle l’est – et ce, même s’ils ne le savent pas encore – pour tous ceux qui vont enfin pouvoir découvrir l’Œuvre de Zorn. Ce catalogue est d’une richesse et d’une diversité insondables à tel point que l’on pourrait croire qu’il manque de cohérence ou de lisibilité. Il n’en est rien ; il y a de l’intention – un projet – et une cohérence dans l’hypercréativité Zornienne. 

Parmi les chefs-d’œuvre indépassables du label, on ne peut pas faire l’impasse sur l’album Kristallnacht, réédition datant de l’année 1995 d’une œuvre parue 2 années plus tôt au sein du label japonais Eva ; œuvre totale interrogeant non seulement l’Histoire et l’identité juive mais aussi la place de l’art dans le cadre de l’entreprise mémorielle, voire la nature de l’art lui-même et son rapport ambigu avec la beauté.

Ici et là sur la toile, on trouvera tout un tas de commentaires sur Kristallnacht, sur l’art-work de ce disque semblable à nul autre, sur la lecture Zornienne (bien entendu singulière) de l’un des éléments déclencheurs de la Shoah, sur la longue pièce littéralement inaudible de près de 12 minutes (Never Again) – assortie du reste d’un avertissement du compositeur que l’on ne manque jamais de citer in extenso – occupant la deuxième plage de l’album, insoutenable montage sonore de bris de glace en continu, de cris, de déflagrations ou encore d’imprécations haineuses… La plupart d’entre elles ne font qu’aborder l’œuvre en surface, en ce sens qu’elles se bornent à contempler celle-ci de l’extérieur, à la décrire (de manière souvent imparfaite qui plus est), sans s’insinuer dans le nerf qui concentre l’ensemble de ses idées.

Pour faire le tour de cette terrifiante suite et la décrire fidèlement, il faudrait avoir les qualités d’un exégète et d’un historien tout à la fois. En se confrontant avec la sombre réalité de la nuit du 9 au 10 novembre 1938, en se confrontant à sa propre judéité (longtemps refoulée selon son propre témoignage), Zorn n’a pas choisi la solution de facilité. L’écoute attentive des 7 pièces qui composent cette suite démontrent qu’il n’ignorait plus rien de cet événement particulier. Pour en comprendre tous les accents, il nous faudrait maîtriser nous aussi chaque détail de cette terrible histoire. L’auditeur humble doit reconnaitre qu’il manque de références musicales mais aussi historiques pour en saisir chaque détail. Dans la pièce la plus terrible de la suite, Never Again, déjà évoquée plus haut, on peut par exemple entendre un motif étonnant : un tintement répétitif de clochette. Est-ce une ponctuation du mouvement ? Il revient en effet 3 fois, à des instants qui semblent clairement étudiés. J’aimerais percer ce mystère mais les armes me manquent. Je ne suis pas assez calé en liturgie juive pour savoir si l’on peut établir entre lien entre celle-ci et ces tintements répétés. Mais je ne peux m’empêcher d’y comprendre la notion de sacrilège, d’y voir une confrontation entre le mal absolu et le sacré. Je n’ai pas de réponse à cette énigme. Je ne peux que me rappeler que plus de 250 synagogues furent détruites ce soir funeste… 

Au-delà de toutes les questions que l’on peut se poser à l’égard des accents de la suite, qui nous rappellent à l’humilité, Kristallnacht interroge à l’évidence la fonction même remplie par l’art au sein de la communauté humaine. Tout en brisant une des idées reçues les plus répandues à travers le temps : l’art serait au service du beau. On pense à tort en avoir fini avec cette question. Tout comme il serait faux de dire que cette idée n’est défendue par des troupeaux de rétrogrades idiots. L’idée que l’art se soit abâtardi en quelque sorte, trahi lui-même, en se mettant au service de la laideur est une idée qui se défend très bien. Dès lors que l’on distingue les intentions, que l’on distingue les œuvres se vautrant avec complaisance dans la vase du laid de celles qui utilisent le laid pour aboutir à une forme supérieure de vérité.

Kristallnacht n’est pas une œuvre essentiellement inaudible ou repoussante. Elle fait souvent cohabiter la beauté et la laideur – l’humain, le sacré, le mal et l’inhumain – de manière simultanée parfois (on peut prendre en exemple la magnifique mélodie d’ouverture de la suite, Shtetl (Ghetto Life), perturbée par les éructations (d’époque) de Hitler lui-même). On ne pourra certes pas défendre l’idée que la suite de Zorn est belle en elle-même. Elle est bien loin de l’être et cette ambition semble n’avoir jamais figuré au cahier des charges. Zorn a refusé toute approche mélancolique ou larmoyante. L'adagio tire-larmes n'est pas au programme. En illustrant un sacrilège qui voue ses auteurs à la damnation, il dépeint moins la détresse des victimes (et convoque moins leur mémoire) que le nihilisme des criminels. C’est donc l’effroi qui domine. Le fracas. Le bruit dans ce qu'il de plus brut. La haine aussi aveugle qu’absolue. Et la peur, traduisant ces instants suspendus où l’on prête l’oreille aux échos d’une tempête, en se demandant si elle est sur le point de s’éteindre ou si elle s’apprête à déferler à nouveau après avoir rassemblé ses forces. Kristallnacht a beau déverser sur nous des torrents de laideur ; l’œuvre n’en reste pas moins majeure. Et art, au sens le plus puissant du terme. Elle a beau déployer une approche souvent anti-musicale, elle n’en est pas moins musique et réflexion sur le sens de la musique elle-même. Seul un génie comme Zorn pouvait nous laisser nous démerder avec ces paradoxes.


[NB - Kristallnacht est un album par ailleurs fondateur pour le label Tzadik. Il est en effet le premier volet de la collection RJC (Radical Jewish Culture) qui repense les racines des traditions musicales juives. En réussissant l'exploit de les renouveler, de les marier à quantité d'autres cultures musicales en fonction des interprètes diligentés. C'est donc aussi un point clé de l'histoire du label (et de la musique) qui se joue avec cette réédition en 1995.]


mercredi 8 novembre 2023

Julio Resende, fils de la révolution...


24 avril 1974. 22h25. Le journaliste lisboète João Paulo Diniz diffuse sur les ondes de Rádio Emissores Associados la chanson E Além do Adeus. Une bluette pas économe en arrangements (déjà ringards à l’époque) dans la veine de ce que la variété portugaise se plaisait à produire dans les 70’s pour attendrir les cœurs d’artichaut des familles lusitaniennes lisses et propres sur elles. C’est d’ailleurs cette chanson qui fut présentée le 6 avril par le Portugal et le chanteur Paulo de Carvalho pour le concours de l’eurovision 74. Et ce n'est pas un hasard tant cette mélodie semble taillée pour le sommet de mauvais goût que constitue cette navrante cérémonie.

25 avril 1974. 2 heures plus tard. La radio catholique Renascença diffuse quant à elle une chanson bien plus offensive, et du reste interdite par un pouvoir Salazariste à bout de souffle : Grandôla Vila Morena de l’auteur-compositeur contestataire Jose Afonso.

Ce sont ces deux chansons qui lancent les opérations militaires qui renverseront en quelques heures à peine (et sans grande effusion de sang) la dictature portugaise, vieille de plus de 40 ans, et dirigée alors par Marcelo Caetano, cacique isolé et remplaçant de circonstance du tutélaire Salazar à la suite de son accident vasculaire cérébral. La première chanson indiquait aux troupes du MFA qu’elles devaient se tenir prêtes à intervenir. La seconde les enjoignait à prendre possession des principaux points stratégiques du pays. L'histoire, après de sombres hoquets, se remettait en marche. Et la vie...

Que le début de la Revolução dos Cravos ait commencé de la sorte, c’est à dire en chansons, ne doit pas surprendre. Parmi tous les pays d’Europe, le Portugal est sans doute le seul à avoir établi un lien aussi étroit entre l’existence, le quotidien, les choses de la vie en somme, et la musique. Et pourquoi pas l'Histoire ? Le fado lui-même est le fruit de ce lien si particulier que l’on ne rencontre habituellement que dans les régions de l'hémisphère sud. Et c’est en partie comme cela qu’il faut l’entreprendre. Le comprendre. Et en faire l'expérience.

Au-delà de cette anecdote historique, ironique à certains égards et traduisant une certaine malice - si l’on prend en considération les thèmes abordés par ces deux chansons, la première actant la fin d’une relation amoureuse, la seconde dont le rythme martial exalte la perspective d’un soulèvement populaire - la révolution portugaise, elle aussi, été mise en musique. Et même au-delà du Portugal si l’on pense à la chanson de Chico Buarque, Tanto Mar. Grandôla Vila Morena, quant à elle, obtiendra une forme de postérité artistique (au contraire de la chanson eurovisionnée qui se contentera d'appartenir sans mérite particulier à l'Histoire tout court). Réinterprétée par Amalia Rodrigues (pourtant soupçonnée de complaisance avec le pouvoir salazariste) et même revisitée par Charlie Haden en 82 dans le cadre des sessions de l’album Ballad of the fallen, elle est le symbole par excellence du bouleversement démocratique connu par le Portugal en 74 ; bouleversement qui dépassera les simples frontières du pays en ce sens qu’il sera aussi le point de départ de la décolonisation portugaise, avec les indépendances successives de la Guinée-Bissau, du Cap-Vert, de Sao-Tomé et Principe, de l’Angola… et de Cabinda (dont la joie sera de courte durée puisque la région est encore aujourd’hui occupée par l’Angola voisin). 


L’histoire n’est pas cyclique ; c’est une mauvaise vue de l’esprit. Une flemmardise intellectuelle. En revanche, notre manière de nous replonger en elle l’est complètement. Tout comme notre besoin de relire les traditions à l’aune de la modernité. Il y a une filiation entre Amalia Rodrigues et un tas de musiciens contemporains portugais par exemple. Appelez cela transmission ou tradition, ce lien est  indéfectible, autant que peut l’être une langue commune qui, en dépit de toutes ses altérations, stratifie la matière d’une histoire partagée (et étonnamment linéaire). Au sein du courant jazz, un jeune pianiste portugais incarne cette filiation directe mieux que quiconque. En 2013, il consacrait d’ailleurs un album à la mémoire d’Amalia Rodrigues. En 2020, il établissait le fado jazz en tant que concept à part entière. Et il vient tout juste de sortir sur le label ACT un disque célébrant l’héritage de la Révolution des œillets : Sons of Revolution.

Quelle musique fait exactement Julio Resende ? Lui-même ne semble pas réellement le savoir. Le jazz est un terme par défaut qui sert aujourd’hui à qualifier des musiques partageant plus de différences que de similitudes. Nous l'employons faute de mieux. Resende fait-il du jazz ou du fado ? Il confesse lui-même, avec une grande lucidité, ne pas souhaiter perdre de temps à s’appesantir sur une interrogation qui serait de nature, peut-être, à brider ses intentions. Et cela s’entend certainement dans sa musique qui alterne avec un confondant natutrel les architectures propres à l’improvisation comme les mélodies simples, que l’on déclinerait comme on pourrait le faire dans le cadre de chansons populaires. Cela s’entend dans Sons of Revolution qui déploie des intentions affirmées se situant bien au-delà de toute codification. 

L'album de Resende commence par la courte composition Portugal celebrates with red flowers (en référence aux œillets bien entendu). Ce sont dès les premières notes des images qui vous assaillent. Des visages, des souvenirs de visages et des figures plus nettes d’héritiers et d’héritières. Une nuée d'âmes et d'aspirations. Au-delà des questions formelles, n’est-ce pas le propre des grandes réussites musicales que de fabriquer pour vous des images mentales ? Idem avec Mr Fado Goes to Africa for the first time qui réalise une prouesse de synthèse ; ce que Resende est lui-même, en sa qualité de rejeton d’un père originaire d'Angola et d’une mère portugaise. Fado Poinciana for Ahmad Jamal en est une autre, dans un genre complètement différent. Ainsi se succèdent les idées d'un pianiste qui, en revisitant l'histoire de son pays, s'approprie les traditions, les formes et les couleurs.

Peut-être faut-il en conclusion parler de ce qui semble un clin d’œil à l’histoire en clôture de cette splendeur de disque ; accessoirement la seule chanson de l’ensemble, A casa dela Her house, interprétée par Salvador Sobral, celui-là même qui remporta pour le Portugal le concours de l’Eurovision en 2017 (avec une chanson correcte et intimiste, ce qui n’est pas un mince exploit). Les deux hommes n'en sont pas à leur première collaboration. Cabral chantait déjà sur un des projets de Resende : Alexander Search, ainsi nommé d’après l’un des hétéronymes de Fernando Pessoa. On pourrait de la sorte légitimer la présence de Cabral comme la suite d'une camaraderie artistique qui ne date pas d'hier. D'un autre côté, comment ne pas y voir un rappel de l’histoire, un retour subtil à cette heure fatidique où les premières mesures dégoulinantes de sirop d’E Além do Adeus résonnèrent dans le poste de ceux qui se tenaient prêts à renverser la léthargie de l’Histoire.

L’histoire n’est pas cyclique, écrivions-nous. Contrairement à notre manière de nous replonger en elle…




mardi 7 novembre 2023

Sam Rivers et les fidèles - Montreux 73


On peut lire l'histoire du jazz comme une histoire de foi. Et ce n'est pas une lecture qui incitera à l'optimisme car cette foi est en voie de disparition. Les affiches des festivals de jazz sont un bon indicateur de cette déperdition. Une comparaison (par exemple) entre les affiches du festival de Montreux d'aujourd'hui et d'il y a pile 50 ans est éclairante à cet égard. Cet été, il fallait frénétiquement fouiller dans la programmation pour y trouver un artiste de jazz digne de ce nom. Le grand Pat Metheny semblait la caution volontaire de ce triste marasme. 50 ans plus tôt, en 1973, le festival de Montreux en était à sa 7ème édition. 7 éditions, c'est assez pour se faire un nom mais c'est bien entendu trop peu pour perdre la foi. Si les 3 premières journées du festival brassaient large,  en convoquant des bluesmen (et même le groupe Canned Heat) ou en consacrant une (belle) soirée aux grandes figures de la scène New-Orleans (Dr John, Professor Longhair, les Meters...) - ce qui est tout de même loin d'être dégueu - les journées suivantes offraient un magnifique terrain d'expression pour des musiciens représentant toutes les facettes du jazz : entre le collectif Magog, Barney Kessel, Bobby Hutcherson, Dexter Gordon, Cannonball Adderley, Gene Ammons, Ronnie Foster, Gato Barbieri, Pharoah Sanders, Michael White...

Ce qui est remarquable dans cette programmation, c'est qu'elle semblait alors échapper aux tendances mêmes du jazz. Alors que l'année 73 est l'année du jazz-fusion, avec l'émergence du Return to Forever de Corea ou la parution retentissante du second album du Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin (Birds of Fire), il n'y a guère que Magog pour représenter le courant. Et ce, en dépit de toutes considérations purement commerciales voire financières. L'édition 73 revendique ainsi sa liberté et sa mise au service d'une musique qui, dans sa forme la plus pure, a encore énormément à dire. Il serait fastidieux de dresser de rébarbatifs comparatifs mais cette même édition a aussi son héritage discographique. Le concert de Gato nous a donné à l'excellent El Pampero (que j'ai d'ailleurs évoqué il y a peu de temps ici). Les performances de Bobby Hutcherson, de la chanteuse Marlena Shaw, de Magog, de Gene Ammons (en compagnie de Hampton Hawes, Cannonball Adderley, Dexter Gordon ou encore Kenny Clarke) ont (entre autres) elles aussi été publiées. Et méritent plus qu'une écoute attentive. 

De cette orgie discographique (constituée à travers le temps au gré de publications plus ou moins tardives) se distingue une galette en particulier, très emblématique de la foi qui animait les organisateurs et programmateurs du festival. Publié chez Impulse, Streams est le témoignage non exhaustif de la fantastique performance donnée par le saxophoniste Sam Rivers en trio le 6 juillet 1973. Peut-être faut-il dire quelques mots de Sam Rivers. Bien qu'il soit l'un des musiciens les plus aventureux des années 70, Rivers a toujours eu des difficultés à imposer sa voix. Après 4 albums de grande qualité, la maison Blue Note le laisse par exemple choir en 67 sans aucun scrupules. Plus grave pour lui et sa carrière, Rivers passe à un cheveu d'intégrer le second grand quintet de Miles. Il paye son excès de liberté vis-à-vis d'un musicien qui goûte peu les approches free. Le trompettiste lui préfère finalement (et assez logiquement) Wayne Shorter. Mais la pilule est sans doute amère. Entre 67 et 73, Sam Rivers ne décroche aucune session studio. Et ne dispose d'aucun contrat. D'aucuns jetteraient l'éponge. Rivers continue de camper au milieu du ring, en montant avec son épouse un véritable pôle créatif, le studio Rivbea. Une persévérance qui paye enfin et attise la curiosité du label Impulse qui lui propose enfin un contrat après 5 grosses années de carence. Ce n'est pas suffisant pour lui ouvrir les portes des studios (cela viendra) mais ça l'est pour inciter le label à enregistrer le musicien in situ. Le 6 juillet 73 donc, au festival de Montreux, pour ce qui constitue un exercice de liberté totale.


On ne sait ce qui a incité les programmateurs du festival de Montreux à inviter Rivers. Comme on l'a dit, Rivers n'a aucune actualité chaude en 73. Il faut avoir trainé ses guêtres à Manhattan (dans le quartier de NoHo) pour avoir eu vent de la nature de son évolution musicale. Montreux avait peut-être des relations avec le label Impulse! Quoi qu'il en soit, l'invitation est maintenue, en dépit des modes, en dépit des critères qui peuvent constituer l'événement clé d'un festival d'été (même de jazz).  En anglais, Streams qualifie le courant d'un cours d'eau. Le terme est de fait l'illustration générique parfaite pour illustrer les 50 minutes de musique de ce live incandescent, de ce lumineux postulat de liberté et d'improvisation continue. Le courant free peut sembler abscons à un grand nombre d'auditeurs. Il le fut parfois...souvent. Pour l'auteur de ces lignes également. Mais la musique de Rivers, en ce jour de juillet 73, est tout sauf absconse. Elle peut-être agitée de remous, elle peut bouillonner ici, et couler là, mais elle déroule toujours avec fluidité ses intentions. Sans borborygmes, ni vaine agitation, elle conjugue le rapport qu'entretient Sam Rivers avec son africanité, celui qu'il noue avec tous les musiciens qui l'ont précédé (le musicien a un solide passé de bopper), mais aussi de réels accents lyriques par moments (faisant alors oublier la totale liberté qui unit l'ensemble), sans doute hérités d'une connaissance fine des modes, de la musique classique et contemporaine. Toutes ces inclinaisons se succèdent les unes aux autres, s'enchevêtrent parfois, dialoguent même, sans se confronter jamais. Dans cette musique, tout est associé, les musiciens comme les directions entreprises, tout est unité.

Il en fallait de la foi pour proposer à Rivers de s'approprier la Maison des Congrès de Montreux. Pour oublier les modes, lever le nez des soucis de rendement, qui devaient forcément étreindre les responsables du festival. Mais c'est l'une caractéristiques de la foi que de vous inciter à croire qu'elle constitue en elle-même une récompense. Surtout quand - ce devait être le cas à l'époque avec le soutien du label Impulse! - on devine que l'on pourra écrire un morceau d'histoire en garnissant ses glorieuses archives. Du reste, cette foi semblait à l'époque partagée par les spectateurs, visiblement enthousiasmés par l'engagement total du trio. La conception que Rivers avait de la musique free dégageait une chaleur et une intention de proximité que l'auditeur ne pouvait ignorer. Auditeur qui, en l'espèce, n'avait nul besoin d'être un mélomane averti ou un expert de l'exégèse free. Aussi intransigeante que soit la musique de Rivers ; c'est là l'un de ses grandes paradoxes. Tout au bout de cette petite heure de grande musique et d'expression commune de foi, on ne peut que regarder devant soi et se demander s'il y a encore de la place en 2023 pour tous ceux qui veulent continuer d'y croire. A l'heure où j'écris ces lignes, force est de constater que cette foi, peu à peu, s'éteint... Ce puissant témoignage est là pour nous inviter à la renouveler. Pour nous convaincre d'oublier quelques instants les modes, les tendances et les événements parfois factices créés par l'actualité médiatico-discographique... A retrouver le goût de l'aventure en musique, en somme...