lundi 4 décembre 2023

Paul Bacon ou la musique matérialisée

 


En apparence, le son est immatériel. En apparence seulement, bien sûr. La physique vous apprendra qu’il n’en est rien. L’étude sommaire des évolutions à travers le temps des formats discographiques également. De fait, ces progrès ont offert à la musique une autre forme de matérialité. Une matérialité indirecte certes, mais puissante et surtout émotionnelle. Charriant son lot de souvenirs, d’évocations intimes. Cette histoire particulière des supports discographiques est passionnante pour un paquet de raisons. J’en citerai deux : l’évolution des supports discographiques a eu une influence directe sur la création musicale elle-même ; elle a aussi contribué à la réunion de plusieurs formes d’art.

Le premier LP de l’histoire (ou Long Play) gravé sur une galette 12 pouces est commercialisé en 1948. Et c’est sans surprise un enregistrement de musique classique : l’interprétation donnée au Carnegie Hall par le Philharmonic-Symphony Orchestra of New York (dirigé par Bruno Walter) du Concerto pour violon ((n°2) en mi mineur, opus 64) de Mendelssohn. Il s’agit en réalité d’une réédition. Cette interprétation a déjà été commercialisée par la maison Columbia sous le format courant de l’époque 3 années plus tôt : le 78 tours. Il s’agit donc d’un essai. Mais c’est un essai qui va ouvrir des portes jusqu’alors insoupçonnées. A l’époque, seule la musique classique est à même de se couler dans ce nouveau format long. Ailleurs, on enregistre encore majoritairement à l’unité. Ou par lot de 2 à 3 morceaux. Et ce, quel que soit le genre. 1948 est en ce sens une année clé pour tous ceux qui vont se montrer désireux de changer leur approche en matière de composition. Car, avec ce nouveau format, c’est la notion d’album qui peu à peu se crée (pas immédiatement certes mais relativement rapidement), et un raisonnement logique conduisant à l'idée que l'on puisse établir une passerelle entre le format et le travail de composition. Cette passerelle, c’est le concept – ou, à tout le moins, l’idée que les pièces composées pour un même album peuvent (et doivent) procéder d’une intention commune ou d'une thématique propre à les rassembler.

D’aucuns pensent que la pop et le rock ont fondé ce principe. C'est faux. C’est le jazz qui, le premier, l’a établi et gravé dans le marbre (ou le sillon), à l’utilisation des générations de chevelus futures. Les Beatles sortent Sgt Pepper’s en 67, en pensant avoir inventé l’eau tiède. Dix ans plus tôt, Duke composait pourtant un matériau unifié, inspiré de Shakespeare, en sortant l’album Such Sweet Thunder. Immense compositeur de suites, Ellington voyait logiquement dans ce nouveau format une opportunité rêvée de renforcer l'orientation thématique de son travail. D'autres musiciens ont pressenti le futur sens de l’histoire. Sinatra par exemple. En 55, sous contrat avec Capitol, le chanteur enregistre In the wee Small Hours ; pas loin d'être un des premiers albums-concepts de l'histoire avec son matériau dépressif et ses arrangements gluants. Au milieu des 50's, les autres courants de ce que l'on pourrait appeler la musique populaire n’en sont pas encore là : la culture du single est encore toute-puissante (elle perdurera du reste longtemps, bien après l’émergence de l’album era) et la fine galette 7 pouces (45 tours par minute) reste le support privilégié des accoucheurs de morceaux sur 3 accords… 

Avec l’émergence de l’album, au sein du jazz, c’est aussi le concept d’art-work qui  voit le jour. Le disque devient dès lors plus qu’un simple support ; il devient un objet. Un objet de collection. Que l’on s’approprie, que l’on peut manier à loisir, que l’on peut admirer. Les labels pressentent aussi l’opportunité. Ce sont ainsi de réelles esthétiques qui vont voir le jour. Pour les labels west coast, les ambiances chaleureuses et colorées. Pour Blue Note une esthétique visant l’élégance de la sobriété. Ce sont aussi des designers de talent et des photographes de génie qui vont trouver là un fabuleux terrain d’expression artistique. Vous avez dans ce condensé d’histoire l’une des motivations de la puissante nostalgie qui étreint ceux qui découvrent ou redécouvrent aujourd’hui la magie si sensuelle de la galette 12 pouces.

L’un de ceux qui ont forgé cette esthétique est né il y a presque 100 ans. Il s’appelait Paul Bacon. Né le 25 décembre 1923, dans une ville moyenne de l’état de New York, Bacon grandit au sein d’une famille qui va prendre en pleine gueule le déclassement de la Grande Dépression. Conséquence de cette difficile période pour un grand nombre de familles américaines, le jeune Paul n’ira pas à l’université. Sortant d’un lycée de Newark spécialisé dans les cursus artistiques, il se retrouve sur le marché du travail, proposant ses services à d’anonymes agences locales de publicité. Nous sommes au tout début des années 40 et Bacon s’intéresse déjà à la musique jazz. Il écoute Benny Goodman – on fait ce qu’on peut – et fait partie d’un petit club de passionnés de jazz. Il exerce alors ses frais talents de designer dans les pages des publications de ce petit groupe, puis, un peu plus tard, pour le magazine JAZZ, créé par Bob Thiele, qui deviendra quant à lui un producteur majeur de l’histoire (chez Impulse) et le fondateur du merveilleux label Flying Dutchman. C’est après un enrôlement de 3 ans chez les Marines (sans jamais participer aux combats) que la carrière de Bacon prend enfin un tournant majeur. A la faveur d’une rencontre avec Alfred Lion qui lui propose de se faire la main sur les premières galettes 10 pouces du label Blue Note. A l’époque, il faut encore dessiner. Bricoler. Bacon le fait à merveille. A tel point qu’il finit par devenir la tête pensante de la création artistique d’un autre label légendaire de l’histoire du jazz : Riverside.


Le style de Bacon procède de principes simples. Se servir de la matière première. Quand il design pour le monde de l’édition, il travaille visuellement sur les mots. Pour Riverside, il valorise les musiciens eux-mêmes et s’appuie sur leur personnalité pour ce faire. Monk dans une carriole rouge de gosses (après qu’il ait refusé de revêtir une cape de moine trappiste), jeux calligraphiques pour illustrer l’émergence du nouveau pianiste qui rend tout le monde dingue (Bill Evans), chef-d’œuvre d’abstraction épurée pour la Freedom Suite de Rollins, cliché romantico-James-Deanien pour les albums vocaux de Chet Baker : Paul Bacon n’invente rien. Il ne fait que matérialiser sur pochette l’esprit de la musique que le label Riverside a gravé sur microsillon et un peu des personnalités qu’il côtoie. 

Toute cette musique est aujourd’hui indissociable de ces écrins. C’est au progrès technologique qu’on le doit mais surtout au talent d’hommes tels que Paul Bacon. Ce sont ces disques que l’on chérit, ces images qui nous restent. Ce sont elles qui nous offrent ce supplément d’émotion qui jaillit de nos mémoires à l’évocation de telle ou telle inoubliable session. Au-delà des éternels débats entre les mérites de l’analogique et du numérique, ce sont elles qui ont établi notre rapport sensuel avec la musique. Physique.