jeudi 26 octobre 2023

50 ans de chasseurs de têtes...


La carrière de Herbie Hancock est un incessant mouvement de balancier qui penche tantôt du côté du corps, tantôt du côté de l’esprit. Pour autant, ce serait une erreur de considérer sa carrière comme une succession d’alternance binaire. Quand le corps de Hancock s’exprime, l’esprit continue à s’exprimer et vice-versa. Quand l’un domine l’autre, il ne le réduit jamais totalement au silence pour le dire autrement. Les questionnements du pianiste entre 1971 et 1973 illustrent toutefois ce qui est alors un conflit intérieur manifeste ; un conflit qui, une fois résolu, rendra du reste bien plus harmonieux les mouvements de balancier suivants qui continueront à rythmer ses différentes phases créatives, entre escapades hip-hop, création du V.S.O.P. ou copieuse relecture du songbook gershwinien. 

Au début des années 70, Hancock – comme un paquet de jazzmen – éprouve une fascination à l’égard du bond technologique qui chamboule la création musicale. Les instruments électroniques sont en train de changer la face de la musique et de faire bifurquer le cours de son histoire. En 70, Miles a sorti Bitches Brew et les innovateurs se demandent à peu près tous ce qu’ils pourront bien faire après un truc pareil. Hancock, comme les autres. La réponse de Hancock est un triptyque : 2 albums enregistrés pour le label Atlantic (Mwandishi en 71 et Crossings en 72), une oeuvre volcanique et complexe qui inaugure son tout nouveau contrat signé avec CBS (Sextant en 73). 3 disques expérimentaux, puissamment spirituels mais aussi rêches parfois, il faut bien le dire, comme le sont souvent les œuvres cérébrales. Ce qu’en dit Hancock dans son autobiographie (Possibilities, parue en 2015) ne fait que confirmer mon propos : « Je considère l’expérience Mwandishi comme un groupe R&D. Il s’agissait avant tout de défricher, d’expérimenter, de révéler l’inconnu, de voir ce que personne n’avait vu, d’entendre ce qui n’était pas entendu. Parfois, nous partagions une telle compréhension, une telle empathie sur scène, que tout semblait vraiment spirituel. Mais lorsque nous n’étions pas connectés, l’expérience devenait désagréable et ce que nous jouions ne sonnait que comme du bruit pur et simple, même de notre point de vue… »

En 73, à la croisée des chemins, Hancock s’interroge sur la direction à privilégier. Il vient tout juste de découvrir le bouddhisme, sur les conseils de Buster Williams, le bassiste du Mwandishi. C’est en contemplant son Gohonzon (parchemin et objet de dévotion) et en psalmodiant que le déclic survient : « Tout d’un coup, je me suis vu assis avec le groupe de Sly Stone. J’ai adoré cette vision. Mais l’image a évolué et ce n’était plus que moi et mon propre groupe, en train de jouer tous ces trucs funky. Sly Stone jouait avec moi. Et j’avais cette sensation d’étrangeté et d’inconfort. Je devinais que cet inconfort n’était que l’expression de ce snobisme jazz qui situait le funk au plus bas niveau de la chaine alimentaire. Je me suis alors posé cette simple question : est-ce qu’il y a quelque chose de mal dans le fait de jouer du funk ? Non. Etait-ce plus grave de jouer du funk avec mon groupe plutôt qu’avec celui d’un autre ? Non. Alors, pourquoi est-ce qu'une petite voix dans ma tête refusait l’idée ? Dans ma vie, j’avais écouté beaucoup de funk, dont Sly Stone. Et le funk avait un lien évident avec le jazz, et avec l’expérience noire dans son ensemble. J’ai dû faire face à mes propres préjugés et j’ai dû les vaincre. Et c’est à ce moment à que j’ai décidé de commencer à jouer du funk. »

De son côté, Miles ressent lui aussi le besoin de s’inscrire dans le sillon creusé par la musique de Sly Stone. Mais, contrairement au processus créatif qui avait abouti à la sortie de Bitches Brew, Miles ne sera pas le premier à dégainer. Peut-être par excès d'ambition, parce qu'il ne consentit pas à arrêter de faire tourner ses méninges et à s'empêcher de rêver de produire la synthèse artistique afro-américaine ultime. L’ancien pensionnaire de son quintet le devancera. Avec l’intuition et les tripes comme seuls guides. Ce chamboule-tout, née d’une épiphanie, est fulgurant. Hancock commence par repenser son groupe. De l’ancien Mwandishi band, seul le saxophoniste et flutiste Bennie Maupin survit. Il engage le bassiste Paul Jackson (jeune prodige de 26 ans à l’époque), le batteur Harvey Mason et le percussionniste Bill Summers. Les Head Hunters sont nés. Quelques semaines plus tard, en septembre 73, ce nouveau groupe se retrouve à San Francisco. La sortie de l’album survient le 26 octobre 1973. L’intuition avait du bon : avec l’album Head Hunters, Hancock fait exploser sa notoriété auprès d’un public beaucoup plus large en récoltant des ventes plus qu’inhabituelles pour un jazzman (ceci est un euphémisme). Accessoirement, cette maturation lui donnera, comme on l'a dit, de précieuses clés pour le reste de sa longue carrière.


Head Hunters a 50 ans aujourd’hui même. Que reste-t-il de ce groupe qui a de fait complètement brisé les codes ? Un style pour commencer. Ça n’a l’air de rien mais il suffit de se plonger dans les archives photographiques de cette époque bénie et de contempler béat les merveilleux accoutrements de ces cinq là. Un son, bien entendu, ensuite : entre le Fender Rhodes magique de Hancock, la frappe si particulière de Mason, les extravagances de Bill Summers (allant jusqu’à souffler dans des bouteilles de bière pour lancer une toute nouvelle version de Watermelon Man) et les lignes de Paul Jackson, plus improbables les unes que les autres, sans cesse agrémentées de variations. La réussite de ce disque qui, 50 ans plus tard, n’a presque pas pris une ride (en dépit du fait qu’il soit totalement imprégné de son époque), c’est celle d’un casting – et ce n’est sans doute pas un hasard si les Headhunters existent toujours aujourd’hui. Car là où le corps de Hancock s’exprime, les neurones continuent à s’activer en sourdine. Herbie pensait peut-être engager des musiciens de funk (Bennie Maupin mis à part), il se retrouva bel et bien avec d’authentiques jazzmen, adeptes du dialogue permanent. Un élément sensible sur le titre-hommage Sly, débridé et multidirectionnel, et sur la composition phare de ce disque, Chameleon, dont l’inattendue variation est intemporelle et sans doute constitutive des codes du genre.

Comme je l’ai dit plus haut, si les Headhunters ont été assemblés par Hancock, ils vont aussi vivre leur vie propre. 3 albums avec Hancock suivront : le splendide Thrust en 74 (qu’il m’arrive de trouver meilleur que le premier opus), Man-Child en 75 (plus inégal), sans oublier, entre ces deux albums studio un live incandescent (Flood) qui fut commercialisé dans un premier temps sur le territoire japonais exclusivement. En 75, le groupe enregistrera aussi un album sans Hancock, mais avec quelques invités (les Pointer Sisters sur l’indépassable God Make me funky). C’est ainsi le petit pied de nez de l’histoire ; en suivant les élans de son corps, Hancock en constitua un autre…qui parvint en fin de compte à bouger tout seul. 

N.B : Les Headhunters connaissent aujourd'hui une vague revival autour de Mike Clark (batteur qui remplaça Harvey Mason en 74) et de Bill Summers. Le fantastique Donald Harrison supplante Bennie Maupin. Ils ont sorti un album plus que valable en 2022, Speakers in the House...et sont actuellement en tournée. Ils seront même le 2 novembre prochain au New Morning. Ne ratez pas ces légendes !