jeudi 12 octobre 2023

Gato Barbieri et le chant du gaugho


Hier, j'ai vu passer une petite vidéo sur twitter. Un court extrait de la performance donnée par Gato Barbieri en 71 à Montreux, dans une formule sextet au sein de laquelle on retrouvait, il n'est pas inutile de le signaler, de bien joyeuses pointures : Lonnie Liston Smith au piano, Chuck Rainey à la basse, Bernard Purdie à la batterie et une paire de percussionnistes de rêve composée de Sonny Morgan et de Naná Vasconcelos. 

Cette vidéo m'a immédiatement fait penser à l'album live de Gato, découlant de ce concert (sorti en 73 sur le label Flying Dutchman), et qui porte le nom d'une composition de Gato jouée ce soir là : El Pampero. Bien évidemment, je me suis empressé de réécouter ces instants suspendus et saisis. Avec un plaisir que je ne prends pas la peine de dissimuler. Je vais dire quelques mots de cette captation vidéo parce qu'elle donne à voir et à entendre des parties qui n'ont pas pu, faute de place, être gravées sur microsillon. Une spirituelle introduction au morceau Brasil par exempleCette introduction, que je n'avais jamais entendue, donne une toute autre couleur à la reprise de ce standard désormais tristement éculé qu'est Brasil. Grâce au berimbau de Naná et à ses facéties notamment. Et bien sûr, grâce au sax chamanique de Gato. Mais aussi intéressante que soit cette introduction, et ma découverte de celle-ci, ce n'est pas Brasil que j'avais l'intention d'évoquer en commençant à écrire ce matin.

El Pampero (l'un des meilleurs live de Barbieri gravés sur microsillon au passage) comporte une autre reprise d'une chanson de légende. Non du répertoire populaire brésilien cette fois-ci, mais du grand répertoire argentin. Cette chanson-monument (ou presque) s'intitule El Arriero, soit, le muletier, si l'on opte pour une traduction littérale. A l'écoute de l'intégralité du texte de la chanson, certains préfèreront le terme gaucho. Ce n'est pas moi qui pourrais vous éclairer sur ce point ; je me bornerai à faire confiance à ceux qui maîtrisent les subtilités de l'espagnol. Cette traduction (ou cette interprétation) semble toutefois attestée par le film Horizontes de Pedra du cinéaste argentin Román Viñoly Barreto, dans lequel on entend non seulement jouer El Arriero mais dans lequel figure également son compositeur. Les images parlent d'elle-même.

Puisque nous parlons du compositeur d'El Arriero, peut-être serait-il bon de parler enfin de lui. Atahualpa Yupanqui est l'un des pères fondateurs de la chanson populaire moderne argentine. Poète, résistant absolu, guitariste délicat, il est en quelque sorte à l'Argentine - j'espère ne froisser personne - ce que Joao Gilberto est au Brésil. Une figure tutélaire. Un totem artistique auprès duquel chacun peut venir se recueillir. Un commun national. Sous nos latitudes, il eut aussi ses instants de reconnaissance. En France tout particulièrement, dans les années 50, lorsque Piaf l'invita à se produire à Paris et qu'il signa, quasiment dans la foulée, un contrat avec le label Le Chant du Monde.

Yupanqui n'est pas le seul signataire de ce monolithe de la chanson argentine qu'est El Arriero et il serait dommageable de ne pas mentionner l'apport de sa seconde épouse, la pianiste et compositrice française, Antoinette Paule Pépin-Fitzpatrick. Une partenaire de vie mais aussi de travail puisqu'ils composeront ensemble un paquet d'autres (excellentes) chansons à travers le temps. En dépit des vents contraires, administratifs pour commencer, puisque les deux épris furent contraints de s'unir en Uruguay, le divorce étant interdit en Argentine à l'époque. Juridiques, ensuite, puisqu'Antoinette ne signa jamais de chansons sous son patronyme mais sous un pseudonyme masculin : Pablo Del Cerro. Une concession au sexisme donc, faisant du reste figure de comble pour un musicien qui résista aux pires oppressions. A la censure, l'exil, l'extradition, l'enfermement et même à la torture sous le régime péroniste ; période sombre pendant laquelle on l'accusa, comme il en témoigna plus tard, "d'absolument tout et même parfois des crimes du lendemain". Il raconte aussi que des brutes du régime allèrent jusqu'à lui briser la main droite, manière bien nihiliste de réduire cet implacable résistant au silence. Ironie de l'histoire : ces infames tortionnaires ne savaient pas que Yupanqui était gaucher.  Une chance qui n'effaça pas les stigmates de cette époque barbare dans la mesure où l'index de la main droite de Yupanqui, selon son propre témoignage encore, ne s'en remit jamais complètement. Qu'à cela ne tienne, Don Ata comme on l'appelle aujourd'hui, a mis la postérité dans sa poche.

Yupanqui et Antoinette composent El Arriero en 1944. A l'époque, Juan Perón a bien entamé l'accession qui l'amènera au pouvoir en juin 46. Yupanqui bourlingue alors - une tradition argentine bien ancrée, dans un pays qui offre autant de contrastes - dans une région montagneuse du nord du pays (le Salta). Et il y croise, au détour d'un bivouac, un gaucho, menant un petit troupeau d'une vingtaine de vaches. La suite de l'histoire est impossible à comprendre pour un non hispanophone. On invite le muletier ou le gaucho à venir partager ce repas de fortune. Mais il ne peut s'arrêter en chemin. Telle est sa condition ; suivre les vaches en digérant son sort... Et pour appuyer son refus, il prononce ce dicton que je ne parviens pas à traduire et qui reste donc absolument abscons pour moi : Ajenas culpas pagando y ajenas vacas arreando’

"Le dicton m'est resté, raconte Yupanqui, et je l'ai immédiatement écrit sur du papier que j'avais dans mes sacoches. À partir de ces versets, j'ai commencé à démêler les autres : « Les chagrins et les vaches / suivent le même chemin / Les chagrins sont nôtres / les vaches sont étrangères ». C'est ainsi qu'est née la chanson « El arriero », alors que nous étions presque clandestinement en train de rôtir du gibier..." Les chagrins et les vaches suivent le même chemin... A partir d'une telle poésie, on peut certes aller loin. Et c'est très exactement cette profondeur de champ qu'atteint El Arriero. On devine sans peine ce qui a ainsi permis à cette chanson de s'incruster dans le patrimoine musical argentin. L'expression brute et pourtant douce d'une condition, qui l'est à l'évidence beaucoup moins dans un pays où les inégalités sont si puissantes. Et il n'est pas du tout surprenant qu'un autre grand artiste de gauche comme Barbieri se soit emparé avec tant de profondeur de ce monument. L'humanité naturelle du son si unique de son tenor, son aptitude reconnue à osciller entre approche purement mélodique et improvisations incantatoires, le respect que manifeste toujours Gato Barbieri pour le matériau qu'il emprunte ; tout concourt à faire de cette interprétation un sommet. Il n'est pas facile de retenir son émotion en l'entendant, en fin d'interprétation, reprendre une partie des vers de la chanson de Yupanqui et d'Antoinette, témoin d'une inspiration que l'histoire a tenu à conserver, apportée nonchalamment par un anonyme qui n'en est plus un - l'histoire a retenu aussi son nom ; l'arriero se nommait Antonio Fernandez - certes fourbu, mais aussi philosophe (non pas d'état mais de condition).

N.B. Gato Barbieri a également enregistré une version d'El Arriero en studio. On peut la retrouver sur l'album Fenix, enregistré en avril 71.