jeudi 16 novembre 2023

Kristallnacht : Zorn à l'épreuve de l'histoire


L
a récente mise à disposition sur les labels de streaming d’une grande partie du catalogue Tzadik, label de l’excellent John Zorn, n’est pas seulement enthousiasmante pour les amateurs de longue date du musicien. Elle l’est – et ce, même s’ils ne le savent pas encore – pour tous ceux qui vont enfin pouvoir découvrir l’Œuvre de Zorn. Ce catalogue est d’une richesse et d’une diversité insondables à tel point que l’on pourrait croire qu’il manque de cohérence ou de lisibilité. Il n’en est rien ; il y a de l’intention – un projet – et une cohérence dans l’hypercréativité Zornienne. 

Parmi les chefs-d’œuvre indépassables du label, on ne peut pas faire l’impasse sur l’album Kristallnacht, réédition datant de l’année 1995 d’une œuvre parue 2 années plus tôt au sein du label japonais Eva ; œuvre totale interrogeant non seulement l’Histoire et l’identité juive mais aussi la place de l’art dans le cadre de l’entreprise mémorielle, voire la nature de l’art lui-même et son rapport ambigu avec la beauté.

Ici et là sur la toile, on trouvera tout un tas de commentaires sur Kristallnacht, sur l’art-work de ce disque semblable à nul autre, sur la lecture Zornienne (bien entendu singulière) de l’un des éléments déclencheurs de la Shoah, sur la longue pièce littéralement inaudible de près de 12 minutes (Never Again) – assortie du reste d’un avertissement du compositeur que l’on ne manque jamais de citer in extenso – occupant la deuxième plage de l’album, insoutenable montage sonore de bris de glace en continu, de cris, de déflagrations ou encore d’imprécations haineuses… La plupart d’entre elles ne font qu’aborder l’œuvre en surface, en ce sens qu’elles se bornent à contempler celle-ci de l’extérieur, à la décrire (de manière souvent imparfaite qui plus est), sans s’insinuer dans le nerf qui concentre l’ensemble de ses idées.

Pour faire le tour de cette terrifiante suite et la décrire fidèlement, il faudrait avoir les qualités d’un exégète et d’un historien tout à la fois. En se confrontant avec la sombre réalité de la nuit du 9 au 10 novembre 1938, en se confrontant à sa propre judéité (longtemps refoulée selon son propre témoignage), Zorn n’a pas choisi la solution de facilité. L’écoute attentive des 7 pièces qui composent cette suite démontrent qu’il n’ignorait plus rien de cet événement particulier. Pour en comprendre tous les accents, il nous faudrait maîtriser nous aussi chaque détail de cette terrible histoire. L’auditeur humble doit reconnaitre qu’il manque de références musicales mais aussi historiques pour en saisir chaque détail. Dans la pièce la plus terrible de la suite, Never Again, déjà évoquée plus haut, on peut par exemple entendre un motif étonnant : un tintement répétitif de clochette. Est-ce une ponctuation du mouvement ? Il revient en effet 3 fois, à des instants qui semblent clairement étudiés. J’aimerais percer ce mystère mais les armes me manquent. Je ne suis pas assez calé en liturgie juive pour savoir si l’on peut établir entre lien entre celle-ci et ces tintements répétés. Mais je ne peux m’empêcher d’y comprendre la notion de sacrilège, d’y voir une confrontation entre le mal absolu et le sacré. Je n’ai pas de réponse à cette énigme. Je ne peux que me rappeler que plus de 250 synagogues furent détruites ce soir funeste… 

Au-delà de toutes les questions que l’on peut se poser à l’égard des accents de la suite, qui nous rappellent à l’humilité, Kristallnacht interroge à l’évidence la fonction même remplie par l’art au sein de la communauté humaine. Tout en brisant une des idées reçues les plus répandues à travers le temps : l’art serait au service du beau. On pense à tort en avoir fini avec cette question. Tout comme il serait faux de dire que cette idée n’est défendue par des troupeaux de rétrogrades idiots. L’idée que l’art se soit abâtardi en quelque sorte, trahi lui-même, en se mettant au service de la laideur est une idée qui se défend très bien. Dès lors que l’on distingue les intentions, que l’on distingue les œuvres se vautrant avec complaisance dans la vase du laid de celles qui utilisent le laid pour aboutir à une forme supérieure de vérité.

Kristallnacht n’est pas une œuvre essentiellement inaudible ou repoussante. Elle fait souvent cohabiter la beauté et la laideur – l’humain, le sacré, le mal et l’inhumain – de manière simultanée parfois (on peut prendre en exemple la magnifique mélodie d’ouverture de la suite, Shtetl (Ghetto Life), perturbée par les éructations (d’époque) de Hitler lui-même). On ne pourra certes pas défendre l’idée que la suite de Zorn est belle en elle-même. Elle est bien loin de l’être et cette ambition semble n’avoir jamais figuré au cahier des charges. Zorn a refusé toute approche mélancolique ou larmoyante. L'adagio tire-larmes n'est pas au programme. En illustrant un sacrilège qui voue ses auteurs à la damnation, il dépeint moins la détresse des victimes (et convoque moins leur mémoire) que le nihilisme des criminels. C’est donc l’effroi qui domine. Le fracas. Le bruit dans ce qu'il de plus brut. La haine aussi aveugle qu’absolue. Et la peur, traduisant ces instants suspendus où l’on prête l’oreille aux échos d’une tempête, en se demandant si elle est sur le point de s’éteindre ou si elle s’apprête à déferler à nouveau après avoir rassemblé ses forces. Kristallnacht a beau déverser sur nous des torrents de laideur ; l’œuvre n’en reste pas moins majeure. Et art, au sens le plus puissant du terme. Elle a beau déployer une approche souvent anti-musicale, elle n’en est pas moins musique et réflexion sur le sens de la musique elle-même. Seul un génie comme Zorn pouvait nous laisser nous démerder avec ces paradoxes.


[NB - Kristallnacht est un album par ailleurs fondateur pour le label Tzadik. Il est en effet le premier volet de la collection RJC (Radical Jewish Culture) qui repense les racines des traditions musicales juives. En réussissant l'exploit de les renouveler, de les marier à quantité d'autres cultures musicales en fonction des interprètes diligentés. C'est donc aussi un point clé de l'histoire du label (et de la musique) qui se joue avec cette réédition en 1995.]