mardi 19 décembre 2023

Cette distance entre Tom Waits et moi...


 Ma première rencontre avec Tom Waits est une image. La couverture d'une cassette qui trainait son étrangeté dans le vide-poche de la bagnole de ma tante. Je ne sais plus très bien - la mémoire est si décevante et imparfaite - de quel album il s'agissait. Mais si je devais parier, je parierais sur l'album Rain Dogs. Pochette d'album il est vrai étrange... Je me souviens en tout cas que je protestais lorsque ma tante essayait de foutre cette cassette dans l'autoradio de sa Volvo. Je me dépêchais de trouver un moyen de la lui faire retirer pour y enfoncer une des mes compils improbables faites-main à la place. A cette époque, j'avais une cassette BASF sur laquelle j'avais enregistré plusieurs morceaux de Patti Smith, (extraits de Horses), des Ruts, de Third World... C'était l'été. La Bretagne familiale. Le matin, je me levais aux aurores pour aller faire les marchés avec mon oncle. Mais quelle années étions-nous ? Je ne sais pas. C'est l'été où j'ai emprunté la bécane de mon cousin, freiné de l'arrière sur un lit de graviers pour éviter une bagnole arrivant de la droite, et où j'ai terminé sur la chaussée, récoltant au passage de vilaines brulures à l'avant-bras et des points de suture sur le coude gauche... Je me souviens du service d'urgence - une petite fille attendait que quelqu'un vienne lui retirer des bouts de verre qu'elle avait enfoncés dans le pied (tout l'hôpital a entendu ses cris quand ils s'y sont mis et quand ils ont dû recoudre) - je me souviens du gars qui me retira des petits graviers de ma plaie à la pince à épiler. Je ne me souviens pas avoir eu autant mal que la petite fille. Mais il n'y a rien de plus douloureux que la plante des pieds, faites-moi confiance... J'ai passé le reste de l'été à aller me baigner avec une sorte de pansement adhésif transparent en plastique. 5 minutes de bain de mer pour une demi-heure de préparation. Aujourd'hui, la cicatrice que je conserve de cet épisode est assez laide. Violacée. Était-ce l'été 89 ? 90 ? Quoiqu'il en soit, voilà ma première rencontre avec Tom Waits. J'avais 12, 13 ou 14 ans et si on m'avait demandé de jurer, j'aurais juré sur mes ancêtres et toute ma descendance que je n'écouterais certainement jamais la musique de ce type de toute ma vie. Heureusement, personne ne m'a demandé rien de tel. Même la voix de ce type m'irritait. Racle-toi la gorge, ducon ! Les arrangements de l'album étaient un trop plein d'étrangetés, d'accords brisés, d'arpèges déments. Quand j'écoute ce disque aujourd'hui, j'ai l'impression qu'il oscille entre bruits et silences, entre désordre et musicalité. Voyez le morceau Tango till they're score : ces cuivres New Orleans tristes comme les pierres, si doux et mélodieux, et ce piano qui trimballe son squelette de notes tordues. Il y a quelque chose de vieux dans ce disque, de trop vieux, quelque chose de malsain parce que vieux, ou de vieux parce que malsain. Il était bien entendu impossible que je puisse aimer ça à un âge si précoce. Aujourd'hui ? Je ne sais pas trop. Je me situe dans une sorte d'entre-deux misérable...



Ma deuxième rencontre avec Tom Waits est survenue bien plus tard. Là encore, je serais bien incapable de fournir une datation précise. Je devais tout juste être  majeur ou quelque chose comme cela. J'habitais encore chez mes parents, ça j'en suis certain. Je découvrais on ne sait trop comment le film One from the heart de Coppola. Une comédie musicale (et sentimentale) datant de 1982 dont la musique avait été composée par Tom Waits. Les souvenirs forment une matière étrange. Je n'ai vu ce film qu'une seule fois dans ma vie et j'ai longtemps été persuadé d'avoir vu un film dont les rôles principaux étaient tenus par Richard Dreyfuss et Terri Garr. Terri Garr est bien Frannie dans le film de Coppola. J'ai toujours eu beaucoup d'affection pour cette actrice qui n'a sans doute pas eu la carrière qu'elle méritait. Je pense à peu près la même chose de Richard Dreyfuss. Sauf que...Richard Dreyfuss ne joue pas du tout dans One from the Heart. C'est Frederic Forrest qui tient le rôle principal. Le rôle d'un type qui symbolise l'errance à tout point de vue et réalise trop tard qu'il est en train de perdre ce qui est essentiel à sa vie. J'étais encore tout jeune à l'époque mais je crois que j'ai vaguement compris en regardant ce film que je finirais par ressembler à ce pauvre type incapable de ne pas se tirer de temps à autre quelques balles dans le pied. Je n'ai vu ce film qu'une fois, au risque de me répéter mais je pense très sincèrement  que ce film est l'un des bijoux oubliés (et peut-être essentiels) de la filmographie de Coppola. Réalisé 3 ans après Apocalypse now, il n'a jamais eu bonne presse. On le considère communément comme un immense ratage. C'est une erreur et je suis certain que l'on finira par lui rendre hommage pour ce qu'il est ; un film foutraque mais étrangement sincère et profond. Et la musique de Tom Waits ? Elle m'a atteint, cette fois-ci. L'association de Waits avec Crystal Gayle (qui chante le rôle de Frannie), dont le timbre offre un contraste parfait à sa voix sale et brisée, est une idée brillante. Certains morceaux - Broken Bicycles, Take me home, Picking up after you - sont de véritables splendeurs. Et ils me touchent comme s'ils racontaient tous une histoire que j'aurais vécue. Quoiqu'il en soit, ce film et la musique de Waits composée pour l'occasion m'ont fait changer d'avis sur le chanteur. Ce n'est sans doute pas un hasard. La musique de Waits est cinématographique. Waits lui-même a entretenu une relation avec le 7e art toute sa carrière. Obtenant finalement un paquet de rôles à travers le temps ; et retrouvant d'ailleurs Coppola à plusieurs reprises, qui lui offrira plus tard le rôle d'Irvin Stark dans Cotton Club et celui de Renfield dans Dracula. Le travail de Tom Waits sur One from the heart a reçu un accueil moins sévère que le film. Mais il coïncide avec la fin de son contrat chez Asylum, pour des raisons de divergences artistiques (pardon, commerciales...). Un an plus tard, Tom Waits signerait chez Island Records avec les pleins pouvoirs sur ses créations. Il y entamerait une trilogie avec l'album Swordfishtrombones.

Le respect et l'attachement sont deux choses différentes. Ma découverte de One from the heart n'a pas totalement aboli la distance qui me séparait de la musique de Waits. Premier signe de cette distance : je n'ai jamais ressenti le besoin d'écouter l'intégralité de sa discographie, comme c'est pourtant souvent le cas chez moi lorsque je commence à apprécier un musicien. J'ai écouté son premier album Closing Time que je déteste. La voix de Waits n'est pas encore en place (ce qui signifie que j'ai appris à l'aimer depuis l'été passé chez ma tante en Bretagne), cette atmosphère de piano bar, pesante comme une litanie, m'ennuie profondément. Je possède aussi des exemplaires des albums Blue Valentine (paru en 78) et Alice (2002) dont le matériau a été composé pour une pièce de théâtre. Deux  disques que j'écoute avec plaisir mais rarement. Que j'écoute, en quelque sorte, en surface... comme s'il y avait là quelque chose qui m'empêchait de m'y projeter totalement. J'ai donc laissé de côté la musique de Waits sans y prêter davantage d'attention. Ecoutant sa musique de manière plus que sporadique à travers le temps, sans prendre la peine de lutter contre cette distance sur laquelle je ne parvenais à mettre aucun mot.


C'est, encore une fois, une rencontre fortuite qui m'a ramené vers lui. Il y a 5 ans environ. Je connaissais l'album Rain Dogs mais je n'avais jamais écouté l'album qui a inauguré la trilogie dont cet album fait partie. Une trilogie qui ressasse les obsessions de Waits vis-à-vis de la dureté de la vie urbaine et de la lutte des classes. Waits a les qualités de l'observateur. Je ne crois pas qu'il ait jamais envisagé de constituer un recueil de poèmes. Ou d'écrire un roman. La musique et le cinéma semblent lui suffire. Il a pourtant l'œil de l'écrivain. Cette capacité singulière lui permettant de focaliser sur ces petits détails qui révèlent un individu, un état ou une condition. Rain Dogs est une illustration de cette qualité. Tout comme les deux autres albums de cette trilogie qui brasse sans concession sa thématique urbaine : la pauvreté, les conditions de vie des cols bleus, la solitude, les mécanismes sournois de la gentrification. Swordfishtrombones ouvre donc le triptyque. Je ne suis pas venu vers ce disque, c'est lui qui est venu vers moi. Si j'étais snob, je mentirais sans doute ou évacuerais le contexte de cette découverte. Mais je le suis moins que j'en ai l'air. J'ai découvert cet album en entendant le morceau Soldier's Things dans un des épisodes de la saison 3 de Peaky Blinders. Une manière un peu triviale de découvrir de la bonne musique ? Je n'en suis pas certain. Je suis de ceux qui considèrent que les séries font beaucoup pour la culture musicale du plus grand nombre ; y compris la mienne parfois. Par ailleurs, je ne suis pas étonné d'être à nouveau revenu vers Tom Waits par le biais d'une œuvre audiovisuelle. Et par la bouleversante écoute de Soldier's things, synthèse déchirante entre une ligne mélodique aux airs de sonate et la ponctuation d'une contrebasse lui offrant un contraste saisissant. Ces choses de soldats, comme les qualifie Tom Waits, ce sont tous ces petits objets fétiches que trimbalent les survivants. Objets inutiles, brisés, abimés, offrant une matérialité rassurante à laquelle se rattacher afin de ne pas sombrer dans l'immatérialité du traumatisme. Waits a l'œil de l'écrivain, écrivais-je. 

A l'écoute de Swordfishtrombones, on comprend de suite ce qui a déplu chez Asylum dans les nouvelles velléités artistiques de Waits. Les gars en costume n'avaient pas signé pour ça. On comprend tout autant ce qui a enthousiasmé les pontes d'Island et ce qui les a motivés à lui laisser toute liberté sur ces projets. Il y a dans ce disque tout ce qui me déplait parfois chez lui ; ces airs de bazar, de cirque étrange, de musée des horreurs industriel. J'y trouve aussi tout ce que j'aime : des blues bien rêches aussi organiques que métalliques (16 shells from a 30.6 ; Gin Soaked Boy), des mélopées qui sentent l'Irlande et la solitude errante (Town with no cheer). Et des chansons évocatrices qui parleront à ceux qui ont le bonheur d'avoir entendu les vieilles histoires de ces vieux qui peuplaient le ventre des quartiers prolétaires ; In the Neighboorhood, éclat amer, photographie entre passé et futur, d'un de ces petits réseaux de rues sales dont on dépossèdera bientôt les petits. Et bien sûr Soldier's things dont la sincérité désarmera les plus insensibles.

Je vis avec Tom Waits depuis 3 décennies maintenant. Et nous restons des étrangers l'un pour l'autre. Quelque chose continue de maintenir entre lui et moi une distance qui semble impossible à faire disparaitre tout à fait. Je ne serais pas étonné si un pan ignoré de sa musique venait dans quelques années rappeler son génie à mon bon souvenir. Un de ces 4, je parlerai peut-être à ma tante de cette cassette qui trainait dans le vide-poche de sa caisse. De l'effet désagréable que me faisait la musique de Waits, de ma compil de fortune, prête pour toute autorisation de substitution. De cet été où je faillis percuter une voiture à un carrefour ; un de ces minuscules instants où la vie bascule finalement du bon côté, en dépit des cicatrices qu'on en conserve. Mais je sais bien qu'elle me dira : "ah bon, j'avais une cassette de Tom Waits dans la voiture ? Moi ?" On ne partage pas la mémoire des étés perdus. Les souvenirs en commun sont des petits mensonges que l'on s'accorde par convention. On ne possède même pas notre propre mémoire ; c'est elle qui nous possède. Sale chienne !

vendredi 15 décembre 2023

Nancy (with the laughing face) : main basse sur le standard


 En 1935, Sinatra n’existe pas. Il s’appelle Francis Albert Sinatra - et non simplement, Frank, dans un son de porte qui claque. Il dépasse péniblement le mètre 70. Il n’a pas grand-chose du charisme qui fera se pâmer des générations de cœurs tendres. Pas grand-chose du charme indéfinissable qui lui permettra de se mettre à la colle avec Ava Gardner (pour n’en récolter toutefois qu’un vieux cœur piétiné). Il a vu le jour dans une ville qui n’a même jamais vu le moindre génie sortir de ses rangs : Hoboken, ville moyenne pas folichonne du New-Jersey, située sur les rives de l’Hudson, et qui ne justifie que d’un seul titre de gloire : avoir été le théâtre du premier match de baseball de l’histoire. Et encore, ce titre de gloire ne lui a été attribué que par convention vu que personne ne sait vraiment où et quand ce premier match a vraiment eu lieu.

En 1935, le compositeur Jimmy Van Heusen (qui s’appelle en réalité Edward Chester Babcock) n’existe pas davantage. Né à Syracuse, il tente de refiler ses compositions au plus offrant ; le plus offrant étant alors la moindre personne dotée d’un filet de voix se déclarant prête à interpréter ses œuvres. Son nom de plume, Van Heusen, ne fera plus rire grand monde dans moins de 3 ans. Mais à l’époque, il peut prêter à sourire. Il l’a en effet emprunté au débotté à une marque de fringues apprécié par la plèbe quelques minutes avant de passer sur une radio locale. Il avait 15 ans. Un an avant la crise de 29 qui mettrait les clients de Van Heusen sur le carreau ; la maison Van Heusen résisterait tant bien que mal malgré une chute de vente record.

Ces deux hommes vont s’extraire de la vase de l’anonymat plus ou moins ensemble. New York est le théâtre de leur rencontre. New York est aussi le théâtre de leurs virées alcoolisées. Les deux hommes partagent le goût des fêtes nocturnes et des jolies femmes. Mais leur association dépasse la simple turbulence de la camaraderie pocharde. Comme un symbole, c’est Van Heusen, en 1940, qui offre à Sinatra le premier succès de sa carrière : Polka Dots and Moonbeams. Le chanteur fait alors partie de l’orchestre de Tommy Dorsey. La collaboration ne cessera plus. Y compris lorsque Sinatra volera de ses propres ailes. 

Quelque chose d’indistinct semble unir ces deux hommes. Et réunit intimement leurs deux existences. A la fin de l’année 54 par exemple, Sinatra est rincé puis essoré. Ses rêves d’une grande carrière cinématographique sont en train de voler en éclats. Il pensait – en bon rejeton de Hoboken – mériter le rôle principal du film d’Elia Kazan, Sur les quais. C’est Marlon Brando qui lui ravit le rôle (et une future part de gloire). Son mariage avec Ava Gardner commence par ailleurs à se casser franchement la gueule. Le seul éclat de lumière pour lui, c'est une carrière musicale qui semble trouver un nouveau souffle. En janvier, le chanteur a sorti son premier album-concept chez Capitol : Songs for Young Lovers. Mais cela ne suffit pas. Sinatra décide d’aller noyer son chagrin à New York…chez Van Heusen. Il décide en réalité de s’y noyer tout court. Pendant cette semaine, Van Heusen lui sauve littéralement la vie. Et le guérit momentanément de ses envies d'en finir...

En 42, Ava Gardner n’est pas une star. Sinatra n’a peut-être même pas eu vent de son existence. Elle cumule quelques petits rôles. Sa carrière n’explosera qu’en 46 avec son rôle dans le film The Killers de Robert Siodmak. Frank est alors marié à Nancy Barbato, cousine du gangster Willie Moretto (lui-même cousin du sinistre Frank Costello, grand patron de la famille Luciano). Ils ont une petite fille, Nancy, qui a 2 ans et auront bientôt un fils, Frank Sinatra Jr. Sinatra a beau être The Voice et ne pas être le mari idéal, il est un père tout ce qu’il y a de plus réel. Aimant. Et dingue de sa gamine. Quand Van Heusen (et son parolier d’alors, John Burke) chantent leur nouvelle composition Nancy (with the laughing face) à l’occasion de la fête d’anniversaire de la petite Nancy, Sinatra sent son palpitant fondre comme une toile cirée en plein soleil. On ne peut rien offrir à un homme qui ne manque de rien. Cette chanson est le seul cadeau de valeur que l’on peut lui faire. Ce futur standard est une pierre supplémentaire à l’édifice richement décoré qui cimente l’amitié des deux hommes.


On sait désormais que cette chanson n’a pas été écrite par Van Heusen pour la fille de Sinatra. On l’a longtemps cru parce que, devant l’émotion du chanteur, Van Heusen n’avait pas osé lui avouer que le titre avait été composé pour quelqu’un d’autre. Mais aussi parce qu’en 44, Van Heusen céda tous ses droits sur la chanson à Nancy, en guise de cadeau supplémentaire. La chanson a en réalité écrite pour la femme de John Burke, Bessie. Le titre originel de la chanson était Bessie (with the laughing face). Mais le temps a effacé cette Bessie de l'ombre. On ne sait pas si Sinatra sut vraiment de quoi il retournait. Comme il l’a fait avec un paquet de chansons, il a fait main basse sur celle-ci et, un peu plus que cela, a entretenu avec elle une relation particulière ; intime. Il l’enregistre en 44, avec tripotée de violons. Il en offre une version revue au début des années 60 dans le cadre des sessions de l’album Sinatra’s Sinatra portant l’estampille du label Reprise qu’il vient de fonder avec Dean Martin. Cette chanson à elle seule – certains témoignages de Nancy l’attestent directement – avait le pouvoir de changer l’humeur du chanteur. Un concert pouvait mal commencer, son humeur trainer dans le caniveau ; il lui suffisait de l’interpréter pour retrouver le chemin de lui-même. Qu’importe en ce sens qu’elle fut composée pour une autre femme, dans un autre contexte ou d'autres circonstances. Ce sont les interprètes qui font les chansons. Leur donnent vie. Dans la bouche des génies, les chansons se métamorphosent et, en fin ce compte, changent de propriétaires.

On cherchera longtemps des versions aussi belles que les deux que l’on vient de citer. Il fallait un autre monument pour s’emparer de cette splendeur. Qui d’autre que Trane ? Personne. Il s’agit donc bien d’une version de Trane, extraite de l’album Ballads (4e album du saxophoniste pour le label Impulse !). La postérité doit désormais prendre en compte le sourire de ces femmes que l'on aime... Qu'elles s'appellent Nancy, Bessie ou...


lundi 4 décembre 2023

Paul Bacon ou la musique matérialisée

 


En apparence, le son est immatériel. En apparence seulement, bien sûr. La physique vous apprendra qu’il n’en est rien. L’étude sommaire des évolutions à travers le temps des formats discographiques également. De fait, ces progrès ont offert à la musique une autre forme de matérialité. Une matérialité indirecte certes, mais puissante et surtout émotionnelle. Charriant son lot de souvenirs, d’évocations intimes. Cette histoire particulière des supports discographiques est passionnante pour un paquet de raisons. J’en citerai deux : l’évolution des supports discographiques a eu une influence directe sur la création musicale elle-même ; elle a aussi contribué à la réunion de plusieurs formes d’art.

Le premier LP de l’histoire (ou Long Play) gravé sur une galette 12 pouces est commercialisé en 1948. Et c’est sans surprise un enregistrement de musique classique : l’interprétation donnée au Carnegie Hall par le Philharmonic-Symphony Orchestra of New York (dirigé par Bruno Walter) du Concerto pour violon ((n°2) en mi mineur, opus 64) de Mendelssohn. Il s’agit en réalité d’une réédition. Cette interprétation a déjà été commercialisée par la maison Columbia sous le format courant de l’époque 3 années plus tôt : le 78 tours. Il s’agit donc d’un essai. Mais c’est un essai qui va ouvrir des portes jusqu’alors insoupçonnées. A l’époque, seule la musique classique est à même de se couler dans ce nouveau format long. Ailleurs, on enregistre encore majoritairement à l’unité. Ou par lot de 2 à 3 morceaux. Et ce, quel que soit le genre. 1948 est en ce sens une année clé pour tous ceux qui vont se montrer désireux de changer leur approche en matière de composition. Car, avec ce nouveau format, c’est la notion d’album qui peu à peu se crée (pas immédiatement certes mais relativement rapidement), et un raisonnement logique conduisant à l'idée que l'on puisse établir une passerelle entre le format et le travail de composition. Cette passerelle, c’est le concept – ou, à tout le moins, l’idée que les pièces composées pour un même album peuvent (et doivent) procéder d’une intention commune ou d'une thématique propre à les rassembler.

D’aucuns pensent que la pop et le rock ont fondé ce principe. C'est faux. C’est le jazz qui, le premier, l’a établi et gravé dans le marbre (ou le sillon), à l’utilisation des générations de chevelus futures. Les Beatles sortent Sgt Pepper’s en 67, en pensant avoir inventé l’eau tiède. Dix ans plus tôt, Duke composait pourtant un matériau unifié, inspiré de Shakespeare, en sortant l’album Such Sweet Thunder. Immense compositeur de suites, Ellington voyait logiquement dans ce nouveau format une opportunité rêvée de renforcer l'orientation thématique de son travail. D'autres musiciens ont pressenti le futur sens de l’histoire. Sinatra par exemple. En 55, sous contrat avec Capitol, le chanteur enregistre In the wee Small Hours ; pas loin d'être un des premiers albums-concepts de l'histoire avec son matériau dépressif et ses arrangements gluants. Au milieu des 50's, les autres courants de ce que l'on pourrait appeler la musique populaire n’en sont pas encore là : la culture du single est encore toute-puissante (elle perdurera du reste longtemps, bien après l’émergence de l’album era) et la fine galette 7 pouces (45 tours par minute) reste le support privilégié des accoucheurs de morceaux sur 3 accords… 

Avec l’émergence de l’album, au sein du jazz, c’est aussi le concept d’art-work qui  voit le jour. Le disque devient dès lors plus qu’un simple support ; il devient un objet. Un objet de collection. Que l’on s’approprie, que l’on peut manier à loisir, que l’on peut admirer. Les labels pressentent aussi l’opportunité. Ce sont ainsi de réelles esthétiques qui vont voir le jour. Pour les labels west coast, les ambiances chaleureuses et colorées. Pour Blue Note une esthétique visant l’élégance de la sobriété. Ce sont aussi des designers de talent et des photographes de génie qui vont trouver là un fabuleux terrain d’expression artistique. Vous avez dans ce condensé d’histoire l’une des motivations de la puissante nostalgie qui étreint ceux qui découvrent ou redécouvrent aujourd’hui la magie si sensuelle de la galette 12 pouces.

L’un de ceux qui ont forgé cette esthétique est né il y a presque 100 ans. Il s’appelait Paul Bacon. Né le 25 décembre 1923, dans une ville moyenne de l’état de New York, Bacon grandit au sein d’une famille qui va prendre en pleine gueule le déclassement de la Grande Dépression. Conséquence de cette difficile période pour un grand nombre de familles américaines, le jeune Paul n’ira pas à l’université. Sortant d’un lycée de Newark spécialisé dans les cursus artistiques, il se retrouve sur le marché du travail, proposant ses services à d’anonymes agences locales de publicité. Nous sommes au tout début des années 40 et Bacon s’intéresse déjà à la musique jazz. Il écoute Benny Goodman – on fait ce qu’on peut – et fait partie d’un petit club de passionnés de jazz. Il exerce alors ses frais talents de designer dans les pages des publications de ce petit groupe, puis, un peu plus tard, pour le magazine JAZZ, créé par Bob Thiele, qui deviendra quant à lui un producteur majeur de l’histoire (chez Impulse) et le fondateur du merveilleux label Flying Dutchman. C’est après un enrôlement de 3 ans chez les Marines (sans jamais participer aux combats) que la carrière de Bacon prend enfin un tournant majeur. A la faveur d’une rencontre avec Alfred Lion qui lui propose de se faire la main sur les premières galettes 10 pouces du label Blue Note. A l’époque, il faut encore dessiner. Bricoler. Bacon le fait à merveille. A tel point qu’il finit par devenir la tête pensante de la création artistique d’un autre label légendaire de l’histoire du jazz : Riverside.


Le style de Bacon procède de principes simples. Se servir de la matière première. Quand il design pour le monde de l’édition, il travaille visuellement sur les mots. Pour Riverside, il valorise les musiciens eux-mêmes et s’appuie sur leur personnalité pour ce faire. Monk dans une carriole rouge de gosses (après qu’il ait refusé de revêtir une cape de moine trappiste), jeux calligraphiques pour illustrer l’émergence du nouveau pianiste qui rend tout le monde dingue (Bill Evans), chef-d’œuvre d’abstraction épurée pour la Freedom Suite de Rollins, cliché romantico-James-Deanien pour les albums vocaux de Chet Baker : Paul Bacon n’invente rien. Il ne fait que matérialiser sur pochette l’esprit de la musique que le label Riverside a gravé sur microsillon et un peu des personnalités qu’il côtoie. 

Toute cette musique est aujourd’hui indissociable de ces écrins. C’est au progrès technologique qu’on le doit mais surtout au talent d’hommes tels que Paul Bacon. Ce sont ces disques que l’on chérit, ces images qui nous restent. Ce sont elles qui nous offrent ce supplément d’émotion qui jaillit de nos mémoires à l’évocation de telle ou telle inoubliable session. Au-delà des éternels débats entre les mérites de l’analogique et du numérique, ce sont elles qui ont établi notre rapport sensuel avec la musique. Physique.