lundi 29 janvier 2024

Carla Bley : la mécanique sensible

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© Caterina Di Perri

Nous n'avons pas encore parlé de Carla Bley ici, hélas emportée en fin d'année dernière par un cancer du cerveau. C'est un tort qu'il faut dès maintenant réparer. Pas seulement parce qu'elle a démontré, tout le long de sa longue carrière, d'immenses qualités de musicienne ou de compositrice, mais aussi parce qu'elle était l'une des rares (et j'inclus ici les hommes) à savoir conjuguer engagement et humour. Le verbe conjuguer est le bon, à mon avis ; celui qu'elle s'est absolument approprié. Ici, on aime fouiller les étymologies. Alors, vai ! Conjuguer vient du latin conjugare qui signifie unir. C'est très exactement ce que faisait Carla Bley au sens le plus fort du terme dans ses meilleurs moments : unir ! Elle ne juxtaposait pas, ne se contentait pas d'associer l'inassociable, de marier joyeusement les contraires. Un paquet de musiciens font cela. Certains le font très même très bien. Elle ne brassait pas, ne mixait pas, ne pétrissait rien. Elle unissait au sens propre : les musiques répétitive, contemporaine, de cabaret, Mingus, et encore tous les folklores qui lui assaillaient les tympans. Son syncrétisme était si unique qu'il parvenait à vous faire oublier tous les liens, toutes les ficelles, tous les raccordements.

Je reviens à l'humour. Ce n'est pas la qualité exclusive de Carla Bley. D'autres musiciens savent ponctuer leurs phrases de clins d'œil, leurs compositions de cameos harmoniques. Et, à l'occasion, surtout dans la musique jazz, il peut nous arriver de sourire, comme on s'amuse d'anachronismes ou en identifiant dans une pièce parfaitement agencée un objet qui n'est pas à sa place ou qui y jure à dessein. On peut sourire, en concert, en entendant une phrase facétieuse, un accent volontairement drolatique, ou en saisissant la spontanéité d'une folle audace. Les jazzmen sont aussi des téméraires. Carla Bley allait bien plus loin, et ce, dans un environnement qui n'était pas réputé pour sa drôlerie : le pesant label ECM, qui abritait certes le label WATT que la musicienne avait fondé en 72 avec Michael Mantler, mais qui brillait surtout par son sérieux, voire sa froideur. L'entreprise avait alors la puissance d'un sourire étalé sur le reste d'une mine volontairement fermée. Ne vous méprenez pas, j'ai du respect pour Keith Jarrett... Mais pour le dire clairement, pendant que ce gars s'écoutait littéralement jouer à Köln, tout en s'envirant de l'odeur de ses propres aisselles, Carla Bley polissait son approche dans un salutaire éclat de rires. Et sortait, par exemple, en 79, cet album absolument fou qu'est Musique Mécanique.

Le titre de l'album n'est pas follement engageant, n'est-ce pas ? Qui a envie d'entendre une musique qui serait littéralement mécanique ? Cette association de termes a quelque chose de rebutant ; elle fait penser aux pianos débiles qui jouaient tout seul grâce à des bandes de cartons perforés dans les vieux saloons de films de Serie B. Et c'est sans doute une référence de Carla Bley. Ou un imaginaire qu'elle convoque. Une question se pose toutefois : un instrument qui joue tout seul est-il capable de jouer de la musique ? Pour un musicologue, sans doute. Pour le musicologue, les notes (et la classification instrumentale) se suffisent à elles-mêmes. Notes = musique. Basta. Pour celui qui mettra la théorie de côté, ces instruments sans intelligence (même artificielle) ne font qu'imiter la musique. Est-ce tout à fait vrai ? Autant que la position des musicologues. C'est à dire, partiellement. Car il y a toujours des exceptions. En la matière, Le Ballet Mécanique, pièce composée par George Antheil, pour un film dadaïste de Fernand Léger et Dudley Murphy, est bel et bien musical ; bien qu'il fut joué à l'origine par 16 pianos mécaniques et 3 hélices d'avions (mais aussi des xylophones, des sonnettes, des percussions...). Aujourd'hui, les pianos mécaniques ont disparu des diverses représentations du faux ballet d'Antheil (faux car on n'a jamais vu la moindre chorégraphie associée). Comme toujours, en musique, tout découle de l'intention. Qu'un humain soit dépêché pour interpréter une musique écrite ou qu'elle s'exécute d'elle-même par le biais d'instruments autonomes mais sans intelligence. Toutes ces questions sont moins angoissantes qu'on ne le pense. Et si elles le sont, elles le sont comme l'étaient  les questions que se (nous) posaient un auteur comme Philip K. Dick. On peut rire de la métaphysique, rire de la petitesse du genre humain, rire des soubresauts pathétiques de son histoire, rire de notre incapacité à penser notre place dans l'univers. Rire de nos tourments paranoïaques. C'est pourquoi cette Musique Mécanique composée par Carla Bley au milieu des années 70 déborde de rire. Cela ne nous la rend pas moins proche. Cela ne la rend pas moins belle. Bien au contraire.

Car si la musique de Carla Bley est intellectuelle (dans le sens noble du terme), et même intelligente, elle n'en est pas moins émotionnelle. Sous la mécanique, il y a aussi de l'organique. Sous la froideur des pistons, de la vie. Derrière la rectitude des rythmes, des pulsations. L'homme aussi est une mécanique après tout. Et qui se dérègle aisément, en dépit d'un design impeccable. Commencer par la régulation, ou l'accord, c'est exactement ainsi que procède Carla Bley dans Musique Mécanique. La première composition du disque (440) débute par quelques instants d'accordage, comme on peut l'entendre avant un concert classique. On peut légitimement penser que la chose est accessoire ; elle ne peut pas l'être dans un programme rassemblé sous un tel titre. Encore moins quand on saisit l'importance de ce la rituel d'accord (440 Hz) qui guide l'intégralité du morceau sans rien gâter d'un entrain visiblement recherché et d'une musicalité qui s'exprime pleinement. La créativité de Bley peut alors, elle aussi, se libérer totalement. Avec les 12 minutes de Jesus Maria and others spanish strains : hommage à l'Espagne républicaine qui brasse joyeusement un paquet de motifs-clichés. L'autre apport clé de cette composition, c'est celui de Mantler qui crée un simulacre de paroles à la trompette ; sorte de déclamation grotesque qui évoquera le charabia du petit personnage du dessin animé La Linea. Une voix étouffée qui parle en notes à laquelle fera écho, plus loin, celle d'un trombone plus autoritaire. L'histoire a certes tourné du mauvais côté ; mais le rire persiste.

C'est enfin la suite de Bley qui termine ce disque (et étend sa lumière sur toute la face B de l'album). En 3 mouvements bluffants de maîtrise qui parviennent à faire le tour subtil de toutes les mécaniques : celle des machines durant le premier mouvement (entrechoquements métalliques, grincements de rouages...), celle du temps durant le second (voire des temps avec la superposition d'un métronome et d'un gong d'horloge aux sonorités de glas), celle du dérèglement avec ces motifs qui se répètent comme un vinyl qui saute et ne peut s'empêcher de reproduire la même phrase mélodique encore et encore... Intelligence, humour, engagement ; telle était Carla Bley.


mercredi 24 janvier 2024

Ethan Iverson : technique du casse-tête


Conundrum
 est un terme anglais plutôt étrange dont on a d'ailleurs perdu l'origine. Ceci explique en partie cela, donc. Sa terminaison pourrait faire penser que son origine est latine. Il n'en est rien. Les linguistes vous diront que ce genre de terminaisons - dès lors qu'il s'agit d'aborder la langue anglaise - constituent parfois de fausses pistes. Par exemple, le terme tantrum qui signifie colère n'a aucune origine latine. C'est étonnant, contre-intuitif mais c'est avéré. La langue anglaise, comme toutes les langues, a ses mystères. Et ses facéties. On trouve souvent l'origine de celles-ci dans le goût des étudiants potaches et bien nés pour les jeux de mots ; jeux de mots créant souvent des termes hybrides habilement recouverts d'un vernis faussement respectable, grec ou latin. Quoiqu'il en soit, il semblerait que le terme apparaisse pour la première fois à l'écrit sous la plume de Thomas Nashe. Un type dont la biographie est intéressante. Mais puisque ce n'est pas le sujet, on se bornera à dire que Nashe était un pamphlétaire anglais du 16e siècle, habitué à se créer des ennuis et occasionnellement amateur de littérature érotique. A l'époque, le terme est péjorativement connoté et sert à se foutre de la gueule des pédants et des excentriques. Ce n'est que bien plus tard qu'il obtiendra, on ne sait trop comment, ses acceptions définitives. Au choix, Conundrum sert aujourd'hui à qualifier : un jeu de mots, une énigme ou un casse-tête.

Conundrum, c'est le titre du morceau (fulgurant et étourdissant de maîtrise) qui ouvre le dernier album du pianiste Ethan Iverson, Technically Acceptable. Ce choix n'est sûrement pas fortuit. Le programme proposé par Iverson est lui aussi une énigme, un casse-tête. Le musicien l'est également, de la même façon que le sont tous les artistes dont le cerveau et l'imagination fourmillent d'idées. Tout comme le précédent disque du pianiste (Every Note is True (encore un titre énigmatique)) sorti il y a 2 ans, Technically Acceptable a des allures de patchwork. Mais des allures seulement... Car il a pour lui la cohérence des associations d'idées. Certes, les associations d'idées sont intimes, exclusivement personnelles (pardon pour le pléonasme), et donc énigmatiques par nature, mais elles ont ceci de merveilleux qu'elles procèdent d'une logique ; logique qui leur est peut-être propre mais qui installe de facto une cohérence. C'est, je pense, une des clés du casse-tête Iverson. Et ce sera sans doute la seule tant il est parfois difficile de démêler la pelote de laine de l'entreprise en général et de certains morceaux en particulier - ce qui ne gâche absolument pas le plaisir. Prenons par exemple le deuxième morceau de l'album, Victory is Assured (Alla Breve) : incroyable exercice combinant les phrasés (voire le doigter) classique et le placement rythmique du style Kansas City. Prenons encore le choix d'employer la thérémine (instrument énigmatique par excellence) pour vocaliser une reprise éblouissante de Round Midnight. Bien malin celui qui parviendrait à comprendre comment fonctionne le magnifique cerveau d'Iverson. Ce qui l'incite à faire ces choix fous. Car le plus énigmatique dans tout cela, c'est encore ce qui fait naître de si folles idées dans ses intentions créatives. Pourquoi ?, a-t-on souvent envie de demander après l'écoute de certaines des merveilles absolues que le musicien propose. Quand un Comment ? susciterait une réponse sans doute bien plus intéressante.

Notre rapport au casse-tête est paradoxal. Les casse-têtes mêlent en effet plaisir et frustration. Sans l'un ni l'autre, ils ne sont rien. La frustration que l'on expérimente en tentant de résoudre un casse-tête dure plus longtemps que le plaisir qui résulte de sa résolution. La frustration du casse-tête est répétitive quand le plaisir de la résolution est aussi bref que fulgurant. Et pourtant, les deux émotions s'accordent. Se mesurent à l'aune de l'autre. L'intensité du plaisir de résolution est toujours proportionnel à la somme des frustrants échecs qui l'ont précédé. Voilà sans doute pourquoi certains esprits visiblement contrariés ne peuvent s'empêcher d'y revenir. Les énigmes sont des drogues dures. Le casse-tête que propose Iverson, fort heureusement, n'a pas nécessairement à être résolu. Il est, autrement dit, nettement moins masochiste. Plus exactement, il laisse à l'auditeur la possibilité de remettre à plus tard la résolution de l'énigme, la possibilité d'éprouver le simple plaisir de contempler la malice de sa confection. Et celui, encore plus simple, de l'étonnement. Voilà donc une énigme qui ne se résume pas à sa seule fonction. Pourquoi ? Comment ? Et si les réponses brisaient le charme ? Faire l'exégèse ou pire, disséquer le corps merveilleux d'une composition comme Who are you, really ? (qui fonctionne clairement par association d'idées) atténuerait à coup sûr le plaisir. Même chose avec le titre It's fine to decline (terme dont le sens est éminemment multiple) qui glorifie à sa manière le processus créatif d'un artiste qui s'accorde toutes les libertés ; au premier rang d'entre elles, celle qui consiste à se connaître soi-même et à reconnaitre à l'idée le mérite de s'ordonner d'elle-même. Acceptation intime du reste actée dès le morceau suivant, opportunément intitulé The way things are.

Technically Acceptable ne cesse d'ouvrir des sentiers, de fournir de nouvelles possibilités de lecture, de s'éparpiller pour se re-concentrer. On peinera à trouver des albums qui, à l'image de celui-ci, délivrent à ce point ses secrets au compte-gouttes, parviennent à brasser autant de thèmes, de styles, de phrasés, de techniques, sans rien perdre de leur esprit commun ; la caboche glabre d'Iverson. La conclusion de ce disque - une sonate en 3 mouvements, Allegro Moderato ; Andante ; Rondo - procède de la même logique. Donnant la même fausse impression d'éparpillement mais témoignant de la même progression d'idées permettant aux autres d'éclore. Tout cela semble peut-être un brin cérébral. Iverson est sans aucun doute un musicien cérébral. Mais il n'est pas de ceux qu'un excès d'intellectualisme conduit à exclure toute considération esthétique. Avant d'être une énigme, Technically Acceptable est aussi une œuvre qui célèbre la beauté ; toutes les beautés, des plus classiques aux plus subtiles, des plus simples aux plus complexes. Ce que résume cette sonate absolument dingue, notamment son troisième mouvement, alternant délicatesse, fracas et emportement romantique (au sens le plus fort du terme).


Ethan Iverson - Technically Acceptable (Blue Note - 2024)

Piano : Ethan Iverson

Basse : Thomas Morgan ; Simon Willson

Batterie : Kush Adabey / Vinnie Sperazza

Thérémine : Rob Schwimmer



mardi 23 janvier 2024

Alessandro Deledda : Club Notturno ou le souvenir de la réalité


La France des années 70 n'avait pas de pétrole mais des idées ? L'Italie des années 70, elle, n'avait pas de moyens mais un gros paquet de vertus. Ce n'est pas moi qui le dis, mais le pianiste italien Alessandro Deledda :

« J’ai commencé le projet Club Notturno pour m'amuser. Après tout, la musique est un jeu... même s’il s’agit d’un jeu sérieux. En tant qu’enseignant [au conservateur de Pérouse], je ne peux m'empêcher de m'identifier au plaisir. Qui mieux que les enfants et les adolescents pour jouer, s'amuser ? Quand je pense à la musique que je compose, je l'associe au souvenir d'une période historique durant laquelle j'étais enfant. Je suis un enfant des années 70 ; une décennie que je n'ai vécu que dans mon imagination. Je retrouve les souvenirs du contexte social de notre pays, d’une époque où nous avions peu de moyens mais beaucoup de vertus. Le cinéma par exemple avait peu de moyens et beaucoup de vertus. Aucun danger ne pesait à propos des deep fakes ou de l’IA. Les films s’imprégnaient de la réalité, et se faisaient au milieu des gens, dans les quartiers, avec les communautés qui y vivaient ou les gens qui les traversaient. Umberto Lenzi, c’est connu, dans tout son génie, filmait les poursuites sur le vif, comme dans Napoli Violenta, sans figurants. Selon lui, la poursuite qui se déroule au marché dans ce film devait se faire avec les gens du marché. La procession funéraire n’est pas une fiction non plus. La collision avec la Coccinelle verte, ce n’était toujours pas une fiction. Avec Club Notturno, je voulais restaurer cette âme empreinte de réalisme et rendre hommage à tous les musiciens qui, de nos jours, s'enthousiasment encore, d’une date à l’autre, sur scène, et surtout… au milieu des gens".

Dans le contexte des années de plomb, cette déclaration a de quoi surprendre. Napoli Violenta sort au cinéma 7 ans après la tragédie de Piazza Fontana, 2 ans après le massacre de Piazza della Loggia à Brescia, quelques mois seulement après l'assassinat de Pasolini sur une plage à Ostia, mais aussi 2 ans avant l'assassinat d'Aldo Moro, 4 avant l'attentat de la Gare de Bologna qui sera le plus meurtrier des années de plomb. Deledda n'ignore bien sûr rien de ces tragédies et des tourments associés de son pays. Sans doute se souvient-il des mines effarées de ses parents à chacune de ses nouvelles terribles qui, parfois, interrompaient la végétative quiétude des émissions dominicales dédiées au calcio. Il ne peut pas ignorer non plus leur rôle dans la cristallisation du plafond de verre qui a limité le développement économique et intellectuel du pays. Encore moins dans la juxtaposition plus tardive d'un deuxième, moins visible mais plus efficace encore, qui réussirait finalement à étouffer les dissidences et enfoncerait pleinement la population italienne dans le moelleux vulgaire et décérébrant du divertissement berlusconien. Je ne crois que pas Deledda parle de résilience dans sa déclaration. Ce mot là dégouline de toutes les bouches en ce moment à tel point qu'il finit par ne plus conserver le moindre sens. Les vertus dont parlent Deledda sont ailleurs ; elles résument la sincérité, l'authenticité, l'enthousiasme créatif de ces années là et la capacité des artistes d'alors à ne pas se couper du monde. A se penser toujours (et à penser leur art) au sein de la cité, au milieu de la vie.

Sartre a écrit que les "Français n'avaient jamais été aussi libres que sous l'occupation". Les Italiens ont quant à eux exprimé pleinement leur liberté dans ces années 70 dont on ne peut que reconnaitre le bouillonnement culturel ; bouillonnement culturel qui a cimenté l'union nationale (tradition maison) entre cinéma et musique. Derrière les totems historiques (Rota et Morricone), le cinéma des seventies profitait ainsi de la maestria de seconds couteux (pourtant bien aiguisés) : parmi ceux-ci, Piero Umiliani ou  Franco Micalizzi ne brillaient pas d'un éclat moindre. Les années 70 sont aussi marquées par l'émergence d'un jazz fusion local, hyper créatif, dans le sillon de l'émergence du trompettiste Enrico Rava (sans doute le plus grand musicien de jazz italien) ou encore du fantastique groupe Napoli Centrale

Ce fantastique bouillon culturel continue à frémir dans la musique que Deledda a conçue pour Club Notturno. Exactement tel qu'il l'a résumé. Avec ses rappels filmographiques, ses clins d'œil territoriaux (tout est toujours histoire de région en Italie), ses ambiances particulières. Le tout, sans clichés. Ce disque, en un sens, est le complément parfait des relectures plus classiques auxquelles s'était livré l'altiste Stefano di Battista avec les albums Round about Roma et Morricone Stories. Un voyage souvent émouvant à travers la botte de Milan à Salento, en passant par Gênes, Palerme et Venise. Un voyage à travers les atmosphères et les genres, du funk turbulent mais raffiné (Cinema Napoli) au lyrisme pugliese (Capriccio Salento) en passant par les mystères interlopes de Milano, dépeinte dans toute son arrogance de capitale officieuse (Hotel Milano). Deledda se paie même le luxe d'un retour en arrière nostalgique (particulièrement réussi) plus reculé (Appunti Veneziani). Ce n'est pas toute l'Italie qui est là ; il manque la Sardaigne dont Deledda est originaire. Ce n'est pas non plus une anthologie du cinéma italien qui nous est proposé. Pour autant, Club Notturno n'est pas qu'un assortiment d'impressions fugaces mais un album bluffant de cohérence dont il n'est, fort heureusement, pas nécessaire de disposer de toutes les clés. La sincérité de sa musique - servie par ailleurs par un quintet de grands musiciens, parmi lesquels on compte l'ébouriffant saxophoniste Francesco Bearzatti - lui permet d'atteindre sans mal ses objectifs d'authenticité. De toucher du doigt ce cinéma qu'il aimait tant et ce faisant, de s'immerger dans une époque certes révolue mais qui continue de témoigner. Et de crier son désir de vie.


Alessandro Deledda - Club Notturno (Losen - 2023)

Alessandro Deledda | piano, rhodes, synth

Francesco Bearzatti | sax tenor, clarinette

Riccardo Catria | trompette, flugelhorn

Danilo Gallo | Basse

Marco D´Orlando | Batterie



lundi 22 janvier 2024

Quand Antoine Batiste se frottait à JJ Johnson...


L'œuvre de David Simon est un petit Everest télévisuel. Et la série Treme constitue sans nul doute une de ses facettes les plus fascinantes. A tel point que faire le tour de tous les thèmes qu'elle parvient à aborder constituerait un défi pour quiconque. Un d'entre eux traverse la série du premier au dernier épisode. Il aborde le lien qu'entretiennent les musiciens, de la Nouvelle-Orléans plus spécifiquement, avec la tradition. Cette question ne constitue pas que l'une des toiles de fond de la série ; elle est aussi le symbole de cette tension permanente qui a fait le jazz, continue à le faire, et lui a permis d'évoluer à toute vitesse. Doit-on avoir honte de la tradition ? Doit-on la rejeter, voire l'oublier complètement ? Constitue-t-elle un outil de progrès, est-elle encore vivante ou n'est-elle, en fin de compte, qu'un monolithe nous empêchant de tendre vers le progrès ? Ces questions n'ont cessé de parcourir l'histoire du jazz. Chaque musicien s'est escrimé à les résoudre à sa façon. Les uns en tentant de faire vivre la tradition, les autres en tentant de rompre avec elle comme si elle n'était qu'une prison de plus ; certains, enfin, en s'essayant à la synthèse et à une relecture moderne de la tradition.

Dans Treme, on identifie assez vite les tenants de la tradition et ceux qui se sont convertis à la modernité. Delmond Lambreaux (autre personnage majeur de la série) est par exemple un tenant de la modernité. Trompettiste, il a déménagé à New-York. Il est un bopper pur jus. Tout son personnage est mû par cette tension que j'ai évoquée plus haut : tension entre l'art qui est aujourd'hui le sien (tendu vers l'avant) et le poids d'une ascendance qui le relie à l'une des plus fortes traditions nouvelle-orléanaises. Le moderne a lui aussi ses tourments. Delmond Lambreaux les illustre parfaitement : a-t-il trahi son héritage ? Se complait-il dans une forme de snobisme ? Ce sont des questions qui le tenaillent, le rendent poreux au doute. Des questions qui l'inquiètent.

Antoine Batiste, à sa manière, est un tenant de la tradition. Si j'écris "à sa manière", c'est parce que l'on ne peut pas dire avec certitude qu'il s'agit d'un choix délibéré de sa part, au contraire du père de Delmond Lambreaux qui, lui, est un gardien assumé de la tradition. Antoine Batiste est l'archétype du musicien de la lose. Il n'a jamais d'oseille pour rétribuer les chauffeurs de taxi (auxquels il ne peut s'empêcher d'avoir recours). Il est divorcé et n'est pas loin d'être un père démissionnaire. Il est un coureur compulsif et il maîtrise l'art, comme personne, de se foutre dans les situations les plus inextricables. Il joue du trombone au sein de fanfares de rue locales, au sein de celles qui accompagnent les processions funéraires. Il court les gigs comme d'autres les petits boulots d'artisan. Les vieux funks, les vieux standards locaux sont pour lui un langage authentique : une œuvre massive, tout d'un bloc, codifiée, aux caractéristiques physiques et élémentaires. Un monde qu'il connait comme on connait le monde qu'on a toujours connu. En dépit de tout ce que je viens de dire, Antoine Batiste reste une des plus belles figures romantiques de la série ; une incarnation doucereuse, parfois peu glorieuse mais tendre, de ces musiciens qui ne vivent jamais vraiment de leur talent et doivent se démerder avec l'omniprésence d'un choix cornélien : rentrer dans le rang ou subir les affres redondantes d'une vie de musicien raté, encore et encore. Pour autant, son rapport à la tradition n'est pas sans intranquillité. Dans un épisode de la série, fauché comme les blés, Antoine Batiste se résout à honorer un engagement dans le French Quarter. Le Quartier Français, à la Nouvelle-Orléans, c'est le quartier des touristes, de la musique muséifiée. Ce n'est pas le quartier de tradition, mais le quartier qui glorifie sa caricature. Et pourtant, comme dans un clin d'œil, pendant tout l'épisode, Batiste ne cesse de rencontrer d'autres musiciens qui lui rétorquent : "Il n'y a pas de honte à jouer dans le French Quarter... On y joue de la bonne musique..." Dans un sorte de gimmick verbal qui fait tout le sel de la série. Dans l'épisode 8 de la saison 3, le portrait ambulent du tromboniste en loser, tente d'élargir sa palette. De rompre avec cette tradition qui, en fin de compte, est son langage maternel. La parabole n'a rien d'absurde : sortir du jazz traditionnel, c'est apprendre à parler une autre langue. Littéralement. On le voit ainsi tenter d'apprivoiser un morceau du tromboniste Jay Jay Johnson. Ce morceau, c'est Viscosity.

Il a fallu moins d'un demi-siècle au jazz pour se métamorphoser totalement. Je ne pense pas qu'il y ait d'équivalent dans l'histoire de la musique. Entre les meilleurs enregistrements de Jelly Roll Morton et la parution du Love Supreme de Coltrane, il y a - grossièrement - 40 ans... Et pourtant, à écouter ces œuvres, il semble qu'un millénaire se soit écoulé. Si l'on revient aux atermoiements d'Antoine Batiste, à l'heure d'aller cachetonner dans le quartier français, on perçoit la tension qui remue le jazz mais aussi le sentiment, pas toujours injustifié, que la tradition peut constituer un enfermement, qu'elle contient en elle les germes d'un risque de sclérose. Dans plusieurs interviews, Jay Jay Johnson décrit précisément la tradition comme un enfermement. En cessant de reprendre de vieux standards pour s'essayer à la composition, en intégrant au jazz des éléments hérités du classique (de Bartok à Debussy en passant par Ravel ou Stravinsky), Johnson souhaitait élargir le spectre : en finir avec les architectures figées dans des formes qu'il jugeait répétitives et circonscrites. On peut le comprendre dans la mesure où, avant son émergence, la pratique du trombone était clairement cantonné au swing (voire au style Dixie). Johnson va contribuer à sortir l'instrument de ce musée poussiéreux. Avec l'avènement du be-bop puis à la faveur d'une collaboration fructueuse avec un autre tromboniste qui avait des fourmis dans les jambes : Kai Winding.


1955 est l'année bascule. En plus de ses projets avec Winding, JJ Johnson sort plusieurs enregistrements pour le label Blue Note. Sous format 10" puis 12 pouces (ces derniers formant une compilation des enregistrements précédemment gravés). La composition Viscosity sur laquelle s'escrime Antoine Batiste figure sur le second volume 12 pouces. Le morceau est enregistré le 6 juin 1955 en quintet avec Hank Mobley au tenor, Horace Silver au piano, Paul Chambers à la contrebasse et Kenny Clarke à la batterie. Citer une line-up pareille fait toujours un drôle d'effet mais au-delà de cela, on identifie assez vite ce qui fait de Viscosity un tout nouveau langage sur lequel ne peut que buter un musicien ayant consacré sa vie à la tradition ou aux formes classiques du jazz nouvelle-orléanais. Avant cet enregistrement de juin 55, Jay Jay Johnson avait déjà gentiment tapé du point sur la table. 2 ans plus tôt, quasiment jour pour jour, le tromboniste enregistrait une de ses compositions : Turnpike avec Clifford Brown, Jimmy Heath, John Lewis, Percy Heath et Kenny Clarke. L'agilité de Johnson était alors sans commune mesure avec ce que pouvaient faire ses confrères. Ce n'était pas un souffle nouveau mais une bourrasque qui étendait toute la concurrence, avec une facilité qui confinait à l'insolence pure et simple. Mais Viscosity, c'est encore autre chose. La marque d'une réflexion plus aboutie ; des circonvolutions harmoniques nouvelles qui ouvrent quantité de portes simultanément, une aptitude nouvelle à édifier des gabarits pour solistes. Pour Jay Jay Johnson, les portes s'ouvraient également, dans la mesure où il allait pouvoir déployer ses talents d'innovateur, en particulier durant les profuses années 60, avec des albums désormais légendaires (et somme toute indispensables) : The Great Kai & JJ (Impulse! - 1960) ; Proof Positive (Impulse! - 1964) ; JJ! (RCA - 1965)...

Le désarroi d'Antoine Batiste devant ce petit monument révolutionnaire qu'est Viscosity a certes un aspect drolatique. Après tout, Treme est aussi une série conçue pour les musiciens, pour tous ceux qui luttent afin d'apprivoiser leur instrument, tentent de multiplier les langages. Mais il est plus qu'un clin d'œil, davantage qu'une simple (quoiqu'habile) manière de confronter les modèles musicaux ; paradoxalement, la lutte permanente de ces deux mondes montre à quel point ils ne cessent de dialoguer, de se regarder, de s'interroger. De se nourrir. Car, en dépit de son échec, Antoine Batiste ne sera plus le même... Il deviendra éducateur et, en somme, un des nouveaux gardiens assumés de la tradition.


NB - Nous commémorons aujourd'hui le centenaire de la naissance de Jay Jay Johnson. Révolutionnaire du jazz et de la pratique de son instrument. Il est mort des suites d'un cancer le 4 février 2001. Grâce au label Verve, il a pu effectuer un retour tardif et enregistrer jusqu'au milieu des années 90.



lundi 15 janvier 2024

Chelsea Bridge : le diamant debusséen de Billy Strayhorn


La première fois que la beauté absolue de Chelsea Bridge m'est apparue comme une de ces évidences qui ont toutes les apparences d'une mandale retentissante en plein menton, j'étais au volant ; et sur le périph il me semble. D'un monospace, hélas... Que faire d'autre dans cet enfer si ce n'est patienter que les autres bagnoles déplacent leur gros cul en écoutant la meilleure musique possible ? La version était extraite d'un album de Duke sorti en 65 sur le label Reprise : Concert in the Virgin Islands. Contrairement à ce que le titre de ce disque semble indiquer, il s'agit d'un enregistrement tout ce qu'il y a de plus studio. Un studio situé dans les îles Vierges ? Nope. Un studio new yorkais. Ce titre fut choisi parce que le matériau avait été composé par Ellington juste après plusieurs performances données par son orchestre, en avril 65, dans deux hauts lieux des Iles Vierges : St Croix et St Thomas. Cet ensemble musical uniforme, tout du moins conceptuel - sorte de suite qui ne dit pas son nom - est agrémenté de deux aérations : une version du standard Things ain't what they used to be (composé en 41 par Mercer Ellington, rejeton du Duke) et... une réinteprétation de Chelsea Bridge, que l'on doit à la sensibilité de Billy Strayhorn. 

Je dois avouer que ce n'est pas nécessairement la structure mélodique qui m'a ébloui ce jour-là alors que les panneaux affichaient 20 bonnes minutes de train-train entre Porte de Bercy et Porte de Bagnolet (j'avais du reste déjà entendu plusieurs versions du standard sans y prêter plus d'attention que cela). Non, ce qui me faisait dégringoler la mâchoire, c'était le solo de Paul Gonsalves qui enluminait la version. Un instant suspendu tandis que les Patrick du périph se lamentaient de perdre leur temps (alors que je le gagnais manifestement...) J'ai toujours eu beaucoup d'affection pour Gonsalves. Et je me suis toujours appliqué à entretenir cette affection. J'aime follement le son de son ténor. J'aime sa capacité à tenir ses phrases, à ne jamais vraiment sembler à bout de souffle ou à fond de cale. Paul Gonsalves au tenor, c'est Jason qui traine derrière lui les Argonautes. Ou Hélios à bord de son char. Sur cette version de Chelsea Bridge, il effectue l'un des soli les plus brillants et les plus liés que j'ai probablement jamais entendus. Solo effectué sans perdre une miette de ses idées en route, sans se retrouver comme un con dans on ne sait quelle impasse. C'est là la marque des grands. En toute logique, je me suis hâté de dénicher cette galette merveilleuse. Cette session reste une de mes sessions préférées d'Ellington.

Billy Strayhorn compose Chelsea Bridge au début des années 40 après une tournée en Europe. Son inspiration : un tableau, qui ne représente pas le Chelsea Bridge mais le Battersea Bridge. Ce pourrait être un tableau de Turner ou de Whistler. On ne le sait pas vraiment. Personne n'en est certain. A regarder les deux œuvres, on aime à penser qu'il ne peut s'agir que de celle du second. Turner est un immense peintre mais il est difficile de ne pas être saisi par la puissance du tableau de Whistler. Par ses ténèbres, par ces rides à peine perceptibles qui s'étendent à la surface de l'eau, par l'étrangeté de ces petites lumières résistantes que l'on ne distingue plus de leurs reflets, par la solitude de cette étrange silhouette humaine qui aimante le regard. Il y a beaucoup de choses à lire sur cette toile. Et des trésors d'imagination à investir. Pourquoi Chelsea Bridge ? On ne le sait pas. Il pourrait s'agir d'une erreur de Strayhorn ou d'une association d'idées. 

L'autre inspiration de Strayhorn n'est pas picturale, mais plus logiquement musicale, et elle nous ramène à Debussy. La musique de Debussy a nourri le jazz. Cela n'a donc rien d'étonnant. Mais surtout, Debussy est le musicien de l'eau. Et c'est cette caractéristique qui guide la composition de Strayhorn ; la nécessité de créer une structure qui évoquera la fluidité du cours d'eau passant sous un pont. Fort de cette lecture, le génie du compagnon d'Ellington n'en est que plus manifeste : sa capacité rare à concevoir des mélodies d'une rare beauté conjuguée à son imagination font mouche. Il y a une douce rupture harmonique dans le thème de Chelsea Bridge. Un passage inattendu en majeur après une suite d'accords en mineur ; structure qui offre à ce thème un soupçon de mystère mais qui donne surtout l'impression qu'il n'a pas de fin et peut ainsi s'écouler infiniment. C'est aussi pour cela que le solo de Gonsalves est si remarquable : il constitue un apport supplémentaire à la conception musicale de Strayhorn. Une réponse affirmative. Un enrichissement du concept initial. Son solo, lui aussi, ne cesse de couler et de se lier (y compris lorsque l'orchestre d'Ellington marque des césures)... On n'en mesure ni le début ni la fin... Gonsalves réussit le solo parfait parce qu'il comprend et pense ce qu'il joue.

En 1961, Strayhorn revient lui-même sur Chelsea Bridge à l'occasion d'une session parisienne. Seul au piano. L'élégance particulière de son plaquage d'accords tranche avec des phrases inattendues et parfois destructurées. S'en dégage en fin de compte une mélancolie qui nous fait revenir au tableau de Whistler. Une approche à l'évidence impressionniste. On doit une autre très belle version de Chelsea Bridge au trio de Vince Guaraldi. Les accords de guitare d'Eddie Duran renforce l'étrangeté de la composition ; et la rapproche sans doute encore plus de ses origines Debusséennes. Enfin, comment ne pas évoquer la version donnée par Duke et Ella Fitzgerald dans le cadre des sessions Verve collaboratives entre les deux géants. Une interprétation aux arrangements assez extraordinaires, sur lesquels se promène le lyrisme éternel de la chanteuse. En 58, un des membres des Four Freshmen a donné des paroles à la composition de Strayhorn. Mais nous sommes en 57 ; et il n'est pas certain que ses paroles rendent bien hommage à l'esprit de la composition de Strayhorn. Ella se contente donc de chanter la mélodie comme si elle était un des instruments de l'ensemble. Ella était une musicienne totale et elle parvient ici à exprimer, dans un tout autre registre, la même continuité qui caractériserait le splendide solo de Gonsalves 8 ans plus tard. 

Debussy, Strayhorn, Whistler, Duke, Paul Gonsalves et Ella ; les grands esprits se rencontrent. Et ne cessent de dialoguer. C'est là leur nécessité.

mercredi 10 janvier 2024

Max Roach : un portrait en 3 albums


Il est quasiment impossible de penser à Max Roach sans penser au trompettiste Clifford Brown. Leur association fut pourtant éphémère. La carrière de Roach, en tant que leader, est quant à elle aussi diversifiée que passionnante. Mais la disparition de Clifford Brown, le 16 juin 1956, dans un triste accident de la route a marqué un tournant dans l'histoire du jazz ; et a mis un terme à l'une de ses plus émouvantes et fructueuses fraternités. C'est la raison pour laquelle ils restent indissociables. Liés dans nos mémoires et la postérité.

L'apport de Max Roach n'est pas moindre dans l'évolution du jazz. Et c'est bien entendu un euphémisme. Avec une poignée d'autres, il a contribué, à l'évènement du be-bop, à révolutionner non seulement la manière d'inscrire la batterie dans le jazz, mais aussi à établir des architectures rythmiques offrant de nouveaux espaces de liberté aux solistes. A l'ère du swing, la mission du batteur était de baliser les morceaux afin de leur offrir un chemin rythmique bien marqué. C'était entraînant ; les cymbales constituaient l'outil essentiel de ponctuation, la grosse caisse appuyait à peu près tous les temps. Entrainant mais un poil contraignant pour ceux qui rêvaient de grand galop. Avec le be-bop, la grosse caisse va devenir pour le jazz ce que l'accent tonique est à la langue italienne. La cymbale ride deviendra quant à elle l'élément essentiel du rythme. L'espace pour les solistes s'agrandit mécaniquement. C'est à des gars comme Max Roach que l'on doit cette avancée qui est aujourd'hui LA marque du rythme jazz : sa matrice en quelque sorte. 


Clifford Brown & Max Roach (EmArcy - 1954) : le Révolutionnaire

En 54, lorsque Max Roach rencontre Clifford Brown, la révolution a déjà eu lieu. Le be-bop s'apprête toutefois à muer. Déjà. Les braves sont des hommes pressés. Les deux musiciens unissent leur force pour devenir les pionniers d'un nouveau genre : un jazz qui se rapproche du blues originel, ralentit le tempo, crée encore un peu plus d'espace dans l'espace déjà créé par l'évolution du jeu de batterie. 2 ans, c'est le temps que l'infortune leur laisse. Mais c'est assez pour qu'ils bouleversent le paysage et réagencent le tout. La mort prématurée de Brown brise ce progrès aux allures de pas de géant et cette tragédie plonge uniformément les musiciens de jazz dans le désarroi. Parce que Brown était fauché en pleine jeunesse, à 25 ans, parce qu'il était le plus talentueux de tous les trompettistes de sa génération, parce qu'il avait jusque là éviter tous les écueils qui dégommaient les musiciens de l'époque : les mauvaises relations, la came, la facilité des existences dissolues. Clifford Brown était l'enfant de chœur du jazz - pour pousser le bouchon peut-être un peu loin - que tous avaient envie de protéger... Comme on protège d'instinct le meilleur d'entre nous. Leur premier album commun est enregistré sur 3 sessions rapprochées d'août 54. Les 2 musiciens ne se connaissent que depuis quelques mois. Mais le coup de foudre musical a eu lieu. Brown ne s'est pas fait prier pour répondre à l'invitation de Roach. A New York, les deux hommes montent un quintet de première catégorie en débauchant le saxophoniste Harold Land, le pianiste Richie Powell et le contrebassiste George Morrow. Que dire de ce disque qui n'atténuerait pas son niveau d'excellence ? Qu'il symbolise comme nul autre la bascule entre l'ère be-bop et le nouvel âge hard bop. Il fait peut-être mieux que cela. Il pose les bases d'un nouveau genre à l'usage des générations futures. On mesure cette bascule entre deux titres de l'album. Avec d'un côté, une version d'un standard raffiné (Delilah) composé par Victor Young en 49 pour la bande originale du péplum de Cecil B. DeMille ; sorte de condensé jamais scolaire de ce que les meilleurs boppers faisaient des architectures harmoniques particulièrement délicates. De l'autre côté ? Une composition de Clifford Brown : Daahoud, manifeste hard bop à lui tout seul ; bien plus, en fin de compte, que le Moanin' (certes plus dansant et abordable) des Jazz Messengers d'Art Blakey, autre ensemble fer de lance du courant.

Le hard bop est un courant qui se soucie des racines du jazz. Il est parfois considéré comme un courant de réaction (au cool jazz des musiciens blancs - pour schématiser - qui s'appuyait sur les harmonies du classique, de Bach à Debussy en passant par Ravel et Wagner) mais il est un peu plus que cela. Si tel n'avait pas été le cas, il n'aurait jamais duré aussi longtemps. Quoiqu'il en soit, il a souvent pioché dans le répertoire gospel. De manière parfois indirecte, parfois totalement assumée comme dans le projet A new perspective de Donald Byrd, l'un des best-sellers rayon jazz de l'année 64. Si un paquet de musiciens afro-américains doivent à l'Eglise leur premier contact avec la musique, Max Roach est quant à lui un authentique enfant du gospel. Sa mère était chanteuse. Il jouait du bugle dans des fanfares de quartier à l'âge de 6 ans. A 10 ans, l'enfant avait déjà intégré la section rythmique d'un ensemble religieux. C'est sans doute ce background qui lui a permis de comprendre ce genre mieux que quiconque, lui a évité de faire l'erreur de le figer dans le cadre d'un décorum stratifié, l'a aidé à le transposer avec aisance vers d'autres formes. L'album We Insist! que Roach réalise avec Abbey Lincoln au tout début des années 60 est, à sa manière, un album de gospel. Une œuvre de prêche qui figure, à travers une revendication de liberté, une forme de combat spirituel clairement hérité de l'humaine puissance du gospel.

Lift Every Voice and Sing (Atlantic - 1971) : Le passeur


10 ans après We Insist!, le batteur va toutefois plus loin dans cette entreprise de synthèse avec l'album Lift Every Voice and Sing. Cette fois-ci, Roach s'octroie le droit de plonger ses mains dans la matrice traditionnelle du gospel. Il ne le fait pas comme on visiterait les pièces d'un musée qui offriraient à la vue des nonchalants ses chefs-d'œuvre intouchables (Motherless Child, Troubled Waters, Joshua Fit the battle of Jericho...), sous cloche, et surtout bien gardés. Le musicien met à nu leur essence organique, leur chair, leurs ligaments, leur réseau veineux. A l'instar de ces grandes peintures que l'on passe au rayon X, et qui donnent ainsi à voir ce que l'œil seul ne peut voir (la peinture derrière la peinture) Roach donne à entendre ce que nos oreilles ne pouvaient entendre. Expose la musique derrière la musique, l'esprit qui sous-tend ce genre. Il y a par exemple dans sa version de Motherless Child une solennité nouvelle, une fierté, un esprit de résistance. Une puissance qui doit certes beaucoup à la voix de la chanteuse Ruby McClure mais aussi à un arrangement qui lui offre un parfait isolement. C'est ensuite un solo du saxophoniste Billy Harper qui prend le relais. Preuve est alors faite que l'art est fait pour être vivant. Qu'il peut se fondre dans toutes les modernités - et le jazz des années 70 n'a plus grand chose à voir avec celui qui passait pour intransigeant au temps de l'émergence du hard bop. On pense à tort que le trompettiste Cecil Bridgewater, le saxophoniste Billy Harper, les choristes et solistes sont les étoiles de cette œuvre inspirée. C'est aussi la marque du génie que de s'avoir s'effacer. La marque de son génie que de s'être contenté de renouveler totalement ces psaumes de résistance.

Collage (1984 - SoulNote) : Le linguiste


Max Roach est sans doute le batteur qui a le plus pensé le rythme. Sa carrière entière est balisée d'albums concepts de ce genre. Dès 57, avec l'album Jazz in 3/4 time, sur lequel il montre sa maîtrise de la forme valse. En 61, c'est l'album Percussion bitter sweet sorti sur le label Impulse! qui fait le point sur cette réflexion. A la fin des années 70 et au début des années 80, Roach brise une flopée de codes, en offrant à des spectateurs ébahis des performances solo. Un élan qu'il avait entamé en 78, pour le label japonais Baystate, démontrant ainsi que la musique pouvait se satisfaire du seul rythme et contenter l'auditeur autant que celle qui serait jouée par un quintet classique. Il y aussi, dans sa carrière, le collectif essentiellement rythmique M'Boom que Roach fonde en 73 avec Roy Brooks, Joe Chambers, Omar Clay, Warren Smith, Freddie Waits et Richard Landrum. M'Boom n'a pas de limites et utilise tout ce qui se percute : batterie, vibraphone, marimba, xylophone, bongas, bongos, cloches, steel drum, timpani... En 73, l'ensemble sort Re : Percussion sur le label Strata-East et continuera d'enregistrer de manière éparpillée. En 79 pour Columbia. Et en 84 pour SoulNote. Ce dernier album, intitulé Collage, n'est pas le plus apprécié de la discographie du groupe. Peut-être parce qu'il est plus accessible que les deux précédents. Moins intransigeant. Il est pourtant d'une musicalité rare. A l'image de ce Street Dance chaloupé et vibrant. Qui chante mais qui, aussi, est une nouvelle réflexion sur le rythme et l'espace. Une réflexion qui aboutit à la dissection d'un authentique langage.

A travers ces 3 albums ce sont 3 facettes de la carrière de Max Roach qui sont exposées. Il y en a d'autres encore. Celle qui faisait de lui l'un des artistes les plus engagés de l'époque. Celle qui lui a permis, à la fin de sa carrière, d'investir les champs de l'improvisation totale (avec Anthony Braxton ou Cecil Taylor). Ou encore celle qui lui a fourni matière pour écrire un concerto joué avec le Symphonique de Boston... Il n'y a pas tant de génies que cela. Max Roach en était un. Et un être humain rare.

Ce 10 janvier 2024 marque le centenaire officiel de la naissance de Max Roach. Officiel car Roach affirmait être né le 8. C'est en tout cas ce que lui certifiaient les membres de sa famille. Qui peut savoir ? Qu'il soit né le 8 ou le 10, nous commémorons son art et son humanité aujourd'hui. Max Roach nous a quitté le 16 août 2007, emporté par la maladie d'Alzheimer. 


mardi 2 janvier 2024

Art Pepper et John Snyder : en temps utile(s)...


C'est en 1977 que John Snyder et le saxophoniste Art Pepper se rencontrent. Cette année là, Snyder (ancien directeur d'Horizon, une filiale du label A&M) vient de fonder sa propre maison : Artists House. Nom de baptême destiné à installer sa philosophie : faire du label un espace de liberté totale au sein duquel les artistes se sentiront chez eux. Art Pepper, quant à lui, a entamé une fabuleuse renaissance. Après plusieurs années passées en taule, à San Quentin, et un séjour salvateur au sein de l'institut Synanon (qui lui permettra de rencontrer sa 3e et dernière épouse, Laurie), il a enfin retrouvé le chemin des studios après un interminable hiatus. Il a enregistré en 2 ans 3 albums aussi sombres que lumineux pour le label Contemporary de Lester Koenig : Living Legend, The Trip et No Limit. C'est Koenig d'ailleurs qui a fait l'entremetteur entre Snyder et Pepper. Et c'est Snyder qui a soufflé à Koenig l'idée de faire jouer Art au Village Vanguard (avec l'intention d'enregistrer le tout). Koenig adopte l'idée. Pepper se produit au sein du club au cours de l'été 77. 4 albums sortiront d'après ce matériau... sous estampille Contemporary. Des captations aujourd'hui légendaires qui ont écrit une page de la longue histoire du jazz. S'il y a une morale à cette histoire, la voici : si vous avez une bonne idée, ne la confiez jamais à personne sous peine de la voir se concrétiser en vous laissant contempler son éclat depuis le bord de la route.

Le 21 novembre, Lester Koenig succombe à une crise cardiaque. Plus grand chose ne retient Art Pepper qui exporte alors son génie au sein du label Galaxy. Et profite par ailleurs de toutes les occasions pour enregistrer ; pour Galaxy bien sûr, mais aussi pour tous ceux qui parviendront à mériter sa sympathie. On citera par exemple les sessions réalisées pour le label Atlas : sessions publiées sous le nom d'autres musiciens pour éviter tout problème juridique. Pepper et Snyder, en 77, s'étaient fait une promesse : enregistrer ensemble. Ils vont la tenir. En février et mai 79, Art investit les studios Kendun de Burbank et enregistre avec deux quartets distincts : Le premier constitué de Hank Jones, Ron Carter et Al Foster, le second de George Cables, Charlie Haden et Billy Higgins. Un seul album sera publié par le label de Snyder : So in Love. Mais Pepper constituera assez de matériau pour l'édition supplémentaire de 3 autres disques entre 84 et 85 : Artworks et New York Album (qui verront le jour chez Galaxy), Stardust enfin, lancé sur le marché japonais par la maison Victor. Les deux meilleurs albums édités à partir de ces sessions sont sans doute Artworks (avec une version totalement nouvelle d'un des standards les plus éculées : Desafinado) et Stardust qui est réédité en vinyle en ce début d'année.


Ce dernier album s'appuie sur 2 jours de session. Celles de mai, avec Cables au piano, Haden à la contrebasse et Billy Higgins à la batterie. Tous 3 étant au demeurant impeccables. Des 4 prises retenues pour la galette finale, aucune ne semble superflue. L'album commence par ce qui est désormais un classique de Pepper : My friend John. Le John du morceau n'est autre que John Snyder, ce qui suffit à établir la relation particulière qui a uni les 2 hommes. Les versions données de ce morceau au Vanguard sont immenses. Mais cette version studio de mai 79 est d'une fluidité démente. C'est du reste ce qui semble caractériser cette session. C'est en tout cas ce qui étonne à l'écoute de la version de Tin Tin Deo. Art en avait donné une très belle version en 57 (dans une autre vie), avec la section rythmique de Miles. Mais celle-ci a clairement quelque chose en plus. Une sorte de claudication stylée, de déhanchement élégant, étudié sans chasser pour autant toute forme de naturel. Le rythme est lent sans trop l'être et Pepper, parfaitement soutenu par son quartet première classe, souffle comme si tout lui était facile. Il y a aussi énormément de légèreté (voire un soupçon de jeunesse) dans cette interprétation : une caractéristique rare, quasiment absente de tout ce qu'a produit Pepper dans la dernière phase de sa carrière. En ces jours de mai 79, il se passe à l'évidence quelque chose dans la caboche bien dure de l'altiste. Peut-être se sent-il chez lui, dans cette maison des artistes qu'aménageait Snyder. 

Le 3e morceau de l'album est une version déchirante du Stardust de Hoagy Carmichael. Il faut toujours une ballade à Art Pepper pour qu'il parvienne à enluminer une session. Il les magnifie, les métamorphose, les rend toujours plus signifiantes. Comme Trane, comme Billie, il est de ces musiciens qui aimaient follement les mélodies et les respectaient en tant que telles. Comment terminer un enregistrement pareil ? Par une version du Mellotone de Duke à la clarinette. C'est après tout l'instrument sur lequel a débuté Pepper avant de passer à l'alto. Et là encore, au grand étonnement de celui qui a écouté des heures et des heures les enregistrements dits tardifs d'Art, l'impression principale évoque la légèreté. Si l'on met de côté le swing organique du jeu de Pepper, certains accents font presque penser à au registre classique (ou baroque). Jamais rien ne chuinte, ne s'érafle. Le son est doux sans jamais être fragile. Art Pepper, le tellurique, le musicien trop humain, déploie des ailes qu'on ne lui connaissait pas - ou qu'on ne lui connaissait plus - et c'est l'air lui-même qui semble le porter. Aucun bruit de battement d'ailes, aucun douloureux effort ; les phénomènes physiques font glisser le souffle de l'altiste - à moins que l'atmosphère de ce jour n'adoucisse la peau du martyr pour lui permettre de repousser les doutes...de les laisser glisser à la surface de son épiderme meurtri.

Cette légèreté était certes la marque de fabrique de Pepper durant la première partie de sa carrière. Avant les tourments de la came, avant les longues et impitoyables périodes d'incarcération (notamment à San Quentin où on le priva de musique, du droit de jouer, de la même façon qu'on lui aurait rationné son oxygène), Pepper était cet altiste super agile, capable de démembrer les standards, de composer des morceaux taillés pour d'échevelés tours de force (Mambo de la Pinta), à la grâce d'un enthousiasme juvénile, en dépit des ténèbres qui l'entouraient, des forces contraires qui faisaient sombrer son talent comme son existence. Abimaient son corps comme son esprit. Cette session est de la sorte une anomalie dans sa période tardive. Une anomalie que l'on doit à l'admiration qu'éprouvait Snyder à l'égard de Pepper, à sa volonté de lui offrir un chez-soi, un écrin douillet où il se sentirait libre de jouer sans souci des contingences, sans autre intention que celle de retrouver cette jeunesse dans laquelle il fonçait tête baissée. Promesse tenue...