mardi 31 octobre 2023

Naima : l'amour à la croisée des chemins...


Il est une règle en art : tout ce qui a un début et une fin se doit de soigner son début comme sa fin. La formule est un poil pataude et répétitive mais elle n'en est pas moins vraie. Vraie en littérature bien entendu. Qui ne se souvient pas des premiers mots de L'Etranger ou de La Recherche du Temps perdu ? Des dernières pages de Lolita de Nabokov ? C'est aussi vrai en musique. Enlevez à la 5e symphonie de Beethoven ses premières notes et rien ne serait tout à fait pareil. Cette symphonie resterait un chef-d'œuvre intemporel mais il lui manquerait clairement quelque chose, non ? Même chose en ce qui concerne l'ouverture puissamment tragique de Don Giovanni qui plonge d'emblée l'auditeur dans une des œuvres les plus obscures, métaphysiques et révolutionnaires de l'époque. Et la 9e de Mahler, imaginez la privée de sa fin déchirante, et de cette note en apparence interminable qui s'éteint comme la flamme d'une bougie s'étant totalement consommée. Je n'en dis pas plus. On a compris l'idée.

Les musiques populaires ont réglé ce problème en décidant de le négliger. Les groupes de rock ne s'embarrassent pas avec cette question. Une seule note pour finir, rabâchée jusqu'à la nausée, et du bordel ambiant aménagé par un batteur martelant à l'aveugle ses futs et ses cymbales, et des guitaristes grattant le même accord débilitant. Fin. Et je ne parle pas de cette astuce pour flemmard qui a permis, en studio, via le mixage, de baisser progressivement le son jusqu'à extinction totale.

Pourtant, soigner sa fin ne requiert pas nécessairement de longues réflexions. Le style suffit. L'une des plus belles compositions de John Coltrane, Naima, ne déploie pas des trésors d'inventivité pour atteindre son dénouement. Il est même d'une déroutante simplicité (tranchant avec la complexité de la composition elle-même). Il s'agit d'une simple montée de gamme. Je n'ai pas réellement de mots pour la décrire. Tout tient sur le son de sax de Trane si particulier, son savoir-faire en matière de placement, l'intelligence de ses choix lorsqu'il s'agit de déterminer la ponctuation adaptée. Cette fin est objectivement une merveille ; le morceau tout entier est une splendeur. Et cela tient aussi à son histoire particulière.

Dédiée à la première épouse de Trane, Juanita Naima Grubbs, la première version de morceau est enregistré en studio en décembre 59 (et figure sur l'album Giant Steps). Cette période clé de la carrière du saxophoniste est l'aboutissement d'un changement radical de vie. En 57, le premier grand quintet de Miles se sépare. La séparation n'est pas nécessairement désirée mais elle est inévitable dans la mesure où la dépendance de Trane vis-à-vis de l'héroïne l'empêche de donner la pleine mesure de son talent (pour dire la chose pudiquement). Ce n'est pas une première pour lui. La came lui avait déjà posé de problèmes au début des années 50 lorsqu'il était pensionnaire d'un groupe de Gillespie, l'avait déjà privé d'engagements divers. A ce stade de sa carrière et de son existence, Trane n'a plus 200 alternatives : soit il en finit avec ses pulsions autodestructrices, soit il rejoindra la longue liste des génies bousillés par l'héroïne. L'amour conjoint de la musique et de Naima vont l'aider à faire les bons choix. Coltrane rentre à Philadelphie, s'enferme dans sa piaule et entreprend de se sevrer seul. Avec l'aide de son épouse qui veillera sur lui. En dépit du calvaire physique qui est le sien, Trane remporte la bataille et fait l'expérience d'une lumineuse épiphanie. Le reste appartient à l'histoire : Trane s'éveille spirituellement et révolutionne le jazz en profondeur. De retour à New-York, il joue avec Monk ; expérience proprement libératrice. Il participe ensuite à l'enregistrement de Kind of Blue, une première révolution alors même qu'il prépare lui-même la seconde avec l'enregistrement de Giant Steps. En 61, il signe avec le label Impulse qui lui offre une liberté absolue. Un sevrage, une épiphanie et une vie désormais entièrement consacrée à la musique : la face du jazz en sort bouleversée et ce, dans tous les sens du terme.

Si Naima est une chanson d'amour (certes sans paroles), elle n'a absolument rien d'une inoffensive bluette. Son thème n'est pas heureux ; loin s'en faut. La note d'entrée est certes de toute beauté mais elle établit aussi d'emblée une ambivalence entre la puissance du sentiment amoureux et son expression même au sein de ce qui constitue une épreuve (en l'occurrence un traumatisme). C'est le triste postulat d'une reconnaissance. Non pas de celui qui aime, mais de celui qui a conscience d'avoir été aimé comme nous le sommes rarement. Coltrane a toujours évoqué ses difficultés sur la bonne manière de clore ses solos. On raconte qu'il s'en ouvrit à Miles qui lui rétorqua, dans son style de gros bourru bien caractéristique : "Commence par retirer ce sax de ta bouche..." Pourtant, cette première version de Naima ne dure que 4 petites minutes et 20 secondes. Dans cette temporalité, il faut plus d'une minute à Trane et aux musiciens de son quartet pour exposer toute la beauté du thème. S'ensuivent quelques mesures pour mettre en lumière la délicatesse de Wynton Kelly au piano, adepte de la note juste, parfaitement en accord avec l'étrangeté du thème et l'inquiétude qui le sous-tend. Nous en sommes à un peu de 3 minutes de jeu quand Trane reprend la parole... Ou sa complainte, plutôt, privilégiant les phrases longues (mais jamais trainantes). Un solo ? Non, Trane répète encore et encore les dernières mesures du thème, avant d'entreprendre cette fameuse montée de gamme qui constitue l'éclaircie finale d'un morceau qui en peu de temps, peu d'effets, nous a fait passer par tous les états. Démonstration faite que le génie savait désormais quoi dire et comment le dire, avec les mots les mieux choisis.

Naima est une composition dont les échos ne finissent jamais. C'est sans doute ce qui a incité Trane à la jouer durant tout le reste de sa carrière. Je renonce à faire le compte des versions qu'il nous a données. D'autant plus qu'aucune des versions ultérieures n'a la même force que celle qu'il a enregistrée en décembre 59. Ni celle, pourtant magnifique, enregistrée au Village Vanguard en novembre 61 avec le soutien de Dolphy, sur laquelle Trane joue trop peu et dont la fin manque de puissance. Encore moins celle de 66, également enregistrée au Village Vanguard, massacrée par les élans free du musicien. Les plus récentes sont celles, enregistrées en 64 et parues en 2019, dans le cadre de l'enregistrement de la bande originale du film canadien Le Chat dans le sac. Deux prises intéressantes, qui finissent de manière quelque peu similaire à la version-mère, mais qui ne la surpassent toujours pas. Trane était un musicien à 3 faces : un infatigable défricheur bien sûr mais aussi un musicien qui aimait trouver de nouvelles manières de jouer ses morceaux fétiches. Et il pouvait les jouer inlassablement. Il était aussi, parfois, un musicien de l'urgence. Un artiste total qui, lorsqu'il ressentait le besoin de s'exprimer avec force, le faisait de la manière la plus juste possible. C'est ce qui rend les premières version de Love Supreme, d'Alabama et donc de Naima...indépassables, insurpassables.