mardi 31 octobre 2023

Naima : l'amour à la croisée des chemins...


Il est une règle en art : tout ce qui a un début et une fin se doit de soigner son début comme sa fin. La formule est un poil pataude et répétitive mais elle n'en est pas moins vraie. Vraie en littérature bien entendu. Qui ne se souvient pas des premiers mots de L'Etranger ou de La Recherche du Temps perdu ? Des dernières pages de Lolita de Nabokov ? C'est aussi vrai en musique. Enlevez à la 5e symphonie de Beethoven ses premières notes et rien ne serait tout à fait pareil. Cette symphonie resterait un chef-d'œuvre intemporel mais il lui manquerait clairement quelque chose, non ? Même chose en ce qui concerne l'ouverture puissamment tragique de Don Giovanni qui plonge d'emblée l'auditeur dans une des œuvres les plus obscures, métaphysiques et révolutionnaires de l'époque. Et la 9e de Mahler, imaginez la privée de sa fin déchirante, et de cette note en apparence interminable qui s'éteint comme la flamme d'une bougie s'étant totalement consommée. Je n'en dis pas plus. On a compris l'idée.

Les musiques populaires ont réglé ce problème en décidant de le négliger. Les groupes de rock ne s'embarrassent pas avec cette question. Une seule note pour finir, rabâchée jusqu'à la nausée, et du bordel ambiant aménagé par un batteur martelant à l'aveugle ses futs et ses cymbales, et des guitaristes grattant le même accord débilitant. Fin. Et je ne parle pas de cette astuce pour flemmard qui a permis, en studio, via le mixage, de baisser progressivement le son jusqu'à extinction totale.

Pourtant, soigner sa fin ne requiert pas nécessairement de longues réflexions. Le style suffit. L'une des plus belles compositions de John Coltrane, Naima, ne déploie pas des trésors d'inventivité pour atteindre son dénouement. Il est même d'une déroutante simplicité (tranchant avec la complexité de la composition elle-même). Il s'agit d'une simple montée de gamme. Je n'ai pas réellement de mots pour la décrire. Tout tient sur le son de sax de Trane si particulier, son savoir-faire en matière de placement, l'intelligence de ses choix lorsqu'il s'agit de déterminer la ponctuation adaptée. Cette fin est objectivement une merveille ; le morceau tout entier est une splendeur. Et cela tient aussi à son histoire particulière.

Dédiée à la première épouse de Trane, Juanita Naima Grubbs, la première version de morceau est enregistré en studio en décembre 59 (et figure sur l'album Giant Steps). Cette période clé de la carrière du saxophoniste est l'aboutissement d'un changement radical de vie. En 57, le premier grand quintet de Miles se sépare. La séparation n'est pas nécessairement désirée mais elle est inévitable dans la mesure où la dépendance de Trane vis-à-vis de l'héroïne l'empêche de donner la pleine mesure de son talent (pour dire la chose pudiquement). Ce n'est pas une première pour lui. La came lui avait déjà posé de problèmes au début des années 50 lorsqu'il était pensionnaire d'un groupe de Gillespie, l'avait déjà privé d'engagements divers. A ce stade de sa carrière et de son existence, Trane n'a plus 200 alternatives : soit il en finit avec ses pulsions autodestructrices, soit il rejoindra la longue liste des génies bousillés par l'héroïne. L'amour conjoint de la musique et de Naima vont l'aider à faire les bons choix. Coltrane rentre à Philadelphie, s'enferme dans sa piaule et entreprend de se sevrer seul. Avec l'aide de son épouse qui veillera sur lui. En dépit du calvaire physique qui est le sien, Trane remporte la bataille et fait l'expérience d'une lumineuse épiphanie. Le reste appartient à l'histoire : Trane s'éveille spirituellement et révolutionne le jazz en profondeur. De retour à New-York, il joue avec Monk ; expérience proprement libératrice. Il participe ensuite à l'enregistrement de Kind of Blue, une première révolution alors même qu'il prépare lui-même la seconde avec l'enregistrement de Giant Steps. En 61, il signe avec le label Impulse qui lui offre une liberté absolue. Un sevrage, une épiphanie et une vie désormais entièrement consacrée à la musique : la face du jazz en sort bouleversée et ce, dans tous les sens du terme.

Si Naima est une chanson d'amour (certes sans paroles), elle n'a absolument rien d'une inoffensive bluette. Son thème n'est pas heureux ; loin s'en faut. La note d'entrée est certes de toute beauté mais elle établit aussi d'emblée une ambivalence entre la puissance du sentiment amoureux et son expression même au sein de ce qui constitue une épreuve (en l'occurrence un traumatisme). C'est le triste postulat d'une reconnaissance. Non pas de celui qui aime, mais de celui qui a conscience d'avoir été aimé comme nous le sommes rarement. Coltrane a toujours évoqué ses difficultés sur la bonne manière de clore ses solos. On raconte qu'il s'en ouvrit à Miles qui lui rétorqua, dans son style de gros bourru bien caractéristique : "Commence par retirer ce sax de ta bouche..." Pourtant, cette première version de Naima ne dure que 4 petites minutes et 20 secondes. Dans cette temporalité, il faut plus d'une minute à Trane et aux musiciens de son quartet pour exposer toute la beauté du thème. S'ensuivent quelques mesures pour mettre en lumière la délicatesse de Wynton Kelly au piano, adepte de la note juste, parfaitement en accord avec l'étrangeté du thème et l'inquiétude qui le sous-tend. Nous en sommes à un peu de 3 minutes de jeu quand Trane reprend la parole... Ou sa complainte, plutôt, privilégiant les phrases longues (mais jamais trainantes). Un solo ? Non, Trane répète encore et encore les dernières mesures du thème, avant d'entreprendre cette fameuse montée de gamme qui constitue l'éclaircie finale d'un morceau qui en peu de temps, peu d'effets, nous a fait passer par tous les états. Démonstration faite que le génie savait désormais quoi dire et comment le dire, avec les mots les mieux choisis.

Naima est une composition dont les échos ne finissent jamais. C'est sans doute ce qui a incité Trane à la jouer durant tout le reste de sa carrière. Je renonce à faire le compte des versions qu'il nous a données. D'autant plus qu'aucune des versions ultérieures n'a la même force que celle qu'il a enregistrée en décembre 59. Ni celle, pourtant magnifique, enregistrée au Village Vanguard en novembre 61 avec le soutien de Dolphy, sur laquelle Trane joue trop peu et dont la fin manque de puissance. Encore moins celle de 66, également enregistrée au Village Vanguard, massacrée par les élans free du musicien. Les plus récentes sont celles, enregistrées en 64 et parues en 2019, dans le cadre de l'enregistrement de la bande originale du film canadien Le Chat dans le sac. Deux prises intéressantes, qui finissent de manière quelque peu similaire à la version-mère, mais qui ne la surpassent toujours pas. Trane était un musicien à 3 faces : un infatigable défricheur bien sûr mais aussi un musicien qui aimait trouver de nouvelles manières de jouer ses morceaux fétiches. Et il pouvait les jouer inlassablement. Il était aussi, parfois, un musicien de l'urgence. Un artiste total qui, lorsqu'il ressentait le besoin de s'exprimer avec force, le faisait de la manière la plus juste possible. C'est ce qui rend les premières version de Love Supreme, d'Alabama et donc de Naima...indépassables, insurpassables. 


jeudi 26 octobre 2023

50 ans de chasseurs de têtes...


La carrière de Herbie Hancock est un incessant mouvement de balancier qui penche tantôt du côté du corps, tantôt du côté de l’esprit. Pour autant, ce serait une erreur de considérer sa carrière comme une succession d’alternance binaire. Quand le corps de Hancock s’exprime, l’esprit continue à s’exprimer et vice-versa. Quand l’un domine l’autre, il ne le réduit jamais totalement au silence pour le dire autrement. Les questionnements du pianiste entre 1971 et 1973 illustrent toutefois ce qui est alors un conflit intérieur manifeste ; un conflit qui, une fois résolu, rendra du reste bien plus harmonieux les mouvements de balancier suivants qui continueront à rythmer ses différentes phases créatives, entre escapades hip-hop, création du V.S.O.P. ou copieuse relecture du songbook gershwinien. 

Au début des années 70, Hancock – comme un paquet de jazzmen – éprouve une fascination à l’égard du bond technologique qui chamboule la création musicale. Les instruments électroniques sont en train de changer la face de la musique et de faire bifurquer le cours de son histoire. En 70, Miles a sorti Bitches Brew et les innovateurs se demandent à peu près tous ce qu’ils pourront bien faire après un truc pareil. Hancock, comme les autres. La réponse de Hancock est un triptyque : 2 albums enregistrés pour le label Atlantic (Mwandishi en 71 et Crossings en 72), une oeuvre volcanique et complexe qui inaugure son tout nouveau contrat signé avec CBS (Sextant en 73). 3 disques expérimentaux, puissamment spirituels mais aussi rêches parfois, il faut bien le dire, comme le sont souvent les œuvres cérébrales. Ce qu’en dit Hancock dans son autobiographie (Possibilities, parue en 2015) ne fait que confirmer mon propos : « Je considère l’expérience Mwandishi comme un groupe R&D. Il s’agissait avant tout de défricher, d’expérimenter, de révéler l’inconnu, de voir ce que personne n’avait vu, d’entendre ce qui n’était pas entendu. Parfois, nous partagions une telle compréhension, une telle empathie sur scène, que tout semblait vraiment spirituel. Mais lorsque nous n’étions pas connectés, l’expérience devenait désagréable et ce que nous jouions ne sonnait que comme du bruit pur et simple, même de notre point de vue… »

En 73, à la croisée des chemins, Hancock s’interroge sur la direction à privilégier. Il vient tout juste de découvrir le bouddhisme, sur les conseils de Buster Williams, le bassiste du Mwandishi. C’est en contemplant son Gohonzon (parchemin et objet de dévotion) et en psalmodiant que le déclic survient : « Tout d’un coup, je me suis vu assis avec le groupe de Sly Stone. J’ai adoré cette vision. Mais l’image a évolué et ce n’était plus que moi et mon propre groupe, en train de jouer tous ces trucs funky. Sly Stone jouait avec moi. Et j’avais cette sensation d’étrangeté et d’inconfort. Je devinais que cet inconfort n’était que l’expression de ce snobisme jazz qui situait le funk au plus bas niveau de la chaine alimentaire. Je me suis alors posé cette simple question : est-ce qu’il y a quelque chose de mal dans le fait de jouer du funk ? Non. Etait-ce plus grave de jouer du funk avec mon groupe plutôt qu’avec celui d’un autre ? Non. Alors, pourquoi est-ce qu'une petite voix dans ma tête refusait l’idée ? Dans ma vie, j’avais écouté beaucoup de funk, dont Sly Stone. Et le funk avait un lien évident avec le jazz, et avec l’expérience noire dans son ensemble. J’ai dû faire face à mes propres préjugés et j’ai dû les vaincre. Et c’est à ce moment à que j’ai décidé de commencer à jouer du funk. »

De son côté, Miles ressent lui aussi le besoin de s’inscrire dans le sillon creusé par la musique de Sly Stone. Mais, contrairement au processus créatif qui avait abouti à la sortie de Bitches Brew, Miles ne sera pas le premier à dégainer. Peut-être par excès d'ambition, parce qu'il ne consentit pas à arrêter de faire tourner ses méninges et à s'empêcher de rêver de produire la synthèse artistique afro-américaine ultime. L’ancien pensionnaire de son quintet le devancera. Avec l’intuition et les tripes comme seuls guides. Ce chamboule-tout, née d’une épiphanie, est fulgurant. Hancock commence par repenser son groupe. De l’ancien Mwandishi band, seul le saxophoniste et flutiste Bennie Maupin survit. Il engage le bassiste Paul Jackson (jeune prodige de 26 ans à l’époque), le batteur Harvey Mason et le percussionniste Bill Summers. Les Head Hunters sont nés. Quelques semaines plus tard, en septembre 73, ce nouveau groupe se retrouve à San Francisco. La sortie de l’album survient le 26 octobre 1973. L’intuition avait du bon : avec l’album Head Hunters, Hancock fait exploser sa notoriété auprès d’un public beaucoup plus large en récoltant des ventes plus qu’inhabituelles pour un jazzman (ceci est un euphémisme). Accessoirement, cette maturation lui donnera, comme on l'a dit, de précieuses clés pour le reste de sa longue carrière.


Head Hunters a 50 ans aujourd’hui même. Que reste-t-il de ce groupe qui a de fait complètement brisé les codes ? Un style pour commencer. Ça n’a l’air de rien mais il suffit de se plonger dans les archives photographiques de cette époque bénie et de contempler béat les merveilleux accoutrements de ces cinq là. Un son, bien entendu, ensuite : entre le Fender Rhodes magique de Hancock, la frappe si particulière de Mason, les extravagances de Bill Summers (allant jusqu’à souffler dans des bouteilles de bière pour lancer une toute nouvelle version de Watermelon Man) et les lignes de Paul Jackson, plus improbables les unes que les autres, sans cesse agrémentées de variations. La réussite de ce disque qui, 50 ans plus tard, n’a presque pas pris une ride (en dépit du fait qu’il soit totalement imprégné de son époque), c’est celle d’un casting – et ce n’est sans doute pas un hasard si les Headhunters existent toujours aujourd’hui. Car là où le corps de Hancock s’exprime, les neurones continuent à s’activer en sourdine. Herbie pensait peut-être engager des musiciens de funk (Bennie Maupin mis à part), il se retrouva bel et bien avec d’authentiques jazzmen, adeptes du dialogue permanent. Un élément sensible sur le titre-hommage Sly, débridé et multidirectionnel, et sur la composition phare de ce disque, Chameleon, dont l’inattendue variation est intemporelle et sans doute constitutive des codes du genre.

Comme je l’ai dit plus haut, si les Headhunters ont été assemblés par Hancock, ils vont aussi vivre leur vie propre. 3 albums avec Hancock suivront : le splendide Thrust en 74 (qu’il m’arrive de trouver meilleur que le premier opus), Man-Child en 75 (plus inégal), sans oublier, entre ces deux albums studio un live incandescent (Flood) qui fut commercialisé dans un premier temps sur le territoire japonais exclusivement. En 75, le groupe enregistrera aussi un album sans Hancock, mais avec quelques invités (les Pointer Sisters sur l’indépassable God Make me funky). C’est ainsi le petit pied de nez de l’histoire ; en suivant les élans de son corps, Hancock en constitua un autre…qui parvint en fin de compte à bouger tout seul. 

N.B : Les Headhunters connaissent aujourd'hui une vague revival autour de Mike Clark (batteur qui remplaça Harvey Mason en 74) et de Bill Summers. Le fantastique Donald Harrison supplante Bennie Maupin. Ils ont sorti un album plus que valable en 2022, Speakers in the House...et sont actuellement en tournée. Ils seront même le 2 novembre prochain au New Morning. Ne ratez pas ces légendes !



mercredi 18 octobre 2023

Billy Mohler ou la science du rayonnement...


Après l'excellentissime Anatomy sorti l'an dernier, le contrebassiste Billy Mohler est de retour avec un 3e album en qualité de leader : Ultraviolet. Edité par le label indépendant Contagious, ce nouveau disque, tout comme le précédent ne sera pas distribué en France. Est-ce scandaleux ? Dans la mesure où Billy Mohler est (avec Clark Sommers) le contrebassiste le plus excitant et créatif du jazz actuel...ça l'est.

A travers l'histoire, on peut aisément se rendre compte que le jazz n'a pas été avare en matière de grands compositeurs contrebassistes. Mais à l'évidence, Billy Mohler a ce petit quelque chose en plus qui le place un poil au-dessus d'une grande partie la concurrence. Et c'est peut-être lié à la proximité particulière qu'a le musicien avec son instrument. Car Mohler en a sué pour obtenir le droit de devenir contrebassiste. Bassiste électrique en premier lieu (passé d'ailleurs par la pop (et parfois pas forcément la meilleure)), ancien ado ne rêvant que de surf et de skate, étudiant ensuite au Berklee College of music de Boston, le californien est passé à la contrebasse sur recommandation d'un de ses professeurs, Whit Brown. Recommandation plus facile à formuler qu'à mettre en pratique quand on ne dispose que d'un compte en banque balayé par tous les vents. Heureusement, certaines suggestions suscitent parfois des pulsions de mécène. Le même Whit Brown crut en tout cas suffisamment en Mohler pour l'aider à se payer un instrument, remboursé au fur et à mesure des gigs effectués par son élève.

L'autre élément qui différencie Mohler du tout venant, c'est sa manière de composer. Il livre lui-même les secrets de son approche - et elle ne surprend pas, à l'appui des écoutes multiples de ses compositions. Certains contrebassistes se déportent au piano pour composer ? Mohler se cramponne quant à lui à son instrument et compose le plus souvent à partir d'une ligne de basse. Plus ou moins alambiquée, plus ou moins percutante. Et c'est cohérent ; les meilleures architectes pensent d'abord les fondations avant les jolies moulures destinées à agrémenter les faux plafonds. Oui, cela s'entend, sur quasiment tous les morceaux d'Ultraviolet. Sur le titre éponyme, avec sa ligne très pop (dans le bon sens du terme), socle circulaire d'une composition qui nous évoque quasi instantanément le souvenir de Wayne Shorter. Sur Evolution, et son ouverture oscillant entre posture bop et accord à la Garrison. Sur Aberdeen qui justifie la pertinence de cette approche en nous permettant de saisir les mécanismes organiques du travail de composition de Mohler tout en mettant parfaitement en lumière le lien étroit entre architecture rythmique et atmosphère.

Accompagné d'un quartet à l'unisson (intégrant le batteur Nate Wood, l'excellent Shane Endsley à la trompette et Chris Speed au sax) Mohler fait tout ce qu'il peut pour faire galoper son imagination. Il serait grand temps que, de ce côté-ci de l'Atlantique, nous galopions à notre tour pour lui faire un peu de place au sein d'un marché trop frileux.


N.B. Les productions de Billy Mohler ne sont certes pas disponibles sur les canaux de distribution européen. Il reste toutefois possible de faire figurer ses galettes dans nos collections via le Bandcamp de l'artiste.


mardi 17 octobre 2023

Barney Kessel et le trio des élus


Une légende circule sur ce qui a mené Barney Kessel vers la pratique de la guitare. Muskogee, ville moyenne de l'Oklahoma pour décor : rejeton d'une famille juive-hongroise, Kessel a 12 ans et s'est dégoté un petit job qui fleure bon la nostalgie (cinématographique) de l'Amérique éternelle : livreur de journaux. Nous ne sommes pas dans un scénar de Spielberg - et pourtant, il doit nécessairement y avoir des cimetières indiens dans les environs de Muskogee... Toute l'histoire de la ville est liée à celle des Native Americans. So... Quoiqu'il en soit, c'est au hasard de ses déambulations en ville que Kessel conçoit le projet de s'acheter sa première guitare. L'instrument se place en travers de son chemin et l'appelle depuis un vitrine. Il en aime la forme. Et cela na va pas plus loin. Le jeune Barney dépense ses économies et tente d'apprivoiser son nouveau jouet. Ainsi commence l'histoire de l'un des plus grands guitaristes de l'histoire de jazz : par un de ces Why not ? intérieurs qui font in fine bifurquer les existences. Par une lubie d'enfant. Nous sommes au milieu des années 30 et le gamin, autodidacte de nature, et dont le cursus musical n'excèdera jamais plus de 3 pauvres mois de leçons particulières, n'est pas encore celui qui, une décennie plus tard, offrira ses services à Charlie Barnet, Artie Shaw, Charlie Parker ou Oscar Peterson. Et, qui trustera, des années durant, la première place du prestigieux classement annuel des meilleurs guitaristes de jazz édités par le non moins prestigieux magazine Downbeat.

La carrière de Barney Kessel est impossible à résumer. Le tourbillon son talent a virevolté pendant 4 grosses décennies avant qu'une santé fragile ne contraigne le guitariste à poser l'instrument sur son trépied. Il serait tout aussi difficile de recenser l'ensemble de ses phases, des expériences menées à travers le temps. Les génies ne peuvent être résumés - au risque de nous répéter. C'est la raison pour laquelle il est toujours préférable de focaliser l'attention sur une période ou sur une formation particulière. Parmi ces dernières, comment ne pas évoquer le trio baptisé The Poll Winners ; nom de circonstance, trouvé dans on ne sait quelles conditions, pour célébrer la réunion créative de 3 musiciens qui régnaient sans partage, chacun dans leur catégorie, sur le fameux classement Downbeat. Kessel donc, le batteur Shelly Manne et le contrebassiste Ray Brown. Ces trois-là vont enregistrer 4 albums à la fin de la décennie 50 qui constituent autant de pièces d'orfèvre du label Contemporary : The Poll Winners (1957), The Poll Winners ride again (1958), Poll Winners Three! (1960), Exploring the scene (1960). 

Deux éléments frappent d'entrée à l'écoute de ce trio : le son en premier lieu (incroyable de précision et de netteté), valorisant chaque voix du trio ; la fluidité des interprétations en second lieu. Logique, pourrait-on penser, ou à tout le moins attendu, de la part de musiciens aussi doués. Encore faut-il se comprendre, ce qui ne va pas nécessairement de soi. La première session, datant de mars 57, atteste de cette compréhension immédiate et d'envies manifestement communes. Et ce, dès la première note du premier titre gravé : une version du Jordu de Duke Jordan, sorte de talisman pour west-coasters. On pourrait penser frôler l'easy listening. Et certes, les trois musiciens conjuguent leurs efforts pour donner une impression de facilité (comme il leur arrive, il faut bien l'avouer, de tomber dans certaines...) Mais il serait bien dommage de ne pas prêter attention à la finesse de leurs interactions. Be Deedle Dee Do, qui ouvre le deuxième album du trio, blues composé par Kessel est un modèle de ce que ce trio peut produire comme magie. La capacité de ces trois-là quand il s'agit de dévoiler la richesse de leur palette de couleurs, la profusion et la cohérence de leurs dialogues, donnent à leur musique des allures de peintures impressionnistes. Crisis, deuxième de leur 3e album, se situe encore à un autre niveau d'excellence. Le jeu de Kessel est alors à son sommet, Ray Brown et Shelly Manne s'entendent comme deux larrons en foire. Manne, puisqu'on en parle, ne manque aucune occasion de colorer les inflexions de ses partenaires. Cette composition de Kessel est un point d'orgue de l'histoire du trio. Tout comme Three! qui est à mon humble avis son meilleur effort.

Après 1960, chaque membre du trio vole de ses propres ailes. Kessel tirera partie d'à peu près tout - et saura efficacement cachetonner. On le retrouve par exemple sur le Beat goes on de Sonny & Cher (une anecdote liée à l'enregistrement nous raconte qu'il se serait exclamé en pleine session d'enregistrement : "On n'a jamais payé des gens aussi chers pour jouer aussi peu"), derrière les premières notes (sur une Mando 12 cordes) du Wouldn't it be nice des Beach Boys... En 75, les Poll Winners se réuniront une dernière fois. Le monde du jazz n'a alors plus rien à voir avec ce qu'il était 15 ans plus tôt. Et le trio, sans chercher à faire dans le modernisme artificel, parvient à montrer qu'il peut moduler son approche. Avec subtilité, comme sur One foot off the curb qui clôt l'album dans une atmosphère de groove incandescente. A l'image, en fin de compte, de ce trio aussi joueur que télépathe...


N.B. Nous commémorons aujourd'hui le centenaire de la naissance de Barney Kessel. Comme je l'ai mentionné plus haut, le guitariste a connu une fin d'existence compliquée. En 1992, c'est un AVC qui le contraint à réduire considérablement son activité. Ce qui, bien sûr, impliquera de sérieux problèmes financiers. En 2004, il meurt des suites d'une tumeur cérébrale. Barney Kessel avait 80 ans. 

jeudi 12 octobre 2023

Gato Barbieri et le chant du gaugho


Hier, j'ai vu passer une petite vidéo sur twitter. Un court extrait de la performance donnée par Gato Barbieri en 71 à Montreux, dans une formule sextet au sein de laquelle on retrouvait, il n'est pas inutile de le signaler, de bien joyeuses pointures : Lonnie Liston Smith au piano, Chuck Rainey à la basse, Bernard Purdie à la batterie et une paire de percussionnistes de rêve composée de Sonny Morgan et de Naná Vasconcelos. 

Cette vidéo m'a immédiatement fait penser à l'album live de Gato, découlant de ce concert (sorti en 73 sur le label Flying Dutchman), et qui porte le nom d'une composition de Gato jouée ce soir là : El Pampero. Bien évidemment, je me suis empressé de réécouter ces instants suspendus et saisis. Avec un plaisir que je ne prends pas la peine de dissimuler. Je vais dire quelques mots de cette captation vidéo parce qu'elle donne à voir et à entendre des parties qui n'ont pas pu, faute de place, être gravées sur microsillon. Une spirituelle introduction au morceau Brasil par exempleCette introduction, que je n'avais jamais entendue, donne une toute autre couleur à la reprise de ce standard désormais tristement éculé qu'est Brasil. Grâce au berimbau de Naná et à ses facéties notamment. Et bien sûr, grâce au sax chamanique de Gato. Mais aussi intéressante que soit cette introduction, et ma découverte de celle-ci, ce n'est pas Brasil que j'avais l'intention d'évoquer en commençant à écrire ce matin.

El Pampero (l'un des meilleurs live de Barbieri gravés sur microsillon au passage) comporte une autre reprise d'une chanson de légende. Non du répertoire populaire brésilien cette fois-ci, mais du grand répertoire argentin. Cette chanson-monument (ou presque) s'intitule El Arriero, soit, le muletier, si l'on opte pour une traduction littérale. A l'écoute de l'intégralité du texte de la chanson, certains préfèreront le terme gaucho. Ce n'est pas moi qui pourrais vous éclairer sur ce point ; je me bornerai à faire confiance à ceux qui maîtrisent les subtilités de l'espagnol. Cette traduction (ou cette interprétation) semble toutefois attestée par le film Horizontes de Pedra du cinéaste argentin Román Viñoly Barreto, dans lequel on entend non seulement jouer El Arriero mais dans lequel figure également son compositeur. Les images parlent d'elle-même.

Puisque nous parlons du compositeur d'El Arriero, peut-être serait-il bon de parler enfin de lui. Atahualpa Yupanqui est l'un des pères fondateurs de la chanson populaire moderne argentine. Poète, résistant absolu, guitariste délicat, il est en quelque sorte à l'Argentine - j'espère ne froisser personne - ce que Joao Gilberto est au Brésil. Une figure tutélaire. Un totem artistique auprès duquel chacun peut venir se recueillir. Un commun national. Sous nos latitudes, il eut aussi ses instants de reconnaissance. En France tout particulièrement, dans les années 50, lorsque Piaf l'invita à se produire à Paris et qu'il signa, quasiment dans la foulée, un contrat avec le label Le Chant du Monde.

Yupanqui n'est pas le seul signataire de ce monolithe de la chanson argentine qu'est El Arriero et il serait dommageable de ne pas mentionner l'apport de sa seconde épouse, la pianiste et compositrice française, Antoinette Paule Pépin-Fitzpatrick. Une partenaire de vie mais aussi de travail puisqu'ils composeront ensemble un paquet d'autres (excellentes) chansons à travers le temps. En dépit des vents contraires, administratifs pour commencer, puisque les deux épris furent contraints de s'unir en Uruguay, le divorce étant interdit en Argentine à l'époque. Juridiques, ensuite, puisqu'Antoinette ne signa jamais de chansons sous son patronyme mais sous un pseudonyme masculin : Pablo Del Cerro. Une concession au sexisme donc, faisant du reste figure de comble pour un musicien qui résista aux pires oppressions. A la censure, l'exil, l'extradition, l'enfermement et même à la torture sous le régime péroniste ; période sombre pendant laquelle on l'accusa, comme il en témoigna plus tard, "d'absolument tout et même parfois des crimes du lendemain". Il raconte aussi que des brutes du régime allèrent jusqu'à lui briser la main droite, manière bien nihiliste de réduire cet implacable résistant au silence. Ironie de l'histoire : ces infames tortionnaires ne savaient pas que Yupanqui était gaucher.  Une chance qui n'effaça pas les stigmates de cette époque barbare dans la mesure où l'index de la main droite de Yupanqui, selon son propre témoignage encore, ne s'en remit jamais complètement. Qu'à cela ne tienne, Don Ata comme on l'appelle aujourd'hui, a mis la postérité dans sa poche.

Yupanqui et Antoinette composent El Arriero en 1944. A l'époque, Juan Perón a bien entamé l'accession qui l'amènera au pouvoir en juin 46. Yupanqui bourlingue alors - une tradition argentine bien ancrée, dans un pays qui offre autant de contrastes - dans une région montagneuse du nord du pays (le Salta). Et il y croise, au détour d'un bivouac, un gaucho, menant un petit troupeau d'une vingtaine de vaches. La suite de l'histoire est impossible à comprendre pour un non hispanophone. On invite le muletier ou le gaucho à venir partager ce repas de fortune. Mais il ne peut s'arrêter en chemin. Telle est sa condition ; suivre les vaches en digérant son sort... Et pour appuyer son refus, il prononce ce dicton que je ne parviens pas à traduire et qui reste donc absolument abscons pour moi : Ajenas culpas pagando y ajenas vacas arreando’

"Le dicton m'est resté, raconte Yupanqui, et je l'ai immédiatement écrit sur du papier que j'avais dans mes sacoches. À partir de ces versets, j'ai commencé à démêler les autres : « Les chagrins et les vaches / suivent le même chemin / Les chagrins sont nôtres / les vaches sont étrangères ». C'est ainsi qu'est née la chanson « El arriero », alors que nous étions presque clandestinement en train de rôtir du gibier..." Les chagrins et les vaches suivent le même chemin... A partir d'une telle poésie, on peut certes aller loin. Et c'est très exactement cette profondeur de champ qu'atteint El Arriero. On devine sans peine ce qui a ainsi permis à cette chanson de s'incruster dans le patrimoine musical argentin. L'expression brute et pourtant douce d'une condition, qui l'est à l'évidence beaucoup moins dans un pays où les inégalités sont si puissantes. Et il n'est pas du tout surprenant qu'un autre grand artiste de gauche comme Barbieri se soit emparé avec tant de profondeur de ce monument. L'humanité naturelle du son si unique de son tenor, son aptitude reconnue à osciller entre approche purement mélodique et improvisations incantatoires, le respect que manifeste toujours Gato Barbieri pour le matériau qu'il emprunte ; tout concourt à faire de cette interprétation un sommet. Il n'est pas facile de retenir son émotion en l'entendant, en fin d'interprétation, reprendre une partie des vers de la chanson de Yupanqui et d'Antoinette, témoin d'une inspiration que l'histoire a tenu à conserver, apportée nonchalamment par un anonyme qui n'en est plus un - l'histoire a retenu aussi son nom ; l'arriero se nommait Antonio Fernandez - certes fourbu, mais aussi philosophe (non pas d'état mais de condition).

N.B. Gato Barbieri a également enregistré une version d'El Arriero en studio. On peut la retrouver sur l'album Fenix, enregistré en avril 71.




lundi 9 octobre 2023

Timber Timbre, retour en terrain connu...

 


Do you wanna see a dead body?

Don't you wanna see a dead body?

Ask the community

The community


Ce n'est en apparence pas très gai mais ce sont pourtant sur ces mots, chantés par une voix raffinée, voilée d'une délicate mais crépusculaire reverb, que s'ouvre le 7e album du groupe canadien Timber Timbre. Non, ce n'est pas très gai mais clairement réjouissant.

Principalement parce que, sans se répéter, le collectif du ténébreux Taylor Kirk revient à la recette qu'il maîtrise le mieux. Une musique fantasmatique où se mélangent blues, rêves morbides d'un ouest à conquérir, imaginaires crépusculaires, romantisme ténébreux englué dans une mythologie foutraque mise au service de chansons aux arrangements aussi riches que chatoyants.

La pari était risqué après l'escapade foirée hors des sentiers battus aboutissant à la parution de Sincerely, Future pollution. Mais il fallait bien que Timber Timbre retrouve le chemin des studios, au bout d'une longue attente de 6 ans tout de même. Le temps a permis de digérer la déception et de juguler la sclérose. Lovage a ainsi de petits airs de retour aux sources même si on y trouve aussi quelques tentatives de synthèse, notablement réussies. Avec le cosmique et bien poisseux "Confessions of Dr. Woo" dont la scintillante première partie n'est pas sans rappeler ce que Lou Reed pouvait produire de meilleur, en son temps, mais surtout au sommet de son inspiration. Comme on a pu le dire implicitement plus haut, on ne sortira certes pas de l'ensemble aussi profondément marqué qu'en ces instants où nous découvrîmes ce merveilleux groupe ; et, il faut l'avouer, pas surpris par deux sous. Mais le plaisir n'est pas obligé de naître de la complexité comme de l'absolue nouveauté. Les compositions de Taylor ont toujours ce petit quelque chose qui attise l'imagination et permet aux images mentales d'éclore.

Les grandes expérimentations seront pour plus tard...

Le 11 novembre prochain, Timber Timbre sera en concert au Trabendo. Un concert à ne pas manquer...


vendredi 6 octobre 2023

Le dernier plan de vol de Jaimie Branch


Le 22 août 2022, le monde du jazz tombe à la renverse en apprenant le décès de l'une de ses musiciennes les plus radicales et aventureuses : la trompettiste Jaimie Branch, âgée de 39 ans seulement. Pour le microcosme constitué par la communauté artistique du quartier de Red Hook, situé dans l'arrondissement New-Yorkais de Brooklyn, le choc est encore plus rude. Parce qu'elle perd l'une de ses plus vigoureuses étoiles mais aussi parce que cette mort brutale, des suites d'une overdose de Fentanyl, lève le voile sur la froide réalité d'un monde qui broie les artistes.

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la sensibilité exacerbée des vrais artistes. Et sur l'ambivalence de leur si particulier psychisme. Car si c'est bien là qu'ils trouvent leur carburant créatif, c'est aussi la même matière qui prépare bien souvent le terrain de leur déchéance ; quand elle ne les transforme pas en monstre. L'histoire de la musique, en particulier, regorge d'exemples en la matière. Mais il n'est pas besoin d'un tel recul pour obtenir la vue d'ensemble que l'étude sommaire de la communauté artistique de Red Hook* peut nous prodiguer.

Le jazz est, depuis l'origine, une école de la dureté. Par essence, dans la mesure où l'on n'y tolère peu la répétition et où la concurrence y est féroce. Dans la pratique, puisque cette musique requiert une implication qui ne tolère aucun relâchement. Mais aussi, et surtout, à cause de l'environnement au sein duquel il est contraint d'évoluer : un environnement pour qui la culture n'est qu'un prétexte au seul bénéfice d'une obsession du rendement qui expose les artistes à l'absence de reconnaissance, à la méconnaissance de la condition du musicien de jazz et même parfois à l'indifférence. Sur ce front-là, beaucoup lâchent la rampe. C'est le cas de la claviériste Ellen O'Meara, amie de Jaimie Branch (et figure active du collectif Gold Bolus), qui mit fin à ses jours au tout début de l'année 2019.

La came, en elle-même (et le Fentanyl est en l'espèce l'une des plus puissantes et dévastatrices du spectre) est et a toujours été un outil de suicide lent particulièrement prisé par les musiciens de jazz. Combien de génies a-t-on vu s'autodétruire sciemment ; en un clin d'œil ou en nous affligeant du morbide spectacle de leur progressive dégradation. Maladie, impuissance créative, isolement social, mort : l'histoire du jazz a sa martyrologie.

Un splendide texte nous éclaire sur la vie (et le talent rare) de Jaimie Branch, sa puissance créatrice, ce qu'elle représentait pour les autres et la dureté du monde au sein duquel il lui fallait créer. Il est l'œuvre de la compositrice (et touche à tout) Amirtha Kidambi. Qui était une amie de Branch mais aussi de Ellen O. Voici un extrait : 

"La mort d'Ellen nous a rapprochées davantage encore ces dernières années. Je me souviens avec émotion du lendemain de la mort d'Ellen. Nous étions ensemble, chez un ami, avec Jaimie. Beaucoup de personnes de ce même cercle étaient là le lendemain du rassemblement organisé en hommage à Jaimie. Dans une si petite communauté, il est choquant de penser au nombre de pertes que nous avons subies en si peu de temps. Ces pertes ne sont pas une coïncidence et révèlent de profonds problèmes systémiques liés au fait d’être artiste dans le capitalisme tardif, dans une culture qui ne nous valorise pas. En février 2021, un autre de nos amis communs est décédé d’une overdose de fentanyl. J'ai appelé Jaimie alors qu'elle était en tournée pour lui annoncer la nouvelle et lui ai demandé si nous pouvions parler franchement de ses difficultés lorsque nous serions toutes les deux rentrées à la maison. Nous n’avions jamais vraiment discuté de sa dépendance auparavant, car cela semblait être derrière elle. Elle était si douée pour prendre soin de tout le monde autour d’elle et cacher sa propre douleur. Jaimie ne faisait pas mystère, ni des tourments qui furent les siens pendant la pandémie, liés au fait de ne pas pouvoir jouer, ni de ses profondes crises de dépression. Elle cherchait activement de l'aide, comme je suis sûr qu'elle l'a fait de manière cyclique au cours des dernières années. J'ai fait de mon mieux pour la soutenir de toutes les manières possibles. Je sais que tous les amis proches de Jaimie ont essayé de l'aider d'une manière ou d'une autre. Je sais que lorsqu'elle est morte, nous avons tous pensé que nous aurions dû faire davantage."

La musique de Jaimie Branch est à l'image des fêlures qui sont abordées dans ce texte : engagée voire militante, directe, intense mais aussi fragile, paradoxalement délicate. Elle est aussi intransigeante (punk par certains aspects, dans la plus pure tradition new-yorkaise), pleinement collective (il n'est pas rare de trouver au détour des albums de la trompettiste des accents empruntés à la fougue des fanfares traditionnelles nouvelle-orléanaises), déclarative (s'appropriant tout ce que les musiques dites urbaines ont créé dans l'histoire comme terrain d'expression), imaginative et expérimentale dans le sens le plus noble du terme.

Intransigeant, le concept Fly or die - qui était aussi le nom de son ensemble - auprès duquel Jaimie Branch ne cessait de revenir... l'était dans les termes, dans le fond comme dans la forme. Et ce, dès son premier album, paru en 2017 sur le label International Anthem. Je pense à la composition Theme 002, qui montre les deux facettes de Branch : une force de vie prête à renverser tout ce qui se trouvera sur son passage (à travers la mise en place d'une sonorité claironnante, puissante, affirmée et d'une rythmique infaillible) et le dénuement d'un souffle se réduisant à sa plus simple expression.  On pourrait aussi mentionner la composition Simple Silver Surfer sur le deuxième volet de Fly or Die (II, paru en 2019), manifeste calypso absolument renversant... Ou enfin, le blues déclamatoire, puissant (et même proprement révolté), Prayer for Amerikkka, lumineux de colère et de clairvoyance, magnifié sur le seul album live édité de l'artiste (2021).


A l'heure de nous quitter, Jaimie Branch s'attelait à l'enregistrement de son 3e album studio. L'enregistrement était du reste achevé. Il ne restait qu'à régler les derniers détails de la production. En son absence désormais définitive, c'est la sœur de la trompettiste qui a donc piloté la post production des sessions. Mixage, direction artistique, sélection des titres... Fly or Die Fly or Die Fly or Die ((world war)) est finalement sorti à la fin du mois d'août dernier. Et on y trouve la même force vive, le même enthousiasme intransigeant (Take over the world), un même goût de la transe (Borealis Dancing) et de ce que l'on pourrait appeler un jazz de combat (Burning Grey). Mais dans une version augmentée en quelque sorte, traduisant une ambition démultipliée, ce que résume parfaitement cet extrait des liner notes de l'album : "Jaimie n'avait jamais de petites idées. Elle voyait toujours grand. Dès que vous lui disiez qu’elle ne pouvait pas faire quelque chose ou que quelque chose serait trop difficile à accomplir, elle devenait d'autant plus déterminée et concentrée. Et cet album est grand. Bien plus grand et plus exigeant que n’importe quel autre disque de Fly or Die. Ici, Jaime a voulu jouer sur des formes plus longues, avec d'avantage de modulations, de bruit, de chant et comme toujours, avec des grooves et des mélodies. Elle était une mélodiste dynamique. Jaimie voulait que cet album soit luxuriant, grandiose et plein de vie, tout comme elle. Chaque fois que nous l’écoutons, nous ressentons sa profonde empreinte partout dans la musique, et nous nous voyons tous la faire ensemble."

C'est toute l'ambivalence de ce disque majuscule, non seulement réjouissant mais aussi joyeux (d'une authentique joie nietzschéenne) ; ambivalence qui nous étreint nécessairement à la découverte boulervsante d'une œuvre posthume trop réussie pour être appréciée sans amertume.


*Il y aurait aussi beaucoup à dire à propos de Red Hook. Ce territoire d'un peu moins de 3 km2 (et concentrant aujourd'hui à peine 2000 habitants) fut l'un des tout premiers quartiers historiques de Brooklyn. Avant de devenir un coupe-gorge (voire la capitale américaine du crack dans les années 90), il était, au milieu du 19e siècle l'un des ports majeurs du pays. Avant d'être déclassés et même coupés du reste de la ville après les grands travaux autoroutiers du milieu du 20e. Si aujourd'hui encore, Red Hook n'est relié par aucune ligne de train et n'est accessible que par une petite ligne de bus, il attire de plus en plus les promoteurs les plus voraces (et des projets commerciaux dévastateurs (pour les résidents comme pour l'histoire du quartier lui-même)). Quelle en est la raison ? La vue imprenable sur Manhattan que la quartier offre tout particulièrement... Faites place aux riches, va-nu-pieds ! L'histoire de Jaimie Branch, de ses combats et de tous ceux qui ont partagé sa condition, résonnent tout particulièrement à l'aune de ce récit accéléré, non ?


Jaimie Branch - Fly or Die Fly or Die Fly or Die (​(​world war​)​) (International Anthem)

Jaimie Branch – trumpet, voice, keyboard, percussion, happy apple

Lester St. Louis – cello, voice, flute, marimba, keyboard

Jason Ajemian – double bass, electric bass, voice, marimba

Chad Taylor – drums, mbira, timpani, bells, marimba

& guests...




mercredi 4 octobre 2023

Micah Thomas au révélateur...


Il se passe visiblement beaucoup de choses dans la caboche du pianiste Micah Thomas. A tel point que le musicien (même pas trentenaire) semble sur le point de repousser les frontières du champ des possibles du trio piano/basse/batterie ; un territoire dont on pensait qu'il avait pourtant été exploré de fond en comble par tous ceux qui avaient contribué à bouleverser ses codes, de Corea à Jarrett, en passant bien entendu par Monk et Bill Evans (voire Brad Mehldau).

Micah Thomas n'ignore à l'évidence aucune de ces révolutions. Il n'est ainsi pas rare d'entendre, nichée dans son jeu, au détour de quelques phrases, d'inflexions mélodiques, une référence directe à tel ou tel autre géant de l'exercice. Cela ne fait pas pour autant de Reveal, son dernier album paru sur le label belge [PIAS], un catalogue savant de compositions à la manière de. Une succession d'exercices de style plus ou moins raffinés. Micah Thomas est de ceux qui explorent sans cesse, se servent des maîtres non pour les tuer symboliquement, mais pour approfondir l'héritage qu'ils ont bien voulu nous laisser. Et je crois ici employer un euphémisme.

Il faudra peut-être attendre pour commencer à bombarder les grands mots mais nous tenons peut-être là un génie. Micah Thomas en a du reste toutes les caractéristiques. L'extrême précocité pour commencer... Natif de l'Ohio, il commence à pianoter, à l'oreille, dès l'âge de 2 ans, ce qui incite en toute logique ses parents à lui trouver un support pédagogique. Bien entendu diplômé de Julliard, comme il se doit, il a déjà (à seulement 26 ans) marqué les esprits à l'occasion de la sortie de ses deux premiers albums (Tide, sorti en 2020, et Piano solo, en 2022). Seuls les amateurs de jazz qui vivent dans une grotte n'en ont pas entendu parler. Reveal est pourtant un pas de géant par rapport à ces deux précédentes productions.

Un constat que l'on fait dès le premier titre de l'album, Little Doctor, remarquable par son syncrétisme, et qui ne fait que se renforcer à mesure de l'écoute. Prenons Lightning. Thomas n'est sans doute pas le premier à composer sur la base de motifs circulaires. Mais on a rarement ressenti autant de plaisir à se perdre de la sorte. On ressort de ce titre à la fois réjoui et éreinté. L'expérience va plus loin sur la composition qui clôt l'album, Denardirn. Enigmatique, envoutante, hypnotique, démente de cohésion créative. Et il faut sans doute, ici, saluer la pertinence des intuitions des autres membres du trio, le contrebassiste Dean Torrey et le batteur Kayvon Gordon. Cette union rare, cette capacité du trio à dénicher de nouveaux espaces, on la retrouve sur le morceau le plus simple (en apparence) de l'album, Sacred Memories, d'une beauté inspirante, mais également clé de compréhension de ce disque qui ne cesse d'activer nos neurones et d'aiguiser notre sens de l'orientation.

On ressort de cette écoute, pour tout dire, un peu chamboulé, pas tout à fait certain d'avoir saisi toutes les subtilités de ce que l'on a entendu. Reveal ramène l'auditeur (parfois pointilleux) à une forme d'humilité. Sentiment qui ne peut que se renforcer quand on prend conscience que Thomas ne vient de sortir que son 3e album et qu'il n'a pas fini de nous parler et de repousser les limites d'un monde dont on pensait presque tout connaître.


Micah Thomas trio - Reveal (PIAS)

Piano – Micah Thomas

Bass – Dean Torrey

Drums – Kayvon Gordon