vendredi 8 mars 2024

Playlist éphémère #313 - Blue Note 1955-1964


Fondé au début de l'année 1939 par Alfred Lion, Francis Wolff et Max Margulis, le label Blue Note lance sa première édition le 3 mars de la même année : un format 12" pour 78 tours de Meade "Lux" Lewis, intitulé Melancholy. 

Pour célébrer les 85 années du label, voici une petite playlist qui couvre une folle décennie de musique, entre 1955 et 1964. De Kenny Dorham à Dizzy Reece en passant par Freddie Hubbard ou les Jazz Messengers du boss Art Blakey.







1 - Kenny Dorham "La Villa" from "Afro-Cuban" / Blue Note (enregistré le 30 janvier 1955)

Trompette : Kenny Dorham / Sax tenor : Hank Mobley / Sax baryton : Cecil Payne / Piano : Horace Silver / Contrebasse : Percy Heath / Batterie : Art Blakey

2 - Thad Jones "Blue Room" from "Detroit-New York Junction" / Blue Note (enregistré le 30 mars 1956)

Trompette : Thad Jones / Sax tenor : Billy Mitchell / Piano : Tommy Flanagan / Guitare : Kenny Burrell / Contrebasse : Oscar Pettiford / Batterie : Shadow Wilson

3 - Sonny Rollins "Blues for Philly Joe" from "Newk's time" / Blue Note (enregistré le 22 septembre 1957)

Sax tenor : Sonny Rollins / Piano : Wynton Kelly / Contrebasse : Doug Watkins / Batterie : Philly Joe Jones

4 - Dizzy Reece "Blues in Trinity" from "Blues in Trinity" / Blue Note (enregistré le 24 août 1958)

Trompette : Dizzy Reece / Trompette : Donald Byrd / Tubby Hayes : sax tenor / Piano : Terry Shanon / Contrebasse : Lloyd Thompson / Batterie : Art Taylor

5 - Horace Silver "Baghdad Blues" from "Blowin' the blues away" / Blue Note (enregistré le 29 août 1959)

Piano : Horace Silver / Contrebasse : Eugene Taylor / Batterie : Louis Hayes

6 - Horace Parlan "Us Three" from "Us Three" / Blue Note (enregistré le 20 avril 1960)

Piano : Horace Parlan / Contrebasse : George Tucker / Batterie : Al Harewood

7 - Freddie Hubbard "Osie Mae" from "Hub Cap" / Blue Note (enregistré le 9 avril 1961)

Trompette : Freddie Hubbard / Trombone : Julian Priester / Sax tenor : Jimmy Heath / Piano : Cedar Walton / Contrebasse : Larry Ridley / Batterie : Philly Joe Jones

8 - Don Wilkerson "Scrappy" from "Elder Don" / Blue Note (enregistré le 3 mai 1962)

Sax tenor : Don Wilkerson / Piano : John Acea / Guitare : Grant Green / Contrebasse : Lloyd Trotman / Batterie : Willie Bobo

9 - Donald Byrd "Chant" from "A new perspective" / Blue Note (enregistré le 12 janvier 1963)

Trompette : Donald Byrd / Hank Mobley : Sax tenor / Pïano : Herbie Hancock / Guitare : Kenny Burrell / Vibraphone : Donald Best / Contrebasse : Butch Warren / Batterie : Lex Humphries / Arrangements : Duke Pearson

10 - Art Blakey & the Jazz Messengers "It's a long way down" from "Indestructible" / Blue Note (enregistré le 15 avril 1964)

Batterie : Art Blakey / Trompette : Lee Morgan / Trombone : Curtis Fuller / Sax tenor : Wayne Shorter / Piano : Cedar Walton / Contrebasse : Reggie Workman



mercredi 6 mars 2024

Hank Mobley, année 66 : une métamorphose dans l'ombre


C'est au sein du quintet de Miles que le saxophoniste Hank Mobley redessine son son. Alors que le cyclothymique trompettiste cherche à fixer son nouveau groupe. 

Depuis la révolution Kind of Blue, tout le monde ou presque vole en effet de ses propres ailes. Cannonball Adderley s'est tiré pour monter son propre groupe en compagnie de son frère Nat. Ce départ n'est pas sans conséquence :  Miles se doit alors de retailler son sextet en quintet. Coltrane, quant à lui, mène sa propre révolution au sein du label Atlantic. Dans une paire de mois, il enregistrera sa première session pour Impulse!. Seule reste fidèle la section rythmique qui combine toujours les talents du pianiste Wynton Kelly, du contrebassiste Paul Chambers et du batteur Jimmy Cobb. Après avoir procédé à quelques essais avec Sonny Stitt et Jimmy Heath, le choix final de Miles est acté : Hank Mobley remplacera Trane.

On peut légitimement s'interroger sur les motivations de ce choix. Le son de Mobley n'a pas grand chose à voir avec celui de Trane pour le dire de la manière la plus directe possible. Moins puissant, il accompagne un style qui se veut aussi beaucoup plus en retrait. Quand Trane attaque la mélodie, Mobley rebondit doucement dessus en espérant de ne pas trop lui faire de mal. Miles n'est pas un imbécile ; il entend des choses que le commun des mortels n'entend pas. Ce qu'il apprécie sans doute chez Mobley, c'est sa délicatesse innée, une forme de doute qui est parfois moins un défaut qu'une qualité. Avec Miles, Mobley partage sans aucun doute le goût de la note juste. Ce qui n'empêche pas le trompettiste de pester à propos de ce son hésitant. Pour ne pas dire faiblard. Mordre dans les notes, attaquer les thèmes de front, éviter les détours : voilà ce que Miles demande à Mobley. Voilà, pour être plus exact, ce qu'il exige de lui, sans prendre le soin d'y mettre les formes. Et même si Mobley morfle pendant ces quelques temps passés avec le quintet nouvelle formule de Miles, cette expérience sera en fin de compte décisive.

1961 : Miles sur le râble

L'humiliation, en jazz, n'est pas rare. Son Histoire regorge d'anecdotes à ce sujet. Durant une jam à Kansas City, Jo Jones aurait balancé une cymbale au pied du tout jeune Charlie Parker pour l'inciter à cesser un solo désastreux. Mortification historique et reconstituée sur pellicule par Clint Eastwood pour la réalisation de Bird. Tommy Flanagan sera connu toute sa carrière comme le pianiste qui a subi la session Giant Steps en s'offrant sur celui-ci, pour la postérité, l'un des solos les plus cataclysmiques et parkinsoniens de l'histoire. Hank Mobley va découvrir ce que sont que les meurtrissures du jeune jazzman en fleur. Nous sommes en mars 61 et Miles Davis a obtenu 3 sessions pour enregistrer son prochain album. Trois, c'est luxueux. Le temps dont il dispose ne l'empêche pourtant pas d'être sans cesse sur le dos de Mobley. Il le teste, le pousse dans ses retranchements, ne loupe pas une seule de ses hésitations. La session du 7 a été  éprouvante. Mais Miles n'est pas tendre, tout le monde le sait et il reste le 20 et le 21 pour faire ses preuves. Hélas pour Mobley - heureusement pour l'Histoire - le 20 mars, Coltrane se trouve (on ne sait trop pourquoi) dans les studios Columbia de la 30e rue. Et Miles lui fait signe de venir jouer si le cœur lui en dit. Cherche-t-il à provoquer encore Mobley ? Rien n'est innocent chez Miles. L'industrie discographique nous permet en tout cas d'être les témoins de ce qui se déroulera ensuite. Mobley et Trane prennent chacun un solo sur la reprise légendaire de Someday my prince will come. Hank passe le premier. Son solo illustre ses qualités et défauts de l'époque ; ses phrases sont sensibles, souples, patientes. Son son est fragile, intimidé, retenu. Ce solo est aussi ponctué de grands silences ; il lui manque la spontanéité de la confiance. Le jazz est un art de l'illusion ; cette illusion ne fonctionne plus si vous entendez un musicien penser ou réfléchir. C'est hélas très exactement ce que l'on entend en sous-texte du solo de Mobley : le cliquetis des rouages cérébraux d'un jeune gars qui se demande ce que l'on va penser de lui. Après un joli solo de Wynton Kelly, élégant, sans chichis, une reprise du thème et un rappel de la fameuse intro scandée (miracle de simplicité), c'est au tour de Trane de se lancer au galop. Son solo est une bourrasque sonore d'une beauté démentielle et d'une agilité hors du commun. Au diable les silences ; Trane est un flux continu, une déluge de mots, une voix unique qui semble en réunir plusieurs autres. L'illusion est, ici, absolument parfaite. Le contraste est plus que saisissant entre un Trane qui est proche de se réaliser pleinement et un Mobley, inhibé, qui passe son temps à subir les remarques désobligeantes du patron. 

Le jazz compte autant d'histoires de rédemptions que de hontes. Après l'épisode de la cymbale, Parker s'isole des mois entiers. A son retour, il estourbit toute la concurrence. Flanagan portera le statut de sideman à son sommet et réenregistrera Giant Steps pour exorciser l'Histoire. Mobley joue quelques mois au sein du quintet de Miles (il figure sur 2 excellents enregistrements live du quintet). Le son nouveau qu'il a rebâti auprès du potentat, en dépit des remontrances, va lui permettre de changer de gabarit. Le musicien aura trouvé des diamants dans sa bile.

1966-1967 : vache à lait du catalogue Blue Note

Hank Mobley découvre (hélas) l'héroïne à la fin des années 50. Toute sa vie, il lui faudra se battre avec les tourments de la dépendance. Pourtant, sa première incarcération pour ces sombres histoires de came a lieu 3 ans avant qu'il ne touche à cette saloperie pour la première fois. On vous parle d'une époque où les flics étaient commissionnés dès qu'ils arrêtaient un toxicomane (ou, en l'espèce, un supposé toxicomane) : les musiciens de jazz étaient des proies faciles et les victimes collatérales de ce système absurde, les sacrificiés sur l'autel de tous les bidouillages illégaux de la part d'une police immorale et corrompue. En 64, quand Mobley se fait arrêter en possession d'une petite quantité d'héroïne, il est bel et bien dépendant de cette merde qui brise autour de lui tant de musiciens de talent ; il se retrouve derrière les barreaux pour la troisième fois de son existence, subissant les conséquences d'une injuste probation initiale. A l'ombre, Mobley s'évade en composant. Il confie ses feuillets au pianiste et arrangeur Duke Pearson (qui a pris du galon chez Blue Note) et lui demande d'écrire les arrangements de chaque morceau, en spécifiant la formule particulière qu'il imagine. "Tu peux écrire ça en une journée alors qu'il me faudrait des semaines pour en arriver à bout", lui dit le saxophoniste en guise de remerciement. Cette remarque est juste : l'autre Duke est l'un des scribes les plus doués du jazz. 

Le 18 mars 66, le saxophoniste à l'air libre investit les studios de Rudy Van Gelder et enregistre 4 compositions et un standard qui oscillent entre ténèbres et lumières dans le cadre d'une formule en septet soufflant ; s'y ébrouent Lee Morgan, James Spaulding, le tubiste Howard Johnson, l'euphoniumiste Kiane Zawadi et une section rythmique composée de McCoy Tyner, Bob Cranshaw et Billy Higgins. Il s'agit probablement de la plus belle session de la carrière de Mobley. De la plus directe et sincère en tout cas.


Si Mobley n'était pas si déconsidéré, on pourrait sans peine parler du virage 66/67 comme de sa "grande période créatrice". Entre ce jour de mars 66 et la fin de l'année 67, Mobley dirige les 4 sessions les plus riches de sa carrière. Hélas, cette richesse ne garnit pas son compte en banque ni ne remplit son assiette. Pourquoi ? Parce qu'une seule de ces 4 sessions verra le jour en temps et en heure : la session du 9 octobre 67 pour la sortie en mars 68 de l'album Hi Voltage. La première session de mars 66 ne sera éditée qu'en 1979 sous le titre A slice of the top. Même sentence pour la session de février 67, éditée en 80 sous le titre Third Season. La session de mai 67 sortira encore plus tardivement ; en 84 sous le titre Far way lands. Quand Mobley se confie au critique de jazz, John Litweiler (qui écrira les liner notes de l'album A slice of the top), le moins que l'on puisse dire est que le gars est amer : "J'en ai assez de ces gens qui te conseillent d'aller en studio pour enregistrer. Tu fais tous les efforts nécessaires, tu écris quelque chose de valable qui devrait être entendu. Et ils s'assoient dessus. Quel est le sens de tout ça ? J'ai enregistré 5 albums qui sont aujourd'hui consignés sur les étagères du label Blue Note. Blue Note a sous contrat la moitié des musiciens noirs de New York. Et tous leurs enregistrements trainent on ne sait où. Voilà ce qu'ils font : ils conservent tout et ils attendent que tu meurs... Maintenant que Lee Morgan est mort, je suppose qu'ils vont sortir tous ces disques".

Comment lui donner tort ? On peut admirer la magnificence et la profusion du catalogue Blue Note sans omettre les conditions dans lesquelles il s'est constitué ; parfois, souvent, sur le dos des fabuleux musiciens qui n'ont cessé de le garnir. Aujourd'hui encore, le label vit en grande partie sur la richesse de cette grande histoire. Il est vrai aussi qu'en 66/67, le label change de main. En 65, Alfred Lion a vendu l'intégralité du catalogue à Liberty Records. En 67, il prend sa retraite. En 71, Liberty est lui-même racheté par United Artists ; et cesse par la même d'exister. L'industrie discographique est majoritairement une histoire de pognon. Remballez vos violons ; les idéalistes sont piétinés ici. Cela n'a pas empêché quelques gens de foi de s'immiscer dans ces affaires dénuées de sentiment (It's not personal, it's strictly business) mais l'accroissement de la culture de masse a sans doute eu, petit à petit, raison de la foi des pionniers.

Restent ces 4 sessions. La créativité débridée de Mobley en dépit des obstacles. Son nouveau son, façonné sous les quolibets en 61, sa maturité de compositeur passé au dur tamis de l'existence. Une musique touchante, sincère. Et un jeu qui n'est plus celui de la timidité ou de l'inhibition. Et, bien sûr, ces 4 disques martyrisés par de médiocres impératifs ; A Slice of the top en particulier, dont la découverte tardive a soufflé un jour celui qui écrit ces lignes. Le solo de Mobley sur la version splendidement arrangée de There's a lull in my life est bouleversant. Cute n'pretty, dont la mélodie peut paraitre dans un premier temps inoffensive (effet renforcé par la flute printanière de Spaulding)  constitue l'un des efforts hard bop les plus subtils que l'on puisse entendre ; une sorte d'épopée Blakeyenne plongée dans un océan de soie. Ici encore, le solo de Mobley - chauffé à blanc par celui de Lee Morgan - permet de mesurer le chemin parcouru depuis 61 : chaque silence y est naturel, chaque accent y est maîtrisé, le placement rythmique est d'une précision mathématique, tout est au service de l'architecture harmonique et l'enlumine pour tout dire à chaque phrase. A touch of the blues est une autre structure basique en apparence. Outre le fait que le morceau rallonge de 8 bonnes mesures le standard blues habituel, son thème comme ses accents établissent un jeu subtil entre phrases caractéristiques du blues et avancée jazz flirtant avec le post-bop ; il faut saluer au passage le travail d'écriture de Duke Pearson qui apporte les réponses parfaites à l'imagination de Mobley. 

Cette session est si impeccable que l'on ne peut que comprendre l'amertume ressentie par Mobley. Une amertume qui mua sans nul doute en colère pendant ces 12 années d'attente séparant l'enregistrement et la parution, alors que le saxophoniste considérait qu'il n'avait jamais rien enregistré d'aussi valable. La tragédie de l'existence de Mobley n'était du reste pas terminée. Au milieu des années 70, sa santé décline et ses poumons s'essoufflent. Le résultat d'un autre vice, plus sournois mais également dévastateur : le tabac. Au milieu des années 70, il est contraint de renoncer à sa carrière. Sans le sou, il devient un temps sans domicile fixe, contraint de vivre au jour le jour, isolé du monde au sein duquel on gagnait certes peu mais au sein duquel on pouvait se tenir chaud entre compagnons d'infortune. Un cancer a finalement raison de ses forces et l'emporte le 30 mai 1986. 20 ans après cette session magique qui attestait de sa grandiose transformation. Essayez donc de faire plus triste que ça...




mardi 5 mars 2024

Lage de raison...


Même si le gamin fut le protagoniste d'un documentaire alors qu'il n'avait que 9 ans, c'est tout de même au vibraphoniste Gary Burton que l'on doit la découverte de Julian Lage. Sur l'album Generations. Au moment de l'enregistrement, Lage n'a que 15 ans. Aujourd'hui, le guitariste est trentenaire. Un peu plus que cela puisque ce natif du 25 décembre a eu 36 ans il y a quelques mois.

Entre l'enregistrement de cette session avec Gary Burton - dont l'oreille fine est réputée pour identifier en quelques secondes les futurs grands - et aujourd'hui, la maturité a fait son œuvre. Et plutôt bien, il faut le dire. Lage est désormais armé de cette sorte de résolution qui permet aux musiciens de valeur de savoir quel chemin il leur convient d'emprunter. 

Ceci étant dit, on distingue une continuité dans la carrière de Lage, de son tout premier album, Sounding Point, publié chez EmArcy en 2009, à la sortie toute récente de ce 4e album pour le label Blue Note,  intitulé Speak to me. Une continuité et même une belle constance. La constance de la sensibilité, certes. Mais aussi, une constance dans la volonté de multiplier les formes. Chose remarquable, dès les toutes premières notes de ce disque, on sait avec certitude que l'on va écouter un grand disque. On n'accouche pas d'une telle entrée en matière sans consistance particulière. Il y a de la solennité dans Hymnal (qui signifie Cantique en anglais) : une belle et légère solennité. Et cette aptitude toujours aussi remarquable à penser les accents, à appuyer là où ça fera du bien. C'est le même charme qui agit 4 titres plus loin sur Myself around you, exercé solo à la guitare acoustique ; performance étourdissante de toucher qui marie tant d'influences (classique, flamenco, californienne, issues du folk américain...) qu'il serait impossible de toutes les citer. Il n'est pas si facile de suivre Lage qui, ici et ailleurs, ne cesse, en effet, d'être tout autour de nous, de nous envelopper sans douceurs factices. Le suivre, c'est comme lire un grand auteur ; se laisser porter par tout ce que son œuvre contient de conscient, d'acté, de résolu mais aussi par tout ce qui parle malgré lui, par tout ce qui transpire naturellement de son identité.

Cette dualité, qui est celle de tout musicien et, en fin de compte, de tout être humain, ne semble pas loin d'être revendiquée par le musicien. Speak to me, aux influences clairement Zorniennes, est par exemple un bel exercice de liberté, de discours direct. A l'autre bout du spectre, la composition Vanishing Points est une pièce qui brille par sa maîtrise, sa contention ; qualité soutenue par l'apport précieux de Dave King et de Jorge Roder (membres habituels du trio de Lage) et par le sous-texte tout en finesse du saxophoniste Levon Henry. Tiburon fait quant à lui la synthèse de ces deux êtres qui cohabitent en chacun de nous. On en revient ainsi à la maturité ; car il en faut pour retenir voire ordonner tout ce qui fait une identité afin de lui permettre de s'exprimer pleinement, sans parasite, mais aussi sans rigidité excessive. Disque après disque, Julian Lage ne cesse de progresser vers une destination qu'il est sans doute le seul à connaître. Chaque voyage qu'il entreprend semble plus riche que le précédent. A tel point que l'on finira sans doute, un de ces 4, par manquer de qualificatifs. Ne nous reste en ce sens qu'un pied de nez en forme de démission : est-on vraiment obligé de mettre des mots sur tout ?



vendredi 1 mars 2024

Everybody loves my baby : au temps des pionniers


Se repérer dans la discographie des pionniers du jazz est le sport favori de ceux qui adorent s'arracher les cheveux ; ou de ceux qui apprécient de s'absorber dans leur coupe en 4 dans le sens de la longueur. Chacun ses plaisirs pervers. Prenez les 2 interprétations du standard Everybody Loves my baby de 1924 que l'on doit à deux groupes assemblés par le pianiste Clarence Williams ; 2 versions sur lesquelles on retrouve le jeune Louis Armstrong (23 ans à ce moment là). Les deux versions n'adoptent pas le même rythme. Ni la même approche. L'une d'entre elles arpente la face instrumentale et offre la première partie du morceau à la joyeuse virtuosité des musiciens ; l'autre valorise d'emblée la maestria du chant. Eva Taylor, l'épouse de Clarence Williams chante sur une version. Sur l'autre, c'est Joséphine Beatty, qui sera plus connu, un peu plus tard, sous le nom de scène suivant : Alberta Hunter. Sur l'une des versions, nous retrouvons  la pianiste Lil Hardin (qui épouse Armstrong en 1924) ; Clarence est bon prince. Sur l'autre, c'est bel et bien lui qui pianote. Comment remettre les choses à l'endroit dans un bordel pareil ? En luttant et en grinçant des dents. En prenant des notes. Pourquoi ? Parce que c'est là la condition de l'amateur obsédé de jazz.

Une chose est certaine, c'est la version enregistrée pour le label Okeh! qui va populariser durablement le standard.  Il semblerait que l'on retrouve sur cette version, sinon princeps du moins majeure dans l'histoire du jazz, Clarence Williams au piano, Eva Taylor au chant, Louis Armstrong au cornet, Aaron Thompson au trombone, Buster Bailey au soprano... et Buddy Christian au banjo, histoire d'avoir un petit peu de base rythmique en l'absence de batterie, instrument dont on se passait alors volontiers (tout comme de la contrebasse) à une époque où enregistrer ces cadors était un autre genre de sarclage de tignasse. Vous comprendriez si vous deviez graver du son sur un rouleau de cire par le biais d'un pavillon acoustique de merde captant les sons d'une manière clairement faiblarde ; à la manière d'un malentendant remplaçant vos mots par d'autres, forcément absurdes.

C'est à Spencer Williams que l'on doit la composition d'Everybody Loves my baby. Né en 1889 dans un petit bled situé à la frontière de la Lousiane et du Mississippi, Williams est un des compositeurs les plus importants des années 10-20. C'est à lui que l'on doit I ain't got nobody (1915) ou Basin Street Blues (1928). Quand même, ce n'est pas rien... Et ce n'est pas un hasard si Everybody loves my baby se révèle au monde grâce à Clarence Williams. Les deux hommes n'ont aucun lien de parenté mais ils se côtoient depuis la fin des années 20. Clarence Williams, qui s'est installé à Chicago en 1915, est l'un des rares afro-américains à être aux manettes de son art. Il publie lui-même les productions de ses petits orchestres. Cette initiative sera payante : elle lui permettra de vendre son catalogue au label Decca pour une somme rondelette et de prendre sa retraite au début des 40's. La vie d'un jazzman peut paraître enviable ; elle était en réalité le turbin de l'art musical... L'art de ceux qui l'empoignaient en bleu de chauffe.

La collaboration entre les deux Williams est couronnée de succès dès 1919 avec la signature commune de la composition Royal Garden Blues. 5 ans plus tard, Spencer offre donc naturellement Everybody Loves my baby à Clarence qui va, comme on l'a dit, l'enregistrer deux fois. Une première fois sous l'égide du label Gennett avec Joséphine Beatty au chant, laquelle est soutenue par les Red Onion Jazz Babies. Une belle version. Gennett est un label bien étrange. Installé à Richmond, Indiana, cette maison a fait beaucoup pour documenter la musique des pionniers du jazz, d'Armstrong à Bix Beiderbecke en passant par Jelly Roll Morton et King Oliver. Dans le même temps, pour se tenir à flot, la maison louait ses studios au mieux offrant. Dans sa liste clients, Gennett comptait ainsi le Ku Klux Klan, apparemment soucieux à l'époque d'offrir à ses membres de la musique à tendance suprémaciste. C'est ce qu'on appelle un grand écart. On connait la deuxième version. Clarence l'a délivrée pour le label Okeh! dont la force de frappe était bien entendu supérieure. 1924. Joli centenaire nous ramenant à une époque de terrifiants contrastes.

100 ans plus tard, on dénombre près de 300 versions du standard de Spencer Williams ; dont une bonne partie d'interprétation purement instrumentale. C'est l'immense Fats Waller qui le magnifie, au point d'en faire un de ses morceaux-patron. Cette version, qui date de 1940, est enregistrée pour le label Bluebird. Fats chante et joue du piano. Son fabuleux groupe de l'époque, le Rhythm l'accompagne. C'est une splendeur absolue. Et une interprétation très en avance sur son temps. La version commence par une intro d'un goût parfait, jouée solo par Waller. Après l'exposition du thème, le pianiste déploie un micro-solo surprenant de modernité ; presque dissonant entre la 26e et 36e seconde. L'autre star de ce morceau, outre le trompettiste Herman Autrey et le clarinettiste Gene Sedric, c'est le guitariste Al Casey qui lui aussi marie l'art de la déclinaison, de la dissonance, la science de l'intertexte. D'un bout à l'autre du morceau, Casey et Waller ont établi une question et une réponse parfaites. Ces deux-là ont produit un vaudeville sous forme de notes... Encore une fois, on ne peut que regretter les limites des techniques d'enregistrement de l'époque. In vivo, le son de ce groupe devait être en effet d'une puissance éblouissante ; ce que semblent attester les remasterisations réussies des enregistrements de ce collectif diabolique.

Everybody loves my baby va, au contraire de Basin Street Blues, rester cantonné au style dixie. Les tentatives de sortir le standard de son territoire habituel ne seront pas couronnées de succès. En 57, la chanteuse Dinah Washington en offre une version ambivalente. Alourdie par des arrangements bien trop envahissants. mais aussi enluminé quand Dinah chante seule (à partir de la minute 50) ; sa voix est  fabuleuse, son phrasé incroyable. Quand elle en termine, on ressent la difficulté de ne pas ponctuer sa performance d'un woooh bien ringard... C'est là l'indescriptible magie des grandes chanteuses. En 55, Doris Day livre son interprétation dans le cadre du film Love me or leave me ; interprétation d'une raideur pénible. On t'aime bien Doris mais tout cela n'est pas très sérieux quand on pense au Blue de Five de Clarence Williams ou à la virtuosité liquoreuse du groupe de Waller. On doit enfin la pire version de l'histoire à l'inénarrable Brigitte Bardot en 1963. Qui a eu l'idée de foutre un micro devant la bouche de cette omelette trop cuite ? S'il existait une compétition récompensant la chanteuse la plus anti-swing de l'Histoire, Bardot la remporterait sans doute ; cette interprétation navrante (et arrangée avec les pieds, par Bolling semblerait-il...) serait une des pièces à verser au dossier.

C'est là la glorieuse et triste vie des standards, ma foi. Que d'être offerts à la micro-république des génies comme à la cohorte innombrable des médiocres.



Playlist éphémère #312 - Bobby Timmons Edition

Né le 19 décembre 1935 à Philadelphie, Bobby Timmons justifie d’un cv à faire pâlir. CV constitué en un très peu d'années.

Membre-pilier des Jazz Messengers d’Art Blakey entre 58 et 61 (en 2 phases), particulièrement apprécié par le taulier pour sa remarquable polyvalence, le pianiste était aussi un compositeur loin d’être négligeable ; c’est tout de même à lui que l’on doit l’indépassable Moanin mais aussi Dat Dere, So tired ou encore This Here

Stylistiquement parlant, Timmons ne bénéficie pas de la réputation des grands pianistes qui l’ont précédé et des jeunes loups géniaux qui lui succèderont. Il est pour moi, en tout cas, le pianiste hard-bop ultime, capable de faire la plus impeccable synthèse entre bop et funk. Dans le jeu de Timmons, il y avait toujours des petites récurrences swing pleines de groove, de nonchalante facilité. Une joie pure.

Comme pas mal de musiciens de cette époque, diverses addictions (dont l'héroïne) ont sans doute empêché Timmons de donner la pleine mesure de son talent. Il est décédé il y a 50 ans jour pour jour, le 1er mars 1974, d’une cirrhose. Swingue encore un peu pour nous, l’ami…


1 - Jenkins/Jordan/Timmons "Princess" from "Jenkins Jordan & Timmons" / New Jazz (1957)

Sax alto : John Jenkins / Sax tenor : Clifford Jordan / Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Wilbur Ware / Batterie : Dannie Richmond

2 - Bobby Timmons trio "Moanin'" from "This here is Bobby Timmons" / Riverside (1960)

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Jimmy Cobb

3 - Cannonball Adderley Quintet "Dat Dere" from "Them Dirty Blues" / Riverside (1960)

Entre sa première période au sein des Jazz Messengers et la seconde, Bobby Timmons fait un tour par le quintet de feu de Cannonball Adderley. Collectif taillé pour lui et à qui il laisse notamment cette composition qui a désormais la postérité de son côté. 

Sax alto : Cannonball Adderley / Cornet : Nat Adderley / Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Louis Hayes

4 - Bobby Timmons "So Tired" from "Soul Time) / Riverside (1960)

Piano : Bobby Timmons / Trompette : Blue Mitchell / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Art Blakey

5 - Art Blakey & The Jazz Messengers "Johnny's Blue" from "Like Someone in live) / Blue Note (1967)

Batterie : Art Blakey / Trompette : Lee Morgan / Sax ténor : Wayne Shorter / Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Jymie Merritt

6 - Bobby Timmons trio "A Little busy" from "Easy Does it" / Riverside (1961)

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Jimmy Cobb

7 - Bobby Timmons trio "They didn't believe me" from "In Person" / Riverside (1961)

On ne peut pas fouiller la discographie de Bobby Timmons sans écouter ce live au Vanguard (capté en octobre 61), en long, en large et au travers. Dans chaque morceau de cet album intitulé In Person, il y a des phrases qui vous étonnent, vous chopent, provoquent chez vous ce beau et large sourire de contentement et de surprise, même après des dizaines et des dizaines d'écoute. Ce disque agit comme un charme...

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Ron Carter / Batterie : Albert Heath

8 - Bobby Timmons "Alone together" from "Sweet and Soulful Sounds" / Riverside (1962)

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Roy McCurdy

9 - Bobby Timmons "Malice towards none" from "Born to be blue!" / Riverside (1963)

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Connie Kay

10 - Bobby Timmons "Samba triste" from "From the Bottom" / Riverside (1964)

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Jimmy Cobb