mardi 19 décembre 2023

Cette distance entre Tom Waits et moi...


 Ma première rencontre avec Tom Waits est une image. La couverture d'une cassette qui trainait son étrangeté dans le vide-poche de la bagnole de ma tante. Je ne sais plus très bien - la mémoire est si décevante et imparfaite - de quel album il s'agissait. Mais si je devais parier, je parierais sur l'album Rain Dogs. Pochette d'album il est vrai étrange... Je me souviens en tout cas que je protestais lorsque ma tante essayait de foutre cette cassette dans l'autoradio de sa Volvo. Je me dépêchais de trouver un moyen de la lui faire retirer pour y enfoncer une des mes compils improbables faites-main à la place. A cette époque, j'avais une cassette BASF sur laquelle j'avais enregistré plusieurs morceaux de Patti Smith, (extraits de Horses), des Ruts, de Third World... C'était l'été. La Bretagne familiale. Le matin, je me levais aux aurores pour aller faire les marchés avec mon oncle. Mais quelle années étions-nous ? Je ne sais pas. C'est l'été où j'ai emprunté la bécane de mon cousin, freiné de l'arrière sur un lit de graviers pour éviter une bagnole arrivant de la droite, et où j'ai terminé sur la chaussée, récoltant au passage de vilaines brulures à l'avant-bras et des points de suture sur le coude gauche... Je me souviens du service d'urgence - une petite fille attendait que quelqu'un vienne lui retirer des bouts de verre qu'elle avait enfoncés dans le pied (tout l'hôpital a entendu ses cris quand ils s'y sont mis et quand ils ont dû recoudre) - je me souviens du gars qui me retira des petits graviers de ma plaie à la pince à épiler. Je ne me souviens pas avoir eu autant mal que la petite fille. Mais il n'y a rien de plus douloureux que la plante des pieds, faites-moi confiance... J'ai passé le reste de l'été à aller me baigner avec une sorte de pansement adhésif transparent en plastique. 5 minutes de bain de mer pour une demi-heure de préparation. Aujourd'hui, la cicatrice que je conserve de cet épisode est assez laide. Violacée. Était-ce l'été 89 ? 90 ? Quoiqu'il en soit, voilà ma première rencontre avec Tom Waits. J'avais 12, 13 ou 14 ans et si on m'avait demandé de jurer, j'aurais juré sur mes ancêtres et toute ma descendance que je n'écouterais certainement jamais la musique de ce type de toute ma vie. Heureusement, personne ne m'a demandé rien de tel. Même la voix de ce type m'irritait. Racle-toi la gorge, ducon ! Les arrangements de l'album étaient un trop plein d'étrangetés, d'accords brisés, d'arpèges déments. Quand j'écoute ce disque aujourd'hui, j'ai l'impression qu'il oscille entre bruits et silences, entre désordre et musicalité. Voyez le morceau Tango till they're score : ces cuivres New Orleans tristes comme les pierres, si doux et mélodieux, et ce piano qui trimballe son squelette de notes tordues. Il y a quelque chose de vieux dans ce disque, de trop vieux, quelque chose de malsain parce que vieux, ou de vieux parce que malsain. Il était bien entendu impossible que je puisse aimer ça à un âge si précoce. Aujourd'hui ? Je ne sais pas trop. Je me situe dans une sorte d'entre-deux misérable...



Ma deuxième rencontre avec Tom Waits est survenue bien plus tard. Là encore, je serais bien incapable de fournir une datation précise. Je devais tout juste être  majeur ou quelque chose comme cela. J'habitais encore chez mes parents, ça j'en suis certain. Je découvrais on ne sait trop comment le film One from the heart de Coppola. Une comédie musicale (et sentimentale) datant de 1982 dont la musique avait été composée par Tom Waits. Les souvenirs forment une matière étrange. Je n'ai vu ce film qu'une seule fois dans ma vie et j'ai longtemps été persuadé d'avoir vu un film dont les rôles principaux étaient tenus par Richard Dreyfuss et Terri Garr. Terri Garr est bien Frannie dans le film de Coppola. J'ai toujours eu beaucoup d'affection pour cette actrice qui n'a sans doute pas eu la carrière qu'elle méritait. Je pense à peu près la même chose de Richard Dreyfuss. Sauf que...Richard Dreyfuss ne joue pas du tout dans One from the Heart. C'est Frederic Forrest qui tient le rôle principal. Le rôle d'un type qui symbolise l'errance à tout point de vue et réalise trop tard qu'il est en train de perdre ce qui est essentiel à sa vie. J'étais encore tout jeune à l'époque mais je crois que j'ai vaguement compris en regardant ce film que je finirais par ressembler à ce pauvre type incapable de ne pas se tirer de temps à autre quelques balles dans le pied. Je n'ai vu ce film qu'une fois, au risque de me répéter mais je pense très sincèrement  que ce film est l'un des bijoux oubliés (et peut-être essentiels) de la filmographie de Coppola. Réalisé 3 ans après Apocalypse now, il n'a jamais eu bonne presse. On le considère communément comme un immense ratage. C'est une erreur et je suis certain que l'on finira par lui rendre hommage pour ce qu'il est ; un film foutraque mais étrangement sincère et profond. Et la musique de Tom Waits ? Elle m'a atteint, cette fois-ci. L'association de Waits avec Crystal Gayle (qui chante le rôle de Frannie), dont le timbre offre un contraste parfait à sa voix sale et brisée, est une idée brillante. Certains morceaux - Broken Bicycles, Take me home, Picking up after you - sont de véritables splendeurs. Et ils me touchent comme s'ils racontaient tous une histoire que j'aurais vécue. Quoiqu'il en soit, ce film et la musique de Waits composée pour l'occasion m'ont fait changer d'avis sur le chanteur. Ce n'est sans doute pas un hasard. La musique de Waits est cinématographique. Waits lui-même a entretenu une relation avec le 7e art toute sa carrière. Obtenant finalement un paquet de rôles à travers le temps ; et retrouvant d'ailleurs Coppola à plusieurs reprises, qui lui offrira plus tard le rôle d'Irvin Stark dans Cotton Club et celui de Renfield dans Dracula. Le travail de Tom Waits sur One from the heart a reçu un accueil moins sévère que le film. Mais il coïncide avec la fin de son contrat chez Asylum, pour des raisons de divergences artistiques (pardon, commerciales...). Un an plus tard, Tom Waits signerait chez Island Records avec les pleins pouvoirs sur ses créations. Il y entamerait une trilogie avec l'album Swordfishtrombones.

Le respect et l'attachement sont deux choses différentes. Ma découverte de One from the heart n'a pas totalement aboli la distance qui me séparait de la musique de Waits. Premier signe de cette distance : je n'ai jamais ressenti le besoin d'écouter l'intégralité de sa discographie, comme c'est pourtant souvent le cas chez moi lorsque je commence à apprécier un musicien. J'ai écouté son premier album Closing Time que je déteste. La voix de Waits n'est pas encore en place (ce qui signifie que j'ai appris à l'aimer depuis l'été passé chez ma tante en Bretagne), cette atmosphère de piano bar, pesante comme une litanie, m'ennuie profondément. Je possède aussi des exemplaires des albums Blue Valentine (paru en 78) et Alice (2002) dont le matériau a été composé pour une pièce de théâtre. Deux  disques que j'écoute avec plaisir mais rarement. Que j'écoute, en quelque sorte, en surface... comme s'il y avait là quelque chose qui m'empêchait de m'y projeter totalement. J'ai donc laissé de côté la musique de Waits sans y prêter davantage d'attention. Ecoutant sa musique de manière plus que sporadique à travers le temps, sans prendre la peine de lutter contre cette distance sur laquelle je ne parvenais à mettre aucun mot.


C'est, encore une fois, une rencontre fortuite qui m'a ramené vers lui. Il y a 5 ans environ. Je connaissais l'album Rain Dogs mais je n'avais jamais écouté l'album qui a inauguré la trilogie dont cet album fait partie. Une trilogie qui ressasse les obsessions de Waits vis-à-vis de la dureté de la vie urbaine et de la lutte des classes. Waits a les qualités de l'observateur. Je ne crois pas qu'il ait jamais envisagé de constituer un recueil de poèmes. Ou d'écrire un roman. La musique et le cinéma semblent lui suffire. Il a pourtant l'œil de l'écrivain. Cette capacité singulière lui permettant de focaliser sur ces petits détails qui révèlent un individu, un état ou une condition. Rain Dogs est une illustration de cette qualité. Tout comme les deux autres albums de cette trilogie qui brasse sans concession sa thématique urbaine : la pauvreté, les conditions de vie des cols bleus, la solitude, les mécanismes sournois de la gentrification. Swordfishtrombones ouvre donc le triptyque. Je ne suis pas venu vers ce disque, c'est lui qui est venu vers moi. Si j'étais snob, je mentirais sans doute ou évacuerais le contexte de cette découverte. Mais je le suis moins que j'en ai l'air. J'ai découvert cet album en entendant le morceau Soldier's Things dans un des épisodes de la saison 3 de Peaky Blinders. Une manière un peu triviale de découvrir de la bonne musique ? Je n'en suis pas certain. Je suis de ceux qui considèrent que les séries font beaucoup pour la culture musicale du plus grand nombre ; y compris la mienne parfois. Par ailleurs, je ne suis pas étonné d'être à nouveau revenu vers Tom Waits par le biais d'une œuvre audiovisuelle. Et par la bouleversante écoute de Soldier's things, synthèse déchirante entre une ligne mélodique aux airs de sonate et la ponctuation d'une contrebasse lui offrant un contraste saisissant. Ces choses de soldats, comme les qualifie Tom Waits, ce sont tous ces petits objets fétiches que trimbalent les survivants. Objets inutiles, brisés, abimés, offrant une matérialité rassurante à laquelle se rattacher afin de ne pas sombrer dans l'immatérialité du traumatisme. Waits a l'œil de l'écrivain, écrivais-je. 

A l'écoute de Swordfishtrombones, on comprend de suite ce qui a déplu chez Asylum dans les nouvelles velléités artistiques de Waits. Les gars en costume n'avaient pas signé pour ça. On comprend tout autant ce qui a enthousiasmé les pontes d'Island et ce qui les a motivés à lui laisser toute liberté sur ces projets. Il y a dans ce disque tout ce qui me déplait parfois chez lui ; ces airs de bazar, de cirque étrange, de musée des horreurs industriel. J'y trouve aussi tout ce que j'aime : des blues bien rêches aussi organiques que métalliques (16 shells from a 30.6 ; Gin Soaked Boy), des mélopées qui sentent l'Irlande et la solitude errante (Town with no cheer). Et des chansons évocatrices qui parleront à ceux qui ont le bonheur d'avoir entendu les vieilles histoires de ces vieux qui peuplaient le ventre des quartiers prolétaires ; In the Neighboorhood, éclat amer, photographie entre passé et futur, d'un de ces petits réseaux de rues sales dont on dépossèdera bientôt les petits. Et bien sûr Soldier's things dont la sincérité désarmera les plus insensibles.

Je vis avec Tom Waits depuis 3 décennies maintenant. Et nous restons des étrangers l'un pour l'autre. Quelque chose continue de maintenir entre lui et moi une distance qui semble impossible à faire disparaitre tout à fait. Je ne serais pas étonné si un pan ignoré de sa musique venait dans quelques années rappeler son génie à mon bon souvenir. Un de ces 4, je parlerai peut-être à ma tante de cette cassette qui trainait dans le vide-poche de sa caisse. De l'effet désagréable que me faisait la musique de Waits, de ma compil de fortune, prête pour toute autorisation de substitution. De cet été où je faillis percuter une voiture à un carrefour ; un de ces minuscules instants où la vie bascule finalement du bon côté, en dépit des cicatrices qu'on en conserve. Mais je sais bien qu'elle me dira : "ah bon, j'avais une cassette de Tom Waits dans la voiture ? Moi ?" On ne partage pas la mémoire des étés perdus. Les souvenirs en commun sont des petits mensonges que l'on s'accorde par convention. On ne possède même pas notre propre mémoire ; c'est elle qui nous possède. Sale chienne !