jeudi 29 février 2024

Le train est à l'heure, les voyageurs sont en retard



Et bien, qu'est-ce qu'ils ont tous avec Johnny ? Des mecs avisés viennent voir Miles et lui conseillent de le virer du quintet sans ménagement (en incluant Philly Jo Jones dans le lot, cette saleté de vampire camé qui confond rythme et boucan de train de marchandises). Trop de notes, trop de colère. Ce jeune mec ne joue rien, ce jeune mec détruit tout ce qu'il touche. Il fait de l'anti-jazz, de l'anti-swing ! Il va faire crever cette musique à lui tout seul, comme un Attila mal embouché, qui passe et coupe sous son pas furieux une herbe miroitante qui ne repoussera jamais. On vous aura prévenu, Miles.

Et ces mecs là ne le disent pas que sous le sceau de la confidence au détour d'un set ou d'une session chez Prestige. Ils l'écrivent. Noir sur blanc. Dans leurs journaux de spécialistes abrutis. Et d'autres gars opinent du chef. Et d'autres encore brandissent le poing pour défendre l'honneur violé du jeune Johnny, jeune champion du saxophone ténor toutes catégories. Une algarade de cour d'école pour ringards étranglés dans un noeud pap'.

Voyons ce qu'en dit Miles : "je ne comprends pas ces gusses ! Trane fait les choses d'une manière relativement simple. Vous lui filez une idée et il la dépèce aussi consciencieusement que possible. Vous lui laissez un thème entre les mains et il va en explorer les moindres recoins. C'est comme lorsque vous tentez de faire comprendre quelque chose à quelqu'un en lui expliquant le machin de 5 manières différentes. Ces minus devraient lui baiser les pieds". Miles est bien luné aujourd'hui. Les autres jours, il interdit à Johnny de prendre le solo sur les ballades, ou lui reproche vertement de jouer trop long. Pire, il lui colle une mandale parce que Trane n'est plus capable de foutre un pied devant l'autre. Miles est comme ça : quelques jours avec et énormément de jour sans...

Et Trane ? Il supporte pas mal la critique. Oh, il n'en dit rien (de toute façon, le gars est taciturne et replié en lui-même, il doit dire quelque chose comme 4 ou 5 mots par jour (dont deux sont à peine marmonnés)) mais il y a ce quelque chose en lui qui le rend poreux. Il dit : "mon jeu est presque essentiellement axé sur la recherche harmonique. Je suis sensible au fait qu'on le trouve trop froid ou académique, alors je fais mon possible pour que ce soit le plus joli possible". Joli ? Hé, c'est le mec qui a composé "Alabama" qui nous parle. Joli ? J'aurais bien dit déchirant, beau à crever... Mais c'est comme tu veux Johnny !

Le 4 mai 1959 (quelques mois après l'enregistrement du légendaire "Kind of blue" pour le compte de Miles Davis), Trane entre en studio chez Atlantic. Une firme qui lui donne pas mal de moyens, notamment la possibilité d'enregistrer plusieurs prises (ce que peu de jazzmen obtiennent). Au mois d'avril, Trane a déjà testé ses compositions avec un quartet dans lequel figurent le pianiste Cedar Walton, le bassiste Paul Chambers et le batteur Lex Humphries. La pièce essentielle s'intitule "Giant Steps". Personne n'a jamais entendu ou jouer un truc pareil. Les changements harmoniques (qui deviendront les fameux Coltrane changes) sont tellement nouveaux que personne n'arrive à les jouer de manière satisfaisante. Excepté Trane bien entendu. Et puis, bordel, ça va vite !!!

La session d'avril est un échec, Walton et Humphries ne sont pas retenus plus que de raison. Trane pense alors à deux valeurs plus sûres et moins raides pour porter sa musique. Le batteur Art Taylor est choisi. Art est un fidèle, un mec serviable, qui a un jeu relativement simple et tonique ; il fait toujours l'affaire quand le costume est taillé trop grand pour les autres. Pour le pianiste, la chose s'avère plus complexe. Quelques jours plus tard, néanmoins, John croise un voisin, le pianiste Tommy Flanagan. Il l'arrête au coin de la rue et lui dit : "Tommy, je peux te prendre quelques minutes de ton temps, je remonte chez moi, je prends un truc et on monte chez toi". Trane revient quelques feuillets en main, les tend à Flanagan et lui demande : "tu serais capable de jouer ça ?"

Quelques instants plus tard, Flanagan est derrière son piano tandis que Trane fume une cigarette le cul vissé sur le rebord de la fenêtre. Il veut demander "alors ?" mais il ne dit pas un mot. Tommy fait une grimace qui veut presque tout dire. Il demande à quelle date on doit enregistrer le truc. John répond : "les 4 et 5 mai, on a déjà grillé une session en avril... Nehusi est un gars sympa et compréhensif..." Flanagan inspire profondément puis plaque le premier, le deuxième, le troisième accord, sur un tempo de balade. Trane fait : "non non", puis claque le temps avec ses doigts pour indiquer le bon rythme de course. Voilà qui dépasse l'entendement. C'est effréné. Flanagan déglutit. Il fait : "Pas de problème." Pas de problème. En souriant, il ajoute : "Au moins, j'ai quelques semaines pour me préparer."

Les 4 et 5 mai, on enregistre donc. Seul Trane comprend ce qu'il joue, les autres suivent comme ils peuvent. Chambers est en retrait complet, Art fait beaucoup avec les moyens dont il dispose. Le solo de Flanagan sur Giant Steps est plein de précaution. En exposition de thème, il plaque les accords avec un sentiment d'urgence, doigts tremblants, il semble paumé dans un univers harmonique indépendant, doué de vie, qui se joue de lui à chaque seconde. L'Histoire du jazz prend soudainement de la vitesse. Trop soudainement. Trane quitte la gare et Flanagan reste sur le quai, avec ses grosses valises pleines de honte et d'amertume. C'est affaire de postérité les mecs, c'est tout ce qu'il y a de plus sérieux, dans 10, 20, 30, 150 putain d'années, on se souviendra de cette session et des noms qui y auront participé. On se souviendra d'Art Taylor et de ses petits coups bien sentis sur le cerclage de la caisse claire, de Paul Chambers version livide nouvel aventurier du walking bass, du dépit de Flanagan, marri, cocu de l'Histoire, du bouleversement, de l'onde de choc qu'aura provoqué le pas de géant de Coltrane et des égarés malheureux qui l'auront accompagné. Ce solo de piano plein de trouille, qu'on croirait joué par un mec atteint de polio, gravé pour l'éternité. Personne ne pourra jamais en changer une fichue note.

Comme dans toute histoire, il y a une poignée de héros (de monstres) et une nuée d'hommes simples.

Vous voulez tout savoir ? Tommy Flanagan repensera toute sa carrière à cette session de malheur. Chaque note, chaque temps manqué, chaque occasion évanouie ; comme autant de morsures. En 1982, il prendra l'occasion d'une revanche éphémère sur le temps en enregistrant en compagnie du bassiste Georges Mraz et du batteur Al Foster un remake de l'album entier. Pour conjurer le sort. Avec le temps, Flanagan sera reconnu comme une sorte d'accompagnateur parfait, ayant porté le rôle de second couteau au rang d'art véritable. Une postérité qui en vaut une autre et qui, en fin de compte, force le respect. Le respect que l'on doit aux courageux.

Tommy Flanagan est mort le 16 novembre 2001. Il avait 71 ans.

mercredi 28 février 2024

Familia : l'identité selon Rodrigo Recabarren


"Peu de choses sont plus importantes que l'identité". Ces mots, du batteur chilien Rodrigo Recabarren, sont simples et empreints de vérité. Et ce, bien qu'il ne soit pas si aisé de définir ce qu'est réellement l'identité. Ou, à tout le moins, ce qu'elle devrait être. Peut-être parce que l'identité se constitue sur plusieurs niveaux ; procédant autant de l'individu que du collectif. Mais aussi, sans doute, parce que les identités peuvent être défensives, rabougries, et même malheureuses. Ou tout au contraire, ouvertes, accueillantes et protéiformes.

Natif de Santiago du Chili, mais installé à New York depuis plus d'une décennie, le musicien a sans doute eu le temps de murir sa propre approche de l'identité, de penser la sienne (voire de la peaufiner), lui qui partage de surcroît le patronyme de l'une des figures majeures de l'Histoire de la gauche chilienne. Suffisamment majeure pour que le chanteur Victor Jara (trésor national de la musique populaire chilienne) lui consacre une chanson mémorable à la fin des années 60. Une chose est certaine, l'identité de Rodrigo Recabarren n'est ni malheureuse ni étroite, mais bel et bien vivante et incarnée. Elle n'est ni un folklore défensif, ni un musée de clichés sédimentés. 

A l'évidence, le jeune batteur chilien a compris que l'identité était autant un héritage qu'une matière en construction ; constat sans doute renforcé par son expérience de déraciné volontaire. On ne sait si Recabarren a ressenti une forme de mal de pays en quittant son Chili natal. Ce mal est trop partagé par la communauté spirituelle des exilés pour qu'il en ait été autrement. En tout cas, il n'a pas tardé à se reconstruire à New York une famille afin de ne pas perdre le contact avec son identité. Et une partie d'entre elle constitue aujourd'hui son trio : le contrebassiste chilien Pablo Menarès et le pianiste espagnol Yago Vazquez, originaire quant à lui de Galice.

Identité, famille. Voilà des termes forts et qui se ressemblent à certains égards. Des termes qui tous deux évoquent la puissance de transmission, de la tradition, de l'héritage, mais qui peuvent également exprimer deux représentations radicalement opposées. Dans le pire des cas, l'identité comme la famille sont hermétiques aux influences extérieures. L'esprit de clan n'est jamais très loin de l'esprit communautaire. Mais il y a une manière plus heureuse de considérer l'identité comme la famille : à la manière de communs qu'il serait possible d'enrichir sans cesse, de complexifier au fil du temps. C'est ce que semble dire Recabarren lorsqu'il parle de son trio : "Cela fonctionne comme une sorte de télépathie. Les membres de ce trio s'acceptent simplement les uns les autres. Quand nous jouons, c'est un peu comme si nous étions en train d'avoir une conversation entre très bons amis, autour d'une bonne bouteille de vin. Pour ce trio, "Familia" est l'expression d'expériences partagées, mais aussi d'une curiosité, nécessaire, pour explorer la manière dont les identités personnelles peuvent façonner la musique".

Familia, c'est le nom de baptême du premier album de cette fraternité à trois. Et c'est une œuvre qui convoque la tradition et l'identité sans jamais s'appesantir sur elles. De l'album, seul le morceau d'ouverture, Santiago - magnifique au demeurant - les convoque directement.. Tous les autres titres de l'album s'y réfèrent bien sûr, mais d'une manière aussi délicate que subtile : à la faveur de phrases distillés, d'évolutions rythmiques savantes ou de rappels stylistiques nichés dans des solos qui font surtout la part belle à l'exploration de structures harmoniques ébouriffantes de qualité. C'est là le signe d'une identité qui refuse de se figer, qui ne cesse de se constituer, d'accueillir de nouvelles briques. C'est le cas par exemple avec le titre Aninovo qui ne cesse d'effectuer un va et vient entre jazz et tradition  (procédé qui doit ici énormément à la multiplicité des langages utilisés par le pianiste Yago Vazquez). C'est aussi le cas du morceau de clôture, Despuès de todo, composé par Pablo Menares (et qui ne doit donc rien au groupe cubain Los Van Van), qui marie une architecture rythmique sans cesse changeante à un langage harmonique d'une complexité étourdissante ; titre qui se conclut du reste par une rupture rythmique binaire aussi surprenante que touchante.

A l'écoute de ce premier album remarquable, on comprend ce que Rodrigo Recabarren cherchait à exprimer en parlant de télépathie. On est en effet souvent surpris par la cohésion affichée par le trio, par sa capacité à s'unir, à respecter la parole de chacun de ses membres, à manier les unissons pour permettre à chaque composition, en fonction de sa couleur, d'adopter les ponctuations les plus adaptées, à soutenir les élans collectifs, comme si chaque action n'était jamais le supplément mais le complément des autres. Cette qualité est plus rare qu'on ne le pense dans le cadre des trios piano/contrebasse/batterie. Suffisamment rare pour que l'on prenne en tout cas le soin de la souligner, de la surligner et de la louer comme il se doit.


Rodrigo Recabarren - Familia (GreenLeaf - 2024)

Piano : Yago Vazquez 

Contrebasse : Pablo Menares 

Batterie : Rodrigo Recabarren


samedi 24 février 2024

Moto Grosso Feio : la splendeur mal-aimée de Wayne Shorter


On en revient toujours peu ou prou au même point avec les critiques et à ce que Miles disait d'eux. Ces gars, dans leur grande majorité, ne sont pas musiciens et n'ont jamais touché un instrument de leur vie.  Ce qui, bien entendu, nuit à leur capacité de compréhension. Si Wayne Shorter a eu relativement bonne presse tout le long de sa carrière, un de ces albums pâtit de préjugés qui ont finalement perduré. Il s'agit de Moto Grosso Feio, enregistré sur 2 sessions d'avril et d'août 1970. 

Ces sessions correspondent peu ou prou avec la fin du contrat qui liait Shorter à Blue Note. Dans pareil cas, les artistes ont tendance à multiplier les sessions pour respecter leurs engagements contractuels. Entre août 69 et août 70, le saxophoniste visite ainsi les studios A&R à 4 reprises. 3 albums en résulteront : SuperNova (qui parait en 69), Odyssey of Iska (qui parait au début de l'été 71) et Moto Grosso Feio, qui patiente 4 ans sur bobine avant d'être commercialisé. En 4 ans, Shorter est déjà passé à autre chose. La scène jazz également. Il a fondé le Weather Report avec Zawinul et la fusion est devenue l'un des courants majeurs du jazz. Mysterious Traveler, le 4e album studio du collectif, sort au mois de mars 74 et affiche des chiffres de vente remarquables. Atteignant la 2e position des charts jazz, et se hissant jusqu'à la 46e place du Billboard 200. Quand, 5 mois plus tard, Blue Note se décide enfin à lancer Moto Grosso Feio sur le marché, c'est une indifférence polie qui l'accueille. Et une incompréhension qui, comme on l'a indiqué plus haut, va stratifier sa réputation : celle d'une oeuvre qui ne manque certes pas totalement d'intérêt mais qui semble ne pas trop savoir où elle doit aller. Qu'importe, le temps est l'allié du jazz se dit-on.

Moto Grosso Feio est une curiosité. Notamment parce qu'à l'exception de Shorter, les autres musiciens majeurs de cette session sont parfois employés en dehors de leur domaine réelle de compétences. Chick Corea prend place derrière une batterie (il joue aussi de quelques percussions et du marimba), Ron Carter a choisi le violoncelle, Dave Holland s'escrime enfin sur une guitare acoustique. Les qualités particulières de ces 3 musiciens les prédisposent certes à la pratique des instruments qu'ils se sont choisis. Mais cette configuration n'en constitue pas moins un étonnement en soi. Une découverte. Un appât.  

Pour le reste, il faut se pincer pour comprendre ce qui a pu faire croire aux critiques appointés qu'ils avaient obtenu le droit de considérer ce disque comme un joli bordel sans queue ni tête. La composition éponyme qui ouvre Moto Grosso Feio constitue un étonnant démenti. L'introduction de ce morceau est envoutante de beauté. Et témoigne d'une communication parfaite entre chaque musicien : entre le soprano de Whorter, les ponctuations de Corea au marimba et à la batterie, le dialogue sous-jacent finement établi par le violoncelle de Carter et la guitare de Dave Holland. Pendant plus de 12 minutes, ces musiciens n'improvisent jamais vraiment, et pourtant multiplient les langages, les atmosphères, marient les couleurs avec science. Il faut aussi noter la récurrence de ce thème-ritournelle qui ponctue l'ensemble de la composition ; point d'orgue joué à l'unisson et avec application (mais jamais tout à fait de la même manière) qui reboote le morceau à chaque retour et annonce ainsi un nouveau mouvement. De nouvelles inflexions. Montezuma succède à ces 12 minutes en suivant également une direction claire : une ligne de basse sous forme de groove un peu brisé que Shorter enlumine d'un solo à tomber par terre. On mesure ici toute la pertinence du choix du violoncelle côté Ron Carter ; instrument qui, parce qu'il n'est pas réellement à sa place dans ce type de structure, apporte à l'ensemble une nuance qui lui permet d'accéder à une autre dimension.

Je suppose que l'on pourrait continuer longtemps comme cela et pointer du doigt tout ce qui contredit la fausse réputation de ce disque plus essentiel qu'on ne le pense. Il y a, pour tout dire, dans ce Moto Grosso Feio, l'embryon de recherches que Shorter mènera (certes bien plus loin) 30 ans plus tard, dans le live Beyond the sound barrier qui fera cette fois se pâmer la critique. Allez comprendre... On peut bien sûr comprendre la tiède réception qui fut faite en son temps à Moto Grosso Feio. Sa date de parution ne pouvait sans doute pas lui permettre de trouver instantanément son public. Le temps aurait pu réparer cette injustice ; cela aurait sans doute été le cas si les spécialistes avaient compris ce que Shorter avait en tête en août 70, s'ils avaient prêté attention aux pistes créatives qu'il commençait alors à tracer, avec la volonté d'aller toujours plus loin. S'ils avaient pour une fois fait preuve de moins de paresse. Le temps étant l'allié du jazz, peut-être n'y a-t-il pas lieu de totalement désespérer.



vendredi 23 février 2024

Playlist éphémère #311 - My melancholy baby


La mélancolie est un narcissisme. Un état d'inconfort paradoxalement confortable. Les jazzmen, ces grands Narcisse, magnifient cette humeur et continuent de l'entretenir avec art. Contemplez vos reflets, affutez vos larmes...






1 - Fergus McCreadie "An Old Friend" from "Cairn" / Edition (2021)

Le pianiste écossais (3 albums et un EP au compteur), maître es mélancolie, sera de retour en mai 2024 avec un album qui s'intitule Stream. En attendant, on peut se replonger dans son second album, Cairn (qui sent bon la lande brumeuse et les lochs ténébreux). Sur An old friend McCreadie fait apprécier son toucher hors du commun et son trio, une largeur de palette hypnotique.

Piano : Fergus McCreadie / Contrebasse : David Bowden / Batterie : Stephen Henderson

2 - Brad Mehldau "River Man" from "Songs : The Art of the Trio vol. 3" / Warner (1998)

Piano : Brad Mehldau / Contrebasse : Larry Grenadier / Batterie : Jorge Rossy

3 - Next Collective "Perth" from "Cover Art" / Concord (2013)

Le temps passe vite. Ce disque unique du Next Collective (sorte de supergroupe de circonstance) a déjà plus de 10 ans. Essentiellement constitué de reprises, il est l'un des disques marquants des années 2010. Au milieu de ce lac scintillant, brille singulièrement cette interprétation plus qu'inspirée du Perth de Bon Iver.

Sax tenor : Walter Smith III / Piano : Gerald Clayton / Guitare : Matthew Stevens / Contrebasse : Ben Williams / Batterie : Jamire Williams

4 - Jim Snidero "Willow weep for me" from "For all we know" / Savant (2024)

Sax alto : Jim Snidero / Contrebasse : Peter Washington / Batterie : Joe Farnsworth

5 - Branford Marsalis "The Ruby and the Pearl" from "Eternal) / Marsalis Music (2004)

Sax soprano : Branford Marsalis / Piano : Joey Calderazzo / Contrebasse : Eric Revis / Batterie : Jeff "Tain" Watts

6 - Joel Ross "Central Park West" from "nublues" / Blue Note (2024)

Disque après disque, le vibraphoniste Joel Ross s'installe comme un des musiciens majeurs de cette décennie. Extrait de son dernier disque, cette version du Central Park West de Trane qui, au ralenti, exprime toute sa puissance mélodique.

Vibraphone : Joel Ross / Sax alto : Immanuel Wilkins / Piano : Jereny Coren / Contrebasse : Kanoa Mendenhall / Batterie : Jeremy Dutton

7 - Hess/AC/Hess " Gogogogo" from "At the movies" / This is car of (2023)

Piano : Nikolaj Hess / Contrebasse : Anders Christensen / Batterie : Mikkel Hess

8 - Bill Frisell "Dear old friend (For Alan Woodard) from "FOUR" / Blue Note (2022)

Guitare : Bill Frisell / Clarinette : Greg Tardy 

9 - Emmet Cohen "Reflections at Dusk" from "Future Stride" / Mack Avenue (2021)

Piano : Emmet Cohen / Sax tenor : Melissa Aldana / Trompette : Marquis Hill / Contrebasse : Russell Hall / Batterie : Kyle Pool

10 - Marc Berthoumieux "Les choses de la vie" from "Les choses de la vie" / Sous la ville (2022)

Accordéon : Marc Berthoumieux / Basse : Laurent Vernerey / Piano : Giovanni Mirabassi

jeudi 22 février 2024

Amanda Gardier : le cinéma dans les oreilles


La musique est née avant la parole. Et c'est d'ailleurs ainsi que le voit Tolkien dans les premières pages du Silmarillion, l'une des plus belles genèses modernes jamais écrites - récit stupéfiant de poésie qui fait par ailleurs [involontairement bien sûr] de Melkor le premier jazzman de tous les temps. Il en va de même pour le cinéma. Pour lui aussi, la musique est venue avant la parole. Intuitivement, cet art, plus que nul autre, a compris que si le silence était nécessaire à la musique (comme à la parole), son absolue continuité n'était rien d'autre qu'un symbole de mort. Puisque les images dansaient désormais de manière miraculeuse devant les yeux des êtres humains, il leur fallait un habillage sonore. La musique, grand véhicule de sentiments et d'émotions, serait ce vêtement. Ce supplément pour ainsi dire...

Avec l'arrivée du parlant, le cinéma a continué de nourrir une relation étroite avec la musique. En puisant dans le répertoire ou en incitant à la création. Le jazz, tout particulièrement, n'a jamais rechigné pour offrir ses services. A la fin de l'année 57, le producteur Marcel Romano et le réalisateur Louis Malle, sautent sur le râble de Miles qui vient tout juste d'atterrir à Orly. Une projection d'Ascenseur pour l'Echafaud est organisée pour convaincre le trompettiste qui doit se produire à l'Olympia en décembre. Le film lui plait. Après avoir noté quelques idées sur un papier, il donne son accord. Dans la nuit du 4 au 5 décembre, il improvise l'ensemble de la bande-son au sein d'un quintet majoritairement français (à l'exception du batteur exilé Kenny Clarke) sur la base d'une poignée d'instructions qu'on qualifiera poliment de sommaires. Cette session est sans doute la plus célèbre de l'histoire du lien entre cinéma et jazz mais les exemples ne se limitent pas à Miles Davis. Quelques mois plus tôt, le pianiste John Lewis a conçu la bande originale du film de Vadim, Sait-on jamais. En 58, c'est Art Blakey qui habiller le polar de pour Molinaro, Des Femmes disparaissent. En 60, Vadim réussit à obtenir les services de Monk pour sa désastreuse adaptation moderne des Liaisons Dangereuses. Et la même année, Godard pour A bout de souffle, utilise les services du tout jeune Martial Solal. Il se dit que Godard a peu apprécié le travail de Solal mais la collaboration fait partie de cette histoire bien riche. Et nous n'évoquons pas ici le cinéma américain qui a lui aussi énormément puisé dans la pépinière jazz.

La démarche d'Amanda Gardier, qui, dans son dernier album (le 3e de sa jeune carrière) rend un hommage à la filmographie de Wes Anderson, participe de cette Histoire. Mais il procède d'une attirance inversée. Ce n'est pas le cinéma qui vient ici vers le jazz. C'est le jazz qui vient vers le cinéma. Ce qui est suffisamment rare pour que la chose mérite d'être soulignée. 

Pour réussir son entreprise, la jeune saxophoniste a assemblé un quartet plutôt malin. Son compagnon habituel, le guitariste Charlie Ballantine, est du projet. Tout comme le contrebassiste Jesse Whitman (qui figurait sur son tout premier album, Empathy). Pour compléter son groupe de soutien, Gardier s'est surtout attaché les services du batteur Dave King. Riche idée tant le batteur de The Bad Plus est le musicien rythmique les plus polymorphe de la scène jazz mondiale ; capable de déchainer les plus acrobatiques turbulences (c'est le cas dès le morceau d'ouverture du disque de Gardier, Coping with the very troubled child) ou de peindre véritablement le rythme (comme pouvait le faire, dans un tout autre genre, le batteur Shelly Manne). Auteur : Music inspired by the films of Wes Anderson est certes un album ludique (les amoureux du cinéma d'Anderson parviendront certainement à en relier tous les fils) mais il n'est pas qu'une succession d'ambiances. Il ne s'agit pas pour Gardier de tomber dans le piège de la musique cinématographique : le morceau d'ouverture (inspiré de Moonrise Kingdom), I wonder if it remembers me (inspiré de The Life Aquatic with Steve Zissou) ou encore The incarcerated Artist and his Muse (qui évoque le récent French Dispatch) sont autant de compositions qui ne se limitent pas aux ambiances et aux couleurs Andersoniennes. Elles sont bel et bien des supports d'improvisations, des architectures savamment finies. Le fruit d'inspirations authentiques qui célèbrent la combinaison réussie que représente ce quartet et établissent surtout l'émergence d'une musicienne qui plane désormais au-dessus des simples promesses.

Une musicienne qui, à sa manière, parasite les vieux réflexes et tirebouchonne les tendances historiques.




vendredi 16 février 2024

Playlist éphémère #310 - L'oreille cachée


On dit des musiciens qu'ils ont une oreille. Dans la mesure où nous en avons tous une paire, l'expression a de quoi étonner. C'est sans doute que cette oreille se niche ailleurs. Dans le cortex ou l'estomac, ou dans les pulsations qui animent les cœurs. Qu'elle est une autre sorte d'oreille. Cachée, invisible, voire intime... 

Ainsi, entendent-ils des choses que nous ne sommes pas, nous autres, simples mortels, en mesure d'entendre. D'entendre une ligne remarquable dans un morceau de pop inoffensive, d'y percevoir l'opportunité de polir, de tailler, d'y distinguer quelque sentier menant autre part. De Neil Young à Santana, en passant par Thom Yorke, Deep Purple et Steely Dan, rien n'arrête les aventuriers...





1 - John Coltrane Quartet "Chim Chim Cheree" from "John Quartet Plays" / Impulse (1965)

Sax soprano : John Coltrane / Piano : McCoy Tyner / Contrebasse : Jimmy Garrison / Batterie : Elvin Jones

2 - Christian Scott "The Eraser" from "Yesterday you said tomorrow" / Concord (2010)

Trompette : Christian Scott / Guitare : Matthew Stevens / Piano : Milton Fletcher Jr. / Basse : Kristopher Keith Funn / Batterie : Jamire Williams

3 - Ethan Iverson "Killing me softly with this song" from "Technically Acceptable" / Blue Note (2024)

Piano : Ethan Iverson / Contrebasse : Simon Willson / Batterie : Vinnie Sperazza

4 - Diego Rivera "Europa" from "With just a Word" / Posi-Tone (2024)

Reprendre le supertube un peu gluant de Santana sentait le chausse-trappe. Diego Rivera relève le défi et emporte le morceau tout en respectant la mélodie. Epatant...

Sax tenor : Diego Rivera / Pïano : Art Hirahara / Contrebasse : Luques Curtis / Batterie : Rudy Royston

5 - Greg Osby "All Neon Like" from "Inner Circle" / Blue Note (2002)

Sax alto : Greg Osby / Piano : Jason Moran / Contrebasse : Tarus Mateen / Batterie : Eric Harland

6 - Peter John Stoltzman trio "Don't let it bring you down" from "And friends - Live at Casa Karen" / Bus Biscuit (2013)

Le répertoire de Neil Young n'est pas souvent visité par les Jazzmen. C'est dommage car, au-delà des sonorités un peu rêches des productions de l'insoumis canadien, il est aussi un mélodiste bien plus fin qu'il n'y parait. Cette version de Stoltzman n'y va pas par 4 chemins pour le démontrer. Pépite !

7 - Cyrus Chestnut "Smoke on the water" from "Kaleidoscope" / HighNote (2018)

Piano : Cyrus Chestnut / Contrebasse : Eric Wheeler / Batterie : Chris Beck

8 - Marcin Wasilewski trio "Diamonds and Pearls" from "January" / ECM (2008)

Piano : Marcin Wasilewski / Contrebasse : Slawomir Kurkiewicz / Batterie : Michal Miskiewicz

9 - Christian McBride "Aja" from "Sci-Fi" / Verve (2000)

Contrebasse : Christian McBride / Sax tenor : Ron Blake / Guitare : David Gilmore / Piano : Shedrick Mitchell / Batterie : Rodney Green

10 - Duke Ellington "Chim Chim Cheree" from "Plays with the original motion picture of Mary Poppins" / Reprise (1964)



Stevie Wonder : l'aventure intérieure


De Mozart à Miles Davis, l'Histoire de la musique est aussi l'histoire particulière du combat mené par les artistes pour obtenir une liberté totale de création. Ce combat a particulièrement nourri l'histoire de la Motown. Pour Berry Gordy, qui avait fondé et dirigeait l'entreprise (de main de fer), la Motown était une marque. Une marque sans doute en avance sur son temps ; avec des expressions de valeur, une raison d'être et des vecteurs d'incarnation. Pardon d'utiliser ce jargon fumeux, mais c'est à l'évidence ainsi que le boss envisageait sa société et c'est ainsi qu'il la vendait au monde. Qui dit marque, dit produits marketing. A la Motown, les produits étaient les artistes eux-mêmes. Talentueux ou moins talentueux : tous étaient là pour remplir des cases et investir un segment de marché. Marvin Gaye, par exemple, était le produit marketing suivant : une sorte de Nat King Cole bien propre sur lui, le gendre idéal, toujours disponible pour épauler les chanteuses que Gordy tentait de lancer sur le marché. Il finirait par s'en lasser et obtenir sa liberté. En en payant le prix. Les Supremes étaient elles aussi un produit bien fignolé, un idéal féminin afro-américain dont la musique et les attitudes ne rebuteraient pas la population blanche. Stevie Wonder enfin, était l'une des pièces-maîtresses du dispositif : héritier naturel d'Uncle Ray, prodige absolu, enfant-génie atteint de cécité mais touché par la grâce divine. Capable de chanter comme personne, de jouer de l'harmonica comme un possédé, du piano comme Ray Charles et d'enquiller des solos de batterie sans un essoufflement. A 12 balais. En étant bien sûr aveugle, on le rappelle. Toute marque a besoin de ses produits marketés. Tout cirque a besoin de ses Freaks. Little Stevie était le freak positif de ce grand spectacle, le produit d'appel de la marque. Et ce, bien avant le benjamin des Jackson 5. 

Quand le 7 août 1970, Stevie Wonder sort l'album Signed Sealed and Delivered, il n'a que 20 ans, déjà 9 années de contrat avec la Motown et 12 albums à son actif. Ce disque est l'un des signes que, tout comme Marvin Gaye, Little Stevie devenu grand se lasse d'obéir au doigt et à l'œil aux exigences du marketing à la sauce Gordy. Signed Sealed and Delivered constitue un début d'émancipation dans sa carrière. Le premier de ses albums, en tout cas, à le mentionner à la production. La réalité est plus contrastée : Stevie ne produit que 2 titres du disque et en coproduit 3 autres. Voilà tout. C'est une légère réfraction dans la carrière jusqu'ici relativement linéaire du musicien mais une réfraction qui ne lui accorde pas encore le droit de contrevenir aux procédures internes, à savoir : filer ses enregistrements à un arrangeur du label, les récupérer revêtus des oripeaux maison - sorte d'uniforme sonore taillé (et bien nettoyé) pour affronter le marché - ravaler sa déception, penser naturellement au coup d'après. Cependant, alors que Gordy venait de donner la main, le jeune Stevie échafaudait des plans pour lui boulotter le bras.

Le premier contrat signé en 61 par Stevie Wonder avec la Motown n'avait sans doute que trop duré. Il garantissant à l'époque 4 années d'enregistrement, incluant 3 ans de soutien à la direction artistique, ainsi que 2 % des royalties. Une allocation hebdomadaire grotesque de 2,50 $ par semaine était également prévue. La Motown était non seulement peu généreuse mais elle ponctionnait en outre 25 % de tous les revenus de Stevie Wonder. Le contrat étant glissant, Stevie accepta sa reconduction en 66 (faute d'options alternatives) et celui-ci coula des jours apparemment heureux jusqu'en 1971. Jusqu'à ce que le contractant puisse, à sa majorité, activer une clause de rupture prévue par le contrat. Ce point contractuel constituait en lui-même un outil de pression, un outil fabuleux de rééquilibrage du pouvoir. Stevie allait bien entendu pleinement l'utiliser.


En avril 71 (moins de 9 mois après la parution de Signed Sealed and Delivered), Stevie Wonder sort Where I'm coming from. Il n'a pas encore 21 ans, soit l'âge de la majorité aux États-Unis. L'album est pourtant radicalement différent des 12 qui l'ont précédé. Il est, comme on le devine, le dernier album que réalisera Wonder sous l'égide de son contrat spoliateur. Au-delà des questions contractuelles, Where I'm coming from est un album clé - d'un pur point de vue artistique - dans la discographie du musicien. Un canyon créatif le sépare de tout ce que Wonder a enregistré jusque là. Pour la première fois de sa carrière, il n'enregistre que des compositions originales dont il signe également les paroles. En agitant au loin la menace de la fameuse clause de rupture contractuelle, il parvient à obtenir toute liberté sur l'enregistrement. Conséquence première : le grand barnum des arrangeurs maison reste à la porte du studio. En réussissant à imposer ses vues - et en remportant la mise d'un chantage à la fois financier et affectif - Stevie Wonder fait le vide autour de lui. Look Around ouvre ainsi l'album à la manière d'un manifeste : Stevie chante sa splendide mélodie en s'accompagnant seul au clavinet, reproduit lui-même la ligne de basse au synthé et démultiplie sa voix pour réaliser chœurs et tierces. Stevie est seul et cette solitude sera sa marque de fabrique : la recette de son évolution artistique à venir mais aussi un futur segment marketing que l'agile Motown s'empressera d'utiliser. Le marché exige que l'on sache s'adapter et Gordy est un chat... Quoiqu'il en soit, ce n'est pas encore le grand Stevie de la période dite classique mais Where I'm coming from contient les premiers joyaux de sa carrière : Look Around, Think of me as a soldier, If you really love me. 

Au début des années 70, plusieurs artistes de la Motown réussissent à arracher des mains de Gordy les clés de leur destin artistique. Et ce, même si le grand patron ne les a pas cédées de gaieté de coeur. Ce combat s'illustre explicitement dans l'un des titres de Where I'm coming from : I wanna talk to you. Conçu sous la forme d'un dialogue (de sourds) entre un jeune afro-américain et un vieux sudiste hypocrite et bonimenteur, le morceau a deux niveaux de lecture. Le plus évident : une dénonciation de la condition noire dans un pays où le vieux pouvoir blanc accorde ses libertés au compte-gouttes. Le sous-texte : la revendication de liberté artistique (et financière) de Steve Wonder à l'égard d'un patron qui ne s'est pas encore décidé à lâcher la bride. Le tout résumé dans une seule parole du morceau (I'm going to take my share/je vais prendre ma part (voire réclamer mon dû)). Dans un tel contexte thématique, cette phrase ne peut que sonner comme la plus violente des insultes pour Gordy qui a fait de la cause l'épicentre philosophique de son entreprise. Ce morceau, à lui seul, quoiqu'il ne soit pas le plus réussi de l'album est la marque d'une autre évolution majeure : Wonder n'est plus le freak du grand cirque Motown. Les thèmes qu'il aborde sont désormais ceux d'un jeune adulte conscient qui peut  s'attaquer frontalement à des thèmes difficiles : le racisme, la guerre, l'éducation... Après cet album fondateur, plus personne ne pourra le faire revenir en arrière. Plus personne ne pourra plus lui dire ce qu'il doit faire. 

Jouer sa propre musique, la façonner avec soin, de telle sorte qu'elle soit à la hauteur de ses attentes, être au four, au moulin, à la baguette - en corollaire, tirer tout ce qu'il y a à tirer des nouveaux outils de liberté qu'apporte le progrès technologique - c'est alors le credo de Stevie Wonder. Et c'est dans ce contexte qu'un ami lui glisse un des disques les plus étranges du début des années 70, Zero Time, bidouillé par un collectif au nom étrange : le Tonto's Expanding Head Band. Derrière ce nom qui fait faussement penser à un large ensemble, on ne trouve en réalité que deux inventeurs hyperactifs : le contrebassiste britannique Malcolm Cecil et l'ingénieur du son américain Robert Margouleff. Un duo qui a assemblé une machine qui semble sorti du 2001 de Kubrick : un demi-cercle d'armoires en bois incurvées de 6 mètres de diamètre et de près de 2 mètres de haut qui abrite - outre une myriade de câbles, de potards et de loupiotes - deux Moog III, quatre Oberheim SEM, deux ARP 2600 et une dizaine de consoles (Moog, Yamaha, Roland...). Ce monstre de science-fiction a l'ambition d'être un orchestre à lui tout seul. Il l'est de fait, et Stevie Wonder qui, avec Where I'm coming from, a commencé à s'intéresser de près aux nouvelles technologies, identifie tous les profits qu'il pourra tirer d'une telle machinerie.

Le 13 mai 1971, Stevie souffle enfin les 21 bougies de sa liberté. Les labels Columbia et Atlantic sont à l'affut mais il les tient encore à distance. Sa position est inflexible. Il n'enregistrera pour personne (ni pour la Motown ni pour quiconque) tant qu'on ne lui mettra pas devant les yeux un contrat conforme à sa valeur. Comprenant les vertus de la patience, Stevie compose des dizaines de chansons qui ne demandent qu'à être enregistrées. Elles le seront bientôt et Gordy, reconnaissant sa défaite devant le résultat, finit par céder. Stevie resigne avec la Motown début juillet 1971 : il encaisse enfin les royalties, jusqu'alors bloqués par la fiducie, de ses 11 années d'engagement, soit à peu près 1 million de dollars et paraphe un rutilant contrat de 3 ans qui lui accorde 14% des royalties, l'ensemble des droits de publication et une liberté musicale absolue. L'émancipation est totale. La période dite "classique" commence.


Elle a en réalité commencé un mois plus tôt, alors même que Wonder n'est plus enfermé par aucun contrat. Durant le week-end du Memorial Day (qui se tient traditionnellement à la toute fin du mois de mai), le nouvel affranchi enregistre une quinzaine de morceaux tout en essayant d'apprivoiser le potentiel du TONTO, machine originellement conçue pour plusieurs instrumentistes mais que Cecil et Margouleffe adaptent afin que Wonder puisse y libérer toute cette créativité qu'il a trop longtemps contenue. Music of My Mind sort en mars 1972 ; des morceaux comme Superwoman ou Evil (qui est un petit opéra à lui tout seul) valident la pertinence de ses choix. Pour comprendre ce qui fait la qualité des 4 albums que Wonder enregistrera avec Cecil et Margouleff, il faut se remémorer les propos que tenait Herbie Hancock à propos de la musique de Stevie, dont la principale qualité, selon lui, était d'assumer la nature des sonorités synthétiques sans chercher à les rapprocher artificiellement des sonorités acoustiques. Il n'y a rien de plus vrai dans cette déclaration - par ailleurs teintée d'autoflagellation dans la mesure où Herbie confesse avoir, a contrario, cédé à ce travers. Les morceaux de Music of my Mind emploient des sonorités qui sembleraient datées chez n'importe qui. Ces enregistrements passent pourtant l'épreuve du temps comme si rien ne pouvait les altérer : ni le progrès technologique, ni les modes. Des carrières se sont brisées sur le récif technologique. Les synthés, en offrant des perspectives de liberté, ont bousillé des œuvres pleines de magnificence sur le papier. Hancock en tête. Entre 71 et 74, ce nouveau trio porte leur utilisation au pinacle. Permettant à Stevie Wonder de jouer la majeure partie des arrangements, d'avoir recours aux techniques d'overdubbing sans effort, d'amplifier la beauté brute de mélodies merveilleuses et la force de narration de son écriture. L'exemple parfait de cette assertion est sans doute le titre Living for the City (extrait d'Inner Visions, paru en août 73), sorte de micro-nouvelle en chanson, sur laquelle Wonder réalise toutes les parties vocales, martèle Fender Rhodes, claviers multiples du TONTO, Moog Bass et batterie. Résultat ébouriffant, inaltérable et d'une puissance inégalée.

Inner Visions, sorti après Music of my Mind et Talking Book, est une déflagration énorme dans l'univers musical américain. Et un sommet créatif que Wonder parviendra pourtant à dépasser 3 ans plus tard. En 74, le musicien (qui s'apprête à renouveler son contrat chez Motown, avec une revalorisation en vue) est désormais l'un des plus influents de l'industrie musicale. Son style est inimitable même si certains s'y essaient en pleurant des larmes de sang. La 16ème édition des Grammy Awards qui se déroule en mars est SA cérémonie ; un plébiscite. Il y remporte 4 récompenses : celui de l'album de l'année (pour Inner Visions), celui de la chanson pop de l'année (pour You are the Sunshine of my life), ceux de la meilleure performance vocale et de la meilleure chanson R&B (pour Superstition). Malcolm Cecil et Robert Margouleff remportent quant à eux le Grammy qui récompense les meilleurs ingénieurs du son. Le succès est total mais c'est pourtant ici, très exactement, ce soir-là, que le trio Wonder/Cecil/Margouleff va se fissurer. Dans l'ombre de cette séparation programmée, le marketing Motown qui, très acrobatiquement, va concevoir une nouvelle case pour Stevie Wonder : celle du génie solitaire qui parvient à faire de l'or à la seule force de son talent et de ses dix doigts. Quand Stevie monte sur scène pour recevoir sa récompense, il n'a pas un mot pour ces deux collaborateurs les plus proches. Plus grave, il achète quelques jours plus tard une pleine page dans la magazine BillBoard pour remercier tout le personnel de la Motown. Sans oublier Gordy, le boss, et Ewart Abner, le PDG. Cecil et Margouleff sont invisibilisés, d'autant plus qu'ils ont reçu leur Grammy dans le cadre de la partie non retransmise de la cérémonie. Qui, dans cette masse informe que représente le grand public, en a quelque chose à foutre des ingénieurs du son ? Qui a envie de les entendre parler de leur TONTO, de ce qu'ils ont fait pour l'adapter au talent de Wonder, des techniques qu'ils ont employées pour pousser le musicien à donner son meilleur (jusqu'à l'emmerder une après-midi entière pour qu'il chante Living for the City de cette voix si colérique et éraillée qui lui donne en fin de compte toute sa patte) : personne ! Ni les consommateurs de musique, ni les critiques, ni l'équipe marketing de la Motown qui considère en toute logique ces gars bien encombrants pour leur nouveau storytelling.


Cette guerre sourde qui mélange combats égotistes, marketing malodorant et opportunisme éclate dans un moment de vulnérabilité. Le 6 août 73 (soit 9 mois avant la 16e cérémonie des Grammy), Stevie Wonder passe à un cheveu de perdre la vie dans un accident de voiture sur l'Interstate 85. C'est, selon la légende, Ira Tucker qui le tire du coma en lui chantant Higher Ground dans l'oreille. Les accidents ne sont pas toujours des hasards. Le travail en studio, les multiples représentations données par Stevie Wonder, deux ans d'implication totale et enfin cet accident, font comprendre au musicien qu'il a épuisé ses forces sans compter. Il faudra l'intervention de pas mal de personnes pour le convaincre de reprendre le chemin de la scène et celui des studios ; celle d'Elton John notamment qui l'invitera à partager la scène du Boston Garden avec lui, dans le cadre de sa tournée, deux mois environ après l'accident. Le 22 juillet 1974, Fulfillingness' First Finale, le 17e album studio de Wonder, sort enfin sur le marché. C'est le dernier album sur lequel Margouleff et Malcolm Cecil apparaissent. L'attente de royalties qui ne tombent pas, le manque de reconnaissance de Wonder, un bordel sans nom dans le cadre des sessions organisées pour la confection de l'album ont raison de leur patience. L'un après l'autre, ils claquent la porte. Fâchés. Déçus. Amers. Il s'agit d'amour propre pour eux. Pour Stevie, il s'agit peut-être de passer à autre chose. Ce dernier album du trio a quelque chose d'étrangement bancal. Le TONTO est mis en retrait au profit du Wonderlove, ce groupe de 9 musiciens qui s'est constitué pendant l'enregistrement de Talking Book et qui épaule Wonder comme un seul homme. On trouve de véritables joyaux dans ce disque : la ballade déchirante et relativement dépouillée, They won't go when I go (dont on peut lire les paroles à la lumière de la future séparation du trio), Please don't go (complainte amoureuse implacable imprégnée de gospel), You haven't done nothing (morceau bouillant qui évoque le meilleur de Talkin' Book). On y entend aussi des morceaux qui semblent étrangement désenchantés : Boogie on Reggae Woman en tête qui, malgré son succès sur le marché en qualité de single, sonne bien creux.

L'histoire de la musique est aussi l'histoire des quêtes de libertés. Et encore des amitiés déçues dont il n'est pas aisé, a posteriori, de percer les mystères. Il est ainsi possible que Margouleff et Cecil ait, de leur propre point de vue, exagéré leur influence sur le cours de la carrière de Wonder. Le génie ne se limite pas aux outils qu'il emploie. Il est aussi fort possible que, tout génie qu'il soit, Wonder se soit fait influencer par le marketing Motown, privilégiant ses propres intérêts (et aussi son image) à l'amitié créative qui l'unissait à ces deux bidouilleurs de câbles un peu fêlés. La parole n'est pas vérité. Les témoins, et c'est aussi une caractéristique de l'Histoire, ont pourtant toujours un peu raison...



vendredi 9 février 2024

Playlist éphémère #309 - Iverson moods


Né en 73 dans l'état du Wisconsin, le pianiste Ethan Iverson n'en finit plus de bousculer l'héritage, de brasser l'œuvre des grands musiciens, en légataire indiscipliné qui ne connait pas l'excès de zèle. Avec ses compères de The Bad Plus, il a foutu le plus fantastique des coups de pied dans la fourmilière. Aujourd'hui, bien installé au sein du label Blue Note qui lui fait toute confiance, il continue à façonner une discographie étourdissante qui n'est pas loin d'être intimidante.

Petit retour en 10 titres sur un quart de siècle de carrière.




Avec The Bad Plus

1 - "Love is the Answer" from "Motel" / Fresh Sound (2000)

2 - "Heart of Glass" from "These are the vistas" / Columbia (2003)

C'est évidemment une des grandes spécialités de The Bad Plus que d'avoir pu violemment trituré les standards de la pop. Heart of Glass, Smells like teen spirit, le thème des Chariots de feu... Cela leur a valu pas mal d'inimitiés chez les "critiques". Critiques qui, encore une fois, se sont ridiculisés eux-mêmes...

3 - "Let our garden grow" from "Suspicious Activity?" / Columbia (2005)

4 - "Sing for a silver dollar" from "Made Possible" / E1 Music (2012)

5 - "Time after time" from "It's Hard" / Okeh (2016)

Piano : Ethan Iverson / Contrebasse : Reid Anderson / Batterie : David King

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En leader

6 - "Song for my father" from "The Purity of the Turf" / Criss Cross (2016)

Piano : Ethan Iverson / Contrebasse : Ron Carter / Batterie : Nasheet Waits

7 - "Lugano" from "Temporary Kings" / ECM (2018)

Piano : Ethan Iverson / Sax ténor : Mark Turner

 8 - "All the things you are" from "Common Practive - Live at the Village Vanguard" / ECM (2019)

Piano : Ethan Iverson / Trompette : Tom Harrell / Contrebasse : Ben Street / Batterie : Eric McPherson

9 - "For Ellen Raskin" from "Every Note is true" / Blue Note (2022)

Piano : Ethan Iverson / Contrebasse : Larry Grenadier / Batterie : Jack DeJohnette

10 - "Piano Sonata : Allegro Moderato" from "Technically Acceptable"

Piano solo : Ethan Iverson


vendredi 2 février 2024

Trane : année 64


En apparence, l'année 64 n'est pas, pour Trane, l'année la plus chargée de sa carrière. Il se rend peu en studio et ne se produit pas beaucoup sur scène non plus. C'est pourtant, paradoxalement, l'année où il atteint son sommet créatif. Lors du premier trimestre de l'année 64, Coltrane est intraçable. Invisible, sauf pour ses proches, cela s'entend... En avril, il s'agite un peu avec une performance courte, donnée au Showboat de Philadelphie. Fin avril et début juin, on le sait en studio pour enregistrer la matière de l'album Crescent. Fin juin, il est encore dans les studios de Rudy Van Gelder pour fournir le matériau qui servira de bande originale au film du canadien Gilles Groux, Le Chat dans le sac. Ce travail ne sera édité qu'en 2019 sous le titre Blue World. Entre juillet et décembre, Coltrane et son quartet se produisent 3 fois : à Philadelphie, au Showboat et au Pep's, et enfin au Birdland, à NYC. Là encore, les performances sont courtes. Et si quelque chose a été enregistré, c'est par un de ses planqués d'amateurs d'enregistrements personnels qui conserve encore le tout jalousement ; si tant est que les captations soient exploitables... Finalement, les 9 et 10 décembre, le saxophoniste réunit son quartet pour enregistrer l'album qui va - encore une fois - bouleverser le monde du jazz : A Love Supreme. Résumons : 5 sessions, 4 petits concerts, 2 chefs-d'œuvre absolus. Voilà l'année, d'un pur point de vue comptable, de John Coltrane en 1964.

Si Coltrane ne se montre pas beaucoup cette année-là, c'est parce qu'il réagence sa vie de fond en comble. Après le grand tournant de 57 qui lui permet de se libérer de ses addictions, le saxophoniste fait aussi l'expérience d'une épiphanie ; épiphanie qui se renforce lorsqu'il rencontre sa seconde épouse, Alice McLeod, aux alentours de l'année 62. La foi n'est pas un chemin de tranquillité. Entre 57 et 64, Coltrane rechute, doute, fait de grands pas en arrière qui brisent la linéarité de sa progression humaine et spirituelle. On n'en finit jamais tout à fait avec ses vieux tourments. La solution prend l'apparence d'une anecdote : un déménagement de la nouvelle petite famille de Trane dans un petit ranch d'un village de l'état de New-York : Dix Hills. Au calme. C'est dans la chaleur de ce logis qu'il se retire, médite, tente de faire taire les parasites qui l'empêchent d'entendre tout à fait ce qu'il entend en son fort intérieur. Et de facto, de le retranscrire. Voilà donc où se niche Trane. Voici le quai le long duquel il rassemble ses forces... C'est à l'étage de ce havre véritable - familial, amoureux, créatif et, au risque de me répéter, spirituel - qu'il s'exerce à l'écoute de son œuvre intérieure et qu'il se dicte presque à lui-même la musique qui mettra en note l'intensité et l'intériorité de sa foi. C'est à cet étage qu'est Trane pendant la majeure partie de l'année 64. Il mange peu. Il est une excroissance de sa famille. Et cette famille respecte son besoin. Il se retranche de la vie pour l'enluminer. Griffonnant des portées, raturant, jouant les mêmes phrases hypnotiques, méditant des heures et des heures, travaillant deux matières qui vont finalement fusionner : lui-même et la musique. Puis un jour, un matin, une après-midi, un soir, Coltrane parvient à résoudre cette intime équation. Alice Coltrane décrit la scène de la manière suivante : "Il est descendu de l'étage comme Moïse descendit de la montagne. C'était si beau à voir. Il est descendu et il y avait sur son visage une telle paix, une telle joie..."

L'importance d'A Love Supreme a sans doute éclipsé l'intensité du rayonnement pourtant puissant de son prédécesseur, Crescent. Mais ces disques entrent en résonance l'un l'autre. Peut-aussi avec l'enregistrement studio (en novembre 63) de la composition Alabama, publié au tout début de l'année 64 sur l'album Live at Birdland. Cette composition, écrite et enregistrée dans l'urgence après la mort de 4 fillettes afro-américaines, suite à un attentat à la bombe perpétré par le Ku Klux Klan, visant l'Eglise baptiste de la 16e rue de Birmingham, a fait basculer la musique de Trane dans quelque chose d'autre. Trane était déjà un musicien spirituel avant cela. Ô combien. Mais il le devient encore plus à cette occasion. Comme s'il avait passé un mur invisible. (Un mur transcendantale ? Peut-être.) Comme s'il avait pris conscience que la musique n'avait pas de réelles limites ; qu'elle pouvait tout dire et peut-être dire davantage de choses que la littérature ou la philosophie... Et de manière simultanée, qui plus est. Dans une note, il y a tant de choses. Plus que dans n'importe quel mot. A moins qu'il n'y ait plusieurs mots dans une note. Si les mots étaient des sentiments, ce qu'ils ne sont finalement qu'à travers celui qui les prononce... Crescent a un autre mérite : il s'agit de l'album qui met peut-être le plus en valeur les qualités intrinsèques de chaque musicien du quartet de Coltrane. Lonnie's Lament ne brille pas que pour son thème, d'une beauté certes inouïe. Cette composition est aussi un espace immense, aménagé pour McCoy Tyner. Qui en cache un autre, de solitude, offert au jeu si serein de Jimmy Garrison. The Drum thing est pour Elvin Jones ; une composition qui avec sa drôle de dialectique témoigne comme peu de morceaux dans la discographie de Trane, du rôle que tient le batteur au sein de ce quartet, mais encore plus, de la relation qui l'unit au saxophoniste et permet à tous d'étirer, de contracter, de rapprocher, d'espacer, de déplacer une musique qui devient alors, quoique composée par Trane, la musique de tous. Enfin, Crescent a son joyau. Un joyau qui annonce à sa manière, tout en marquant sa singularité, le reste de la carrière du musicien et les directions qu'il compte entreprendre. A Wise one est un trésor mélodique et harmonique. Un trésor à taille humaine. Peut-être que Trane n'a jamais aussi bien joué que là-dessus. Peut-être ne jouera-t-il plus jamais aussi bien. Drôle d'année 64, tout de même...

Si vous faites le tour de tous les amoureux acharnés de la musique de Coltrane, vous en trouverez peu pour vous dire qu'A Love Supreme est leur album favori. Aucun snobisme en l'espèce. Car peu contesteront dans le même temps la majesté de ce disque, sa supériorité sur tous les autres. Les raisons sont sans doute extérieures à la matière musicale proprement dite. C'est autre chose qui place cette œuvre à part. Quelque chose qui nous tient peut-être un peu à distance mais semble évident - à l'image de notre rapport au sacré, peut-être... Preuve de cette ambivalence : alors que cet album n'est pas le plus facile d'accès du musicien, il est pourtant celui qui s'est le plus vendu. 5 années après sa sortie, 500 000 exemplaires d'A Love Supreme étaient en possession de mélomanes éparpillés. Un niveau de ventes quasiment unique dans la carrière du saxophoniste. Et une communion pour tous ceux qui pouvaient entendre ce que Trane avait à nous dire. L'enregistrement lui-même est particulier (pour une musique éminemment particulière). Le lieu est comme toujours celui des studios de Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs, New Jersey. On a tamisé les lumières du studio. Pour appeler chacun au recueillement, pour reproduire l'atmosphère du club, pour cimenter l'unité du quartet et permettre à chaque musicien de se plonger en lui-même ? Quoiqu'il en soit, c'est bien dans la semi-pénombre que le quartet de Trane va enregistrer les 4 mouvements de la Suite. "Nous avions atteint un tel niveau, temoigne McCoy Tyner, que nous pouvions désormais faire bouger la musique, la faire circuler. John avait cette merveilleuse aptitude de parvenir à rendre la musique souple. Il parvenait à la rendre flexible, à l'étirer... Nous avons beaucoup réfléchi à ces concepts. Et il nous a donnés la liberté de le faire. Toute cette liberté s'est réunie le soir où nous avons enregistré A Love Supreme."

Il n'est pas forcément évident pour quelqu'un qui ne joue pas de musique - ou qui n'en a jamais joué qu'au sein d'espaces rythmiques binaires - de comprendre exactement ce que signifie une expression apparemment obscure comme celle qu'emploie Tyner pour décrire la musique de Trane. Qu'est-ce que signifie : étirer la musique ou la rendre flexible ? Revenir à The Drum Thing peut aider à comprendre ce que tout cela signifie. A comprendre comment l'architecture rythmique vaguement étrange de cette composition crée, comme dans une maison, des pièces supplémentaires dont il faudra apprivoiser les formes anormales. Il suffit d'entendre comment, dans ce morceau, Trane se positionne par rapport à l'ossature rythmique créée par Jones : c'est là le secret de l'espace étiré. Dans A Love Supreme, Coltrane parvient même à créer de l'espace dans des pièces exiguës. Dans le premier mouvement, Acknowledgement, il crée un motif entêtant, répétitif, sur lequel il chante (pas très juste) le titre de sa suite ; puis, en le répétant au tenor, il le décline dans toutes les tonalités, comme un mantra qui parvient à rester identique tout en se modifiant sans cesse. A l'évidence, Trane a dépassé le simple sens auditif en lui combinant tous les autres. Il n'entend plus seulement sa musique, il peut désormais aussi la voir. Et la sentir sans doute, de la même manière que l'on sent la matière sous la pointe de chacun de ses doigts. 

Il y a bel et bien une sorte de boucle dans cette année 64, une idée directrice qui a commencé à entrer en gestation en novembre 63. Un peu plus d'un an s'est écoulée entre la colère rentrée, la détresse absolue mais contenue d'Alabama et l'enregistrement du 4e mouvement - Psalm - de la suite. Et cependant, quelque chose semble bel et bien les relier. L'abolition de cette idée, pour commencer, qu'une composition doit avoir un début, une progression, une fin. Alabama tenait encore un peu à cette idée, en dépit de son ouverture magistrale. Psalm va constituer le point de rupture. Un psaume n'a ni début, ni progression, ni fin. Il commence parce que nous commençons à l'entendre, et s'éteint par le mérite de l'illusion. Mais un psaume ne se finit jamais et n'a jamais commencé. Il est l'expression d'un dialogue qui se tend tout entier vers l'infini, vers l'absolu de l'instant. La tension de cette composition est aussi similaire à celle d'Alabama. Mais elle n'est pas de même nature. Là où l'on percevait des larmes de rage dans le jeu d'Elvin Jones - le grincement de dents de celui qui veut signifier l'intolérable - on n'entend plus désormais que la transfiguration brute de quatre musiciens passant par toutes les émotions du sacré : la transcendance, la grâce et la gratitude, l'inquiétude de la piété et de la foi, l'espérance inextinguible. Oui, drôle d'année 64...

Cette suite, Trane ne la joua que très peu en live. Mais il est vrai que Trane préférait souvent jouer les morceaux qui l'obsédait (My Favorite Things, Afro Blue...) et prenait appui sur ses performances live pour peaufiner sa compréhension de l'espace plutôt que pour donner aux auditeurs une restitution de ce qu'il venait d'enregistrer. Jusqu'à la fin de l'année 2021, nous n'avions qu'une seule trace ; captée à Juan les Pins en juillet 65 dans le cadre du festival du même nom. Une performance brutale et ébouriffante. Depuis, nous avons aussi un live à Seattle daté du 2 octobre 1965. Sortie (sur le tard donc...) des archives privées de Joe Brazil, musicien de la scène de Seattle. Dans les 2 cas, la suite est jouée in extenso. A Seattle, elle est aussi jouée en sextet, illustrant ici qu'après ce sommet créatif de l'année 64, Trane cherchait à amplifier encore sa musique, à ne plus seulement l'étirer mais à la faire sortir de tout cadre. Il s'agit certes d'une autre histoire. Ce qu'elle nous révèle, c'est que, même pour Trane, après l'année 64, plus rien ne serait tout à fait comme avant...



John Coltrane Quartet - "Alabama" from "Live at Birdland" / Impulse! (1964)

John Coltrane Quartet - "Crescent" / Impulse! (1964)

John Coltrane Quartet - "A Love Supreme" Impulse! (1965)

Sax tenor : John Coltrane / Piano : McCoy Tyner / Contrebasse : Jimmy Garrison / Batterie : Elvin Jones

jeudi 1 février 2024

Sonny Stitt : Don't call me Bird !


Né il y a 100 ans, à un jour près, le saxophoniste Sonny Stitt est l'un des plus brillants musiciens de l'Histoire du jazz. Un joueur par excellence qui devait toutefois supporter d'être sans cesse comparé à Charlie Parker. Comme Bird, Sonny Stitt pratiquait l'alto. Il jouait aussi du tenor. Alors que la majorité des altistes ne passent jamais au tenor, Stitt n'avait pas d'avis tranché sur la question. Pour lui, le tenor et l'alto n'avait d'autre différence que leur tonalité propre. Il s'agissait de jouer. Toujours. Simplement. "Il y a ces gens qui viennent me voir jouer, disait-il, à la fin de leur journée de travail. Ils ont besoin de s'évader. Alors, mon job, c'est de leur offrir la possibilité de s'évader. Si on me demande de jouer ceci ou cela, je joue ceci ou cela". La posture est humble et résume plutôt bien le musicien qu'était Sonny Stitt. Quoi qu'il en soit, Stitt supporta le poids de cette comparaison toute sa vie. Un poids qui pesa sur les épaules de tous les altistes qui eurent le tort d'être des contemporains de Bird ou d'émerger peu après lui. 

Reste à savoir si Sonny Stitt n'était rien de plus qu'une sorte de sous-Charlie Parker. De clone certes doué mais moins doué que le génie qui avait renversé la table en bidouillant les changements d'accord de Cherokee. Reste à savoir, autrement dit, s'il est vrai que Stitt ne fut jamais capable de trouver sa propre voix. C'est l'une des accusations proférées par le critique Steve Race à son encontre au milieu des années 60. Sonny Stitt y répondra, sans lassitude apparente, toujours de la même manière : "Quoi qu'on en dise, nous avons tous notre manière de jouer. On ne peut dire à quelqu'un comment vivre, comment ressentir les choses, comment jouer. Quand quelqu'un essaie de me dire comment faire, je lui dis d'aller se faire pendre. Mon but est d'avoir l'esprit libre. Comment voulez-vous bien jouer sans être libre ? Tout le monde devrait vouloir être libre d'esprit. C'est comme quand ils disent que je joue comme Charlie Parker. Il y a des années, Parker m'a dit : "Hey, mais tu sonnes comme moi". Je lui ai répondu : "Et toi, tu sonnes comme moi". Alors nous nous sommes dit : "Bon, on ne peut rien y faire de toute façon". Et nous sommes allés boire un verre puis jouer quelques trucs ensemble..."

Stitt a eu la finesse et l'honnêteté de ne jamais essayer de repousser l'image de Bird loin de lui. Début 63, il enregistre une dizaine de morceaux, tous écrits par Bird. L'album qui en découle (Stitt plays Bird) sort début 64 chez Atlantic. Ironiquement, l'album est un des plus beaux de Stitt, envoyant les critiques en général - et Steve Race en particulier - se faire pendre. La musique n'a pas et n'aura jamais besoin de ces lourdauds de toute manière. Stitt singe-t-il Parker sur ce disque ? Il est impossible de ne pas entendre une parenté, des intentions communes. Des façons communes de procéder. Il y a du Bird dans Stitt (et il sera toujours compliqué de dire qu'il y a du Stitt dans Bird), c'est indéniable. Mais il faut être malhonnête pour ne pas entendre que Stitt y déploie aussi sa propre voix. De manière parfois brillante comme sur Parker's Mood (avec un phrasé blues incroyable de chaleur) ou sur Ko-ko qui établit une synthèse parfaite entre tout ce qui rassemble Stitt et Parker et tout ce qui les distingue.

En 2007, le label espagnol Fresh Sound s'emploie aussi à fournir quelques réponses avec l'édition Don't call me Bird qui rassemble deux albums de Stitt enregistrés en 59 pour le label Verve : Saxophone Supremacy et Sonny Stitt swings the most. Deux albums qui regorgent d'allers et venues sur le terrain de Bird, sans jamais donner l'impression que Stitt ne parlerait pas de sa voix propre. Blue Smile sur Saxophone Supremacy en fournit un bel exemple : voilà bien une de ces courses bop qu'affectionnaient les deux altistes. Morceau joué à toute vitesse, arabesques au programme, mariage de phrases hachées et déliées. Ce n'est pas parce que cela fait penser à Parker que Stitt n'est pas hautement présent pour dire tout ce qu'il a à nous dire. Ce morceau est une dé-mon-stra-tion ! Un exercice distingue peut-être plus nettement Stitt de Parker : leur traitement respectif des ballades. Il y a encore des intentions communes, certes. Mais Stitt a davantage le souci de coller à la structure mélodique. C'est notable sur la version de The Gypsy qui figure sur Sonny Stitt swings the most, et ce, même lorsqu'il se lance dans une de ces grandes déclinaisons harmoniques qui encore une fois les rassemblent. Il y a chez Stitt ce je ne sais quoi qui donne plus de liant que chez Bird. En dépit d'une agilité hors du commun, une volonté aussi, de faire simple quand on peut faire simple. A l'image de cette version de That's the way to be sur laquelle Sonny pousse la chansonnette. Simple comme bonjour, simple comme on joue. Parce qu'à la fin de nos journées de boulot, comme le dit Stitt, nous avons besoin de nous évader. Voilà peut-être ce qui distingue en fin de compte le plus Stitt de Parker : Sonny comprenait le B-A-ba de la condition humaine, dans ce qu'elle a de plus infime. Et quand il joue, nous croyons souvent l'entendre dire : "Alors, les gars, qu'est-ce que vous avez de m'entendre jouer ?"