vendredi 8 mars 2024

Playlist éphémère #313 - Blue Note 1955-1964


Fondé au début de l'année 1939 par Alfred Lion, Francis Wolff et Max Margulis, le label Blue Note lance sa première édition le 3 mars de la même année : un format 12" pour 78 tours de Meade "Lux" Lewis, intitulé Melancholy. 

Pour célébrer les 85 années du label, voici une petite playlist qui couvre une folle décennie de musique, entre 1955 et 1964. De Kenny Dorham à Dizzy Reece en passant par Freddie Hubbard ou les Jazz Messengers du boss Art Blakey.







1 - Kenny Dorham "La Villa" from "Afro-Cuban" / Blue Note (enregistré le 30 janvier 1955)

Trompette : Kenny Dorham / Sax tenor : Hank Mobley / Sax baryton : Cecil Payne / Piano : Horace Silver / Contrebasse : Percy Heath / Batterie : Art Blakey

2 - Thad Jones "Blue Room" from "Detroit-New York Junction" / Blue Note (enregistré le 30 mars 1956)

Trompette : Thad Jones / Sax tenor : Billy Mitchell / Piano : Tommy Flanagan / Guitare : Kenny Burrell / Contrebasse : Oscar Pettiford / Batterie : Shadow Wilson

3 - Sonny Rollins "Blues for Philly Joe" from "Newk's time" / Blue Note (enregistré le 22 septembre 1957)

Sax tenor : Sonny Rollins / Piano : Wynton Kelly / Contrebasse : Doug Watkins / Batterie : Philly Joe Jones

4 - Dizzy Reece "Blues in Trinity" from "Blues in Trinity" / Blue Note (enregistré le 24 août 1958)

Trompette : Dizzy Reece / Trompette : Donald Byrd / Tubby Hayes : sax tenor / Piano : Terry Shanon / Contrebasse : Lloyd Thompson / Batterie : Art Taylor

5 - Horace Silver "Baghdad Blues" from "Blowin' the blues away" / Blue Note (enregistré le 29 août 1959)

Piano : Horace Silver / Contrebasse : Eugene Taylor / Batterie : Louis Hayes

6 - Horace Parlan "Us Three" from "Us Three" / Blue Note (enregistré le 20 avril 1960)

Piano : Horace Parlan / Contrebasse : George Tucker / Batterie : Al Harewood

7 - Freddie Hubbard "Osie Mae" from "Hub Cap" / Blue Note (enregistré le 9 avril 1961)

Trompette : Freddie Hubbard / Trombone : Julian Priester / Sax tenor : Jimmy Heath / Piano : Cedar Walton / Contrebasse : Larry Ridley / Batterie : Philly Joe Jones

8 - Don Wilkerson "Scrappy" from "Elder Don" / Blue Note (enregistré le 3 mai 1962)

Sax tenor : Don Wilkerson / Piano : John Acea / Guitare : Grant Green / Contrebasse : Lloyd Trotman / Batterie : Willie Bobo

9 - Donald Byrd "Chant" from "A new perspective" / Blue Note (enregistré le 12 janvier 1963)

Trompette : Donald Byrd / Hank Mobley : Sax tenor / Pïano : Herbie Hancock / Guitare : Kenny Burrell / Vibraphone : Donald Best / Contrebasse : Butch Warren / Batterie : Lex Humphries / Arrangements : Duke Pearson

10 - Art Blakey & the Jazz Messengers "It's a long way down" from "Indestructible" / Blue Note (enregistré le 15 avril 1964)

Batterie : Art Blakey / Trompette : Lee Morgan / Trombone : Curtis Fuller / Sax tenor : Wayne Shorter / Piano : Cedar Walton / Contrebasse : Reggie Workman



mercredi 6 mars 2024

Hank Mobley, année 66 : une métamorphose dans l'ombre


C'est au sein du quintet de Miles que le saxophoniste Hank Mobley redessine son son. Alors que le cyclothymique trompettiste cherche à fixer son nouveau groupe. 

Depuis la révolution Kind of Blue, tout le monde ou presque vole en effet de ses propres ailes. Cannonball Adderley s'est tiré pour monter son propre groupe en compagnie de son frère Nat. Ce départ n'est pas sans conséquence :  Miles se doit alors de retailler son sextet en quintet. Coltrane, quant à lui, mène sa propre révolution au sein du label Atlantic. Dans une paire de mois, il enregistrera sa première session pour Impulse!. Seule reste fidèle la section rythmique qui combine toujours les talents du pianiste Wynton Kelly, du contrebassiste Paul Chambers et du batteur Jimmy Cobb. Après avoir procédé à quelques essais avec Sonny Stitt et Jimmy Heath, le choix final de Miles est acté : Hank Mobley remplacera Trane.

On peut légitimement s'interroger sur les motivations de ce choix. Le son de Mobley n'a pas grand chose à voir avec celui de Trane pour le dire de la manière la plus directe possible. Moins puissant, il accompagne un style qui se veut aussi beaucoup plus en retrait. Quand Trane attaque la mélodie, Mobley rebondit doucement dessus en espérant de ne pas trop lui faire de mal. Miles n'est pas un imbécile ; il entend des choses que le commun des mortels n'entend pas. Ce qu'il apprécie sans doute chez Mobley, c'est sa délicatesse innée, une forme de doute qui est parfois moins un défaut qu'une qualité. Avec Miles, Mobley partage sans aucun doute le goût de la note juste. Ce qui n'empêche pas le trompettiste de pester à propos de ce son hésitant. Pour ne pas dire faiblard. Mordre dans les notes, attaquer les thèmes de front, éviter les détours : voilà ce que Miles demande à Mobley. Voilà, pour être plus exact, ce qu'il exige de lui, sans prendre le soin d'y mettre les formes. Et même si Mobley morfle pendant ces quelques temps passés avec le quintet nouvelle formule de Miles, cette expérience sera en fin de compte décisive.

1961 : Miles sur le râble

L'humiliation, en jazz, n'est pas rare. Son Histoire regorge d'anecdotes à ce sujet. Durant une jam à Kansas City, Jo Jones aurait balancé une cymbale au pied du tout jeune Charlie Parker pour l'inciter à cesser un solo désastreux. Mortification historique et reconstituée sur pellicule par Clint Eastwood pour la réalisation de Bird. Tommy Flanagan sera connu toute sa carrière comme le pianiste qui a subi la session Giant Steps en s'offrant sur celui-ci, pour la postérité, l'un des solos les plus cataclysmiques et parkinsoniens de l'histoire. Hank Mobley va découvrir ce que sont que les meurtrissures du jeune jazzman en fleur. Nous sommes en mars 61 et Miles Davis a obtenu 3 sessions pour enregistrer son prochain album. Trois, c'est luxueux. Le temps dont il dispose ne l'empêche pourtant pas d'être sans cesse sur le dos de Mobley. Il le teste, le pousse dans ses retranchements, ne loupe pas une seule de ses hésitations. La session du 7 a été  éprouvante. Mais Miles n'est pas tendre, tout le monde le sait et il reste le 20 et le 21 pour faire ses preuves. Hélas pour Mobley - heureusement pour l'Histoire - le 20 mars, Coltrane se trouve (on ne sait trop pourquoi) dans les studios Columbia de la 30e rue. Et Miles lui fait signe de venir jouer si le cœur lui en dit. Cherche-t-il à provoquer encore Mobley ? Rien n'est innocent chez Miles. L'industrie discographique nous permet en tout cas d'être les témoins de ce qui se déroulera ensuite. Mobley et Trane prennent chacun un solo sur la reprise légendaire de Someday my prince will come. Hank passe le premier. Son solo illustre ses qualités et défauts de l'époque ; ses phrases sont sensibles, souples, patientes. Son son est fragile, intimidé, retenu. Ce solo est aussi ponctué de grands silences ; il lui manque la spontanéité de la confiance. Le jazz est un art de l'illusion ; cette illusion ne fonctionne plus si vous entendez un musicien penser ou réfléchir. C'est hélas très exactement ce que l'on entend en sous-texte du solo de Mobley : le cliquetis des rouages cérébraux d'un jeune gars qui se demande ce que l'on va penser de lui. Après un joli solo de Wynton Kelly, élégant, sans chichis, une reprise du thème et un rappel de la fameuse intro scandée (miracle de simplicité), c'est au tour de Trane de se lancer au galop. Son solo est une bourrasque sonore d'une beauté démentielle et d'une agilité hors du commun. Au diable les silences ; Trane est un flux continu, une déluge de mots, une voix unique qui semble en réunir plusieurs autres. L'illusion est, ici, absolument parfaite. Le contraste est plus que saisissant entre un Trane qui est proche de se réaliser pleinement et un Mobley, inhibé, qui passe son temps à subir les remarques désobligeantes du patron. 

Le jazz compte autant d'histoires de rédemptions que de hontes. Après l'épisode de la cymbale, Parker s'isole des mois entiers. A son retour, il estourbit toute la concurrence. Flanagan portera le statut de sideman à son sommet et réenregistrera Giant Steps pour exorciser l'Histoire. Mobley joue quelques mois au sein du quintet de Miles (il figure sur 2 excellents enregistrements live du quintet). Le son nouveau qu'il a rebâti auprès du potentat, en dépit des remontrances, va lui permettre de changer de gabarit. Le musicien aura trouvé des diamants dans sa bile.

1966-1967 : vache à lait du catalogue Blue Note

Hank Mobley découvre (hélas) l'héroïne à la fin des années 50. Toute sa vie, il lui faudra se battre avec les tourments de la dépendance. Pourtant, sa première incarcération pour ces sombres histoires de came a lieu 3 ans avant qu'il ne touche à cette saloperie pour la première fois. On vous parle d'une époque où les flics étaient commissionnés dès qu'ils arrêtaient un toxicomane (ou, en l'espèce, un supposé toxicomane) : les musiciens de jazz étaient des proies faciles et les victimes collatérales de ce système absurde, les sacrificiés sur l'autel de tous les bidouillages illégaux de la part d'une police immorale et corrompue. En 64, quand Mobley se fait arrêter en possession d'une petite quantité d'héroïne, il est bel et bien dépendant de cette merde qui brise autour de lui tant de musiciens de talent ; il se retrouve derrière les barreaux pour la troisième fois de son existence, subissant les conséquences d'une injuste probation initiale. A l'ombre, Mobley s'évade en composant. Il confie ses feuillets au pianiste et arrangeur Duke Pearson (qui a pris du galon chez Blue Note) et lui demande d'écrire les arrangements de chaque morceau, en spécifiant la formule particulière qu'il imagine. "Tu peux écrire ça en une journée alors qu'il me faudrait des semaines pour en arriver à bout", lui dit le saxophoniste en guise de remerciement. Cette remarque est juste : l'autre Duke est l'un des scribes les plus doués du jazz. 

Le 18 mars 66, le saxophoniste à l'air libre investit les studios de Rudy Van Gelder et enregistre 4 compositions et un standard qui oscillent entre ténèbres et lumières dans le cadre d'une formule en septet soufflant ; s'y ébrouent Lee Morgan, James Spaulding, le tubiste Howard Johnson, l'euphoniumiste Kiane Zawadi et une section rythmique composée de McCoy Tyner, Bob Cranshaw et Billy Higgins. Il s'agit probablement de la plus belle session de la carrière de Mobley. De la plus directe et sincère en tout cas.


Si Mobley n'était pas si déconsidéré, on pourrait sans peine parler du virage 66/67 comme de sa "grande période créatrice". Entre ce jour de mars 66 et la fin de l'année 67, Mobley dirige les 4 sessions les plus riches de sa carrière. Hélas, cette richesse ne garnit pas son compte en banque ni ne remplit son assiette. Pourquoi ? Parce qu'une seule de ces 4 sessions verra le jour en temps et en heure : la session du 9 octobre 67 pour la sortie en mars 68 de l'album Hi Voltage. La première session de mars 66 ne sera éditée qu'en 1979 sous le titre A slice of the top. Même sentence pour la session de février 67, éditée en 80 sous le titre Third Season. La session de mai 67 sortira encore plus tardivement ; en 84 sous le titre Far way lands. Quand Mobley se confie au critique de jazz, John Litweiler (qui écrira les liner notes de l'album A slice of the top), le moins que l'on puisse dire est que le gars est amer : "J'en ai assez de ces gens qui te conseillent d'aller en studio pour enregistrer. Tu fais tous les efforts nécessaires, tu écris quelque chose de valable qui devrait être entendu. Et ils s'assoient dessus. Quel est le sens de tout ça ? J'ai enregistré 5 albums qui sont aujourd'hui consignés sur les étagères du label Blue Note. Blue Note a sous contrat la moitié des musiciens noirs de New York. Et tous leurs enregistrements trainent on ne sait où. Voilà ce qu'ils font : ils conservent tout et ils attendent que tu meurs... Maintenant que Lee Morgan est mort, je suppose qu'ils vont sortir tous ces disques".

Comment lui donner tort ? On peut admirer la magnificence et la profusion du catalogue Blue Note sans omettre les conditions dans lesquelles il s'est constitué ; parfois, souvent, sur le dos des fabuleux musiciens qui n'ont cessé de le garnir. Aujourd'hui encore, le label vit en grande partie sur la richesse de cette grande histoire. Il est vrai aussi qu'en 66/67, le label change de main. En 65, Alfred Lion a vendu l'intégralité du catalogue à Liberty Records. En 67, il prend sa retraite. En 71, Liberty est lui-même racheté par United Artists ; et cesse par la même d'exister. L'industrie discographique est majoritairement une histoire de pognon. Remballez vos violons ; les idéalistes sont piétinés ici. Cela n'a pas empêché quelques gens de foi de s'immiscer dans ces affaires dénuées de sentiment (It's not personal, it's strictly business) mais l'accroissement de la culture de masse a sans doute eu, petit à petit, raison de la foi des pionniers.

Restent ces 4 sessions. La créativité débridée de Mobley en dépit des obstacles. Son nouveau son, façonné sous les quolibets en 61, sa maturité de compositeur passé au dur tamis de l'existence. Une musique touchante, sincère. Et un jeu qui n'est plus celui de la timidité ou de l'inhibition. Et, bien sûr, ces 4 disques martyrisés par de médiocres impératifs ; A Slice of the top en particulier, dont la découverte tardive a soufflé un jour celui qui écrit ces lignes. Le solo de Mobley sur la version splendidement arrangée de There's a lull in my life est bouleversant. Cute n'pretty, dont la mélodie peut paraitre dans un premier temps inoffensive (effet renforcé par la flute printanière de Spaulding)  constitue l'un des efforts hard bop les plus subtils que l'on puisse entendre ; une sorte d'épopée Blakeyenne plongée dans un océan de soie. Ici encore, le solo de Mobley - chauffé à blanc par celui de Lee Morgan - permet de mesurer le chemin parcouru depuis 61 : chaque silence y est naturel, chaque accent y est maîtrisé, le placement rythmique est d'une précision mathématique, tout est au service de l'architecture harmonique et l'enlumine pour tout dire à chaque phrase. A touch of the blues est une autre structure basique en apparence. Outre le fait que le morceau rallonge de 8 bonnes mesures le standard blues habituel, son thème comme ses accents établissent un jeu subtil entre phrases caractéristiques du blues et avancée jazz flirtant avec le post-bop ; il faut saluer au passage le travail d'écriture de Duke Pearson qui apporte les réponses parfaites à l'imagination de Mobley. 

Cette session est si impeccable que l'on ne peut que comprendre l'amertume ressentie par Mobley. Une amertume qui mua sans nul doute en colère pendant ces 12 années d'attente séparant l'enregistrement et la parution, alors que le saxophoniste considérait qu'il n'avait jamais rien enregistré d'aussi valable. La tragédie de l'existence de Mobley n'était du reste pas terminée. Au milieu des années 70, sa santé décline et ses poumons s'essoufflent. Le résultat d'un autre vice, plus sournois mais également dévastateur : le tabac. Au milieu des années 70, il est contraint de renoncer à sa carrière. Sans le sou, il devient un temps sans domicile fixe, contraint de vivre au jour le jour, isolé du monde au sein duquel on gagnait certes peu mais au sein duquel on pouvait se tenir chaud entre compagnons d'infortune. Un cancer a finalement raison de ses forces et l'emporte le 30 mai 1986. 20 ans après cette session magique qui attestait de sa grandiose transformation. Essayez donc de faire plus triste que ça...




mardi 5 mars 2024

Lage de raison...


Même si le gamin fut le protagoniste d'un documentaire alors qu'il n'avait que 9 ans, c'est tout de même au vibraphoniste Gary Burton que l'on doit la découverte de Julian Lage. Sur l'album Generations. Au moment de l'enregistrement, Lage n'a que 15 ans. Aujourd'hui, le guitariste est trentenaire. Un peu plus que cela puisque ce natif du 25 décembre a eu 36 ans il y a quelques mois.

Entre l'enregistrement de cette session avec Gary Burton - dont l'oreille fine est réputée pour identifier en quelques secondes les futurs grands - et aujourd'hui, la maturité a fait son œuvre. Et plutôt bien, il faut le dire. Lage est désormais armé de cette sorte de résolution qui permet aux musiciens de valeur de savoir quel chemin il leur convient d'emprunter. 

Ceci étant dit, on distingue une continuité dans la carrière de Lage, de son tout premier album, Sounding Point, publié chez EmArcy en 2009, à la sortie toute récente de ce 4e album pour le label Blue Note,  intitulé Speak to me. Une continuité et même une belle constance. La constance de la sensibilité, certes. Mais aussi, une constance dans la volonté de multiplier les formes. Chose remarquable, dès les toutes premières notes de ce disque, on sait avec certitude que l'on va écouter un grand disque. On n'accouche pas d'une telle entrée en matière sans consistance particulière. Il y a de la solennité dans Hymnal (qui signifie Cantique en anglais) : une belle et légère solennité. Et cette aptitude toujours aussi remarquable à penser les accents, à appuyer là où ça fera du bien. C'est le même charme qui agit 4 titres plus loin sur Myself around you, exercé solo à la guitare acoustique ; performance étourdissante de toucher qui marie tant d'influences (classique, flamenco, californienne, issues du folk américain...) qu'il serait impossible de toutes les citer. Il n'est pas si facile de suivre Lage qui, ici et ailleurs, ne cesse, en effet, d'être tout autour de nous, de nous envelopper sans douceurs factices. Le suivre, c'est comme lire un grand auteur ; se laisser porter par tout ce que son œuvre contient de conscient, d'acté, de résolu mais aussi par tout ce qui parle malgré lui, par tout ce qui transpire naturellement de son identité.

Cette dualité, qui est celle de tout musicien et, en fin de compte, de tout être humain, ne semble pas loin d'être revendiquée par le musicien. Speak to me, aux influences clairement Zorniennes, est par exemple un bel exercice de liberté, de discours direct. A l'autre bout du spectre, la composition Vanishing Points est une pièce qui brille par sa maîtrise, sa contention ; qualité soutenue par l'apport précieux de Dave King et de Jorge Roder (membres habituels du trio de Lage) et par le sous-texte tout en finesse du saxophoniste Levon Henry. Tiburon fait quant à lui la synthèse de ces deux êtres qui cohabitent en chacun de nous. On en revient ainsi à la maturité ; car il en faut pour retenir voire ordonner tout ce qui fait une identité afin de lui permettre de s'exprimer pleinement, sans parasite, mais aussi sans rigidité excessive. Disque après disque, Julian Lage ne cesse de progresser vers une destination qu'il est sans doute le seul à connaître. Chaque voyage qu'il entreprend semble plus riche que le précédent. A tel point que l'on finira sans doute, un de ces 4, par manquer de qualificatifs. Ne nous reste en ce sens qu'un pied de nez en forme de démission : est-on vraiment obligé de mettre des mots sur tout ?



vendredi 1 mars 2024

Everybody loves my baby : au temps des pionniers


Se repérer dans la discographie des pionniers du jazz est le sport favori de ceux qui adorent s'arracher les cheveux ; ou de ceux qui apprécient de s'absorber dans leur coupe en 4 dans le sens de la longueur. Chacun ses plaisirs pervers. Prenez les 2 interprétations du standard Everybody Loves my baby de 1924 que l'on doit à deux groupes assemblés par le pianiste Clarence Williams ; 2 versions sur lesquelles on retrouve le jeune Louis Armstrong (23 ans à ce moment là). Les deux versions n'adoptent pas le même rythme. Ni la même approche. L'une d'entre elles arpente la face instrumentale et offre la première partie du morceau à la joyeuse virtuosité des musiciens ; l'autre valorise d'emblée la maestria du chant. Eva Taylor, l'épouse de Clarence Williams chante sur une version. Sur l'autre, c'est Joséphine Beatty, qui sera plus connu, un peu plus tard, sous le nom de scène suivant : Alberta Hunter. Sur l'une des versions, nous retrouvons  la pianiste Lil Hardin (qui épouse Armstrong en 1924) ; Clarence est bon prince. Sur l'autre, c'est bel et bien lui qui pianote. Comment remettre les choses à l'endroit dans un bordel pareil ? En luttant et en grinçant des dents. En prenant des notes. Pourquoi ? Parce que c'est là la condition de l'amateur obsédé de jazz.

Une chose est certaine, c'est la version enregistrée pour le label Okeh! qui va populariser durablement le standard.  Il semblerait que l'on retrouve sur cette version, sinon princeps du moins majeure dans l'histoire du jazz, Clarence Williams au piano, Eva Taylor au chant, Louis Armstrong au cornet, Aaron Thompson au trombone, Buster Bailey au soprano... et Buddy Christian au banjo, histoire d'avoir un petit peu de base rythmique en l'absence de batterie, instrument dont on se passait alors volontiers (tout comme de la contrebasse) à une époque où enregistrer ces cadors était un autre genre de sarclage de tignasse. Vous comprendriez si vous deviez graver du son sur un rouleau de cire par le biais d'un pavillon acoustique de merde captant les sons d'une manière clairement faiblarde ; à la manière d'un malentendant remplaçant vos mots par d'autres, forcément absurdes.

C'est à Spencer Williams que l'on doit la composition d'Everybody Loves my baby. Né en 1889 dans un petit bled situé à la frontière de la Lousiane et du Mississippi, Williams est un des compositeurs les plus importants des années 10-20. C'est à lui que l'on doit I ain't got nobody (1915) ou Basin Street Blues (1928). Quand même, ce n'est pas rien... Et ce n'est pas un hasard si Everybody loves my baby se révèle au monde grâce à Clarence Williams. Les deux hommes n'ont aucun lien de parenté mais ils se côtoient depuis la fin des années 20. Clarence Williams, qui s'est installé à Chicago en 1915, est l'un des rares afro-américains à être aux manettes de son art. Il publie lui-même les productions de ses petits orchestres. Cette initiative sera payante : elle lui permettra de vendre son catalogue au label Decca pour une somme rondelette et de prendre sa retraite au début des 40's. La vie d'un jazzman peut paraître enviable ; elle était en réalité le turbin de l'art musical... L'art de ceux qui l'empoignaient en bleu de chauffe.

La collaboration entre les deux Williams est couronnée de succès dès 1919 avec la signature commune de la composition Royal Garden Blues. 5 ans plus tard, Spencer offre donc naturellement Everybody Loves my baby à Clarence qui va, comme on l'a dit, l'enregistrer deux fois. Une première fois sous l'égide du label Gennett avec Joséphine Beatty au chant, laquelle est soutenue par les Red Onion Jazz Babies. Une belle version. Gennett est un label bien étrange. Installé à Richmond, Indiana, cette maison a fait beaucoup pour documenter la musique des pionniers du jazz, d'Armstrong à Bix Beiderbecke en passant par Jelly Roll Morton et King Oliver. Dans le même temps, pour se tenir à flot, la maison louait ses studios au mieux offrant. Dans sa liste clients, Gennett comptait ainsi le Ku Klux Klan, apparemment soucieux à l'époque d'offrir à ses membres de la musique à tendance suprémaciste. C'est ce qu'on appelle un grand écart. On connait la deuxième version. Clarence l'a délivrée pour le label Okeh! dont la force de frappe était bien entendu supérieure. 1924. Joli centenaire nous ramenant à une époque de terrifiants contrastes.

100 ans plus tard, on dénombre près de 300 versions du standard de Spencer Williams ; dont une bonne partie d'interprétation purement instrumentale. C'est l'immense Fats Waller qui le magnifie, au point d'en faire un de ses morceaux-patron. Cette version, qui date de 1940, est enregistrée pour le label Bluebird. Fats chante et joue du piano. Son fabuleux groupe de l'époque, le Rhythm l'accompagne. C'est une splendeur absolue. Et une interprétation très en avance sur son temps. La version commence par une intro d'un goût parfait, jouée solo par Waller. Après l'exposition du thème, le pianiste déploie un micro-solo surprenant de modernité ; presque dissonant entre la 26e et 36e seconde. L'autre star de ce morceau, outre le trompettiste Herman Autrey et le clarinettiste Gene Sedric, c'est le guitariste Al Casey qui lui aussi marie l'art de la déclinaison, de la dissonance, la science de l'intertexte. D'un bout à l'autre du morceau, Casey et Waller ont établi une question et une réponse parfaites. Ces deux-là ont produit un vaudeville sous forme de notes... Encore une fois, on ne peut que regretter les limites des techniques d'enregistrement de l'époque. In vivo, le son de ce groupe devait être en effet d'une puissance éblouissante ; ce que semblent attester les remasterisations réussies des enregistrements de ce collectif diabolique.

Everybody loves my baby va, au contraire de Basin Street Blues, rester cantonné au style dixie. Les tentatives de sortir le standard de son territoire habituel ne seront pas couronnées de succès. En 57, la chanteuse Dinah Washington en offre une version ambivalente. Alourdie par des arrangements bien trop envahissants. mais aussi enluminé quand Dinah chante seule (à partir de la minute 50) ; sa voix est  fabuleuse, son phrasé incroyable. Quand elle en termine, on ressent la difficulté de ne pas ponctuer sa performance d'un woooh bien ringard... C'est là l'indescriptible magie des grandes chanteuses. En 55, Doris Day livre son interprétation dans le cadre du film Love me or leave me ; interprétation d'une raideur pénible. On t'aime bien Doris mais tout cela n'est pas très sérieux quand on pense au Blue de Five de Clarence Williams ou à la virtuosité liquoreuse du groupe de Waller. On doit enfin la pire version de l'histoire à l'inénarrable Brigitte Bardot en 1963. Qui a eu l'idée de foutre un micro devant la bouche de cette omelette trop cuite ? S'il existait une compétition récompensant la chanteuse la plus anti-swing de l'Histoire, Bardot la remporterait sans doute ; cette interprétation navrante (et arrangée avec les pieds, par Bolling semblerait-il...) serait une des pièces à verser au dossier.

C'est là la glorieuse et triste vie des standards, ma foi. Que d'être offerts à la micro-république des génies comme à la cohorte innombrable des médiocres.



Playlist éphémère #312 - Bobby Timmons Edition

Né le 19 décembre 1935 à Philadelphie, Bobby Timmons justifie d’un cv à faire pâlir. CV constitué en un très peu d'années.

Membre-pilier des Jazz Messengers d’Art Blakey entre 58 et 61 (en 2 phases), particulièrement apprécié par le taulier pour sa remarquable polyvalence, le pianiste était aussi un compositeur loin d’être négligeable ; c’est tout de même à lui que l’on doit l’indépassable Moanin mais aussi Dat Dere, So tired ou encore This Here

Stylistiquement parlant, Timmons ne bénéficie pas de la réputation des grands pianistes qui l’ont précédé et des jeunes loups géniaux qui lui succèderont. Il est pour moi, en tout cas, le pianiste hard-bop ultime, capable de faire la plus impeccable synthèse entre bop et funk. Dans le jeu de Timmons, il y avait toujours des petites récurrences swing pleines de groove, de nonchalante facilité. Une joie pure.

Comme pas mal de musiciens de cette époque, diverses addictions (dont l'héroïne) ont sans doute empêché Timmons de donner la pleine mesure de son talent. Il est décédé il y a 50 ans jour pour jour, le 1er mars 1974, d’une cirrhose. Swingue encore un peu pour nous, l’ami…


1 - Jenkins/Jordan/Timmons "Princess" from "Jenkins Jordan & Timmons" / New Jazz (1957)

Sax alto : John Jenkins / Sax tenor : Clifford Jordan / Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Wilbur Ware / Batterie : Dannie Richmond

2 - Bobby Timmons trio "Moanin'" from "This here is Bobby Timmons" / Riverside (1960)

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Jimmy Cobb

3 - Cannonball Adderley Quintet "Dat Dere" from "Them Dirty Blues" / Riverside (1960)

Entre sa première période au sein des Jazz Messengers et la seconde, Bobby Timmons fait un tour par le quintet de feu de Cannonball Adderley. Collectif taillé pour lui et à qui il laisse notamment cette composition qui a désormais la postérité de son côté. 

Sax alto : Cannonball Adderley / Cornet : Nat Adderley / Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Louis Hayes

4 - Bobby Timmons "So Tired" from "Soul Time) / Riverside (1960)

Piano : Bobby Timmons / Trompette : Blue Mitchell / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Art Blakey

5 - Art Blakey & The Jazz Messengers "Johnny's Blue" from "Like Someone in live) / Blue Note (1967)

Batterie : Art Blakey / Trompette : Lee Morgan / Sax ténor : Wayne Shorter / Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Jymie Merritt

6 - Bobby Timmons trio "A Little busy" from "Easy Does it" / Riverside (1961)

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Jimmy Cobb

7 - Bobby Timmons trio "They didn't believe me" from "In Person" / Riverside (1961)

On ne peut pas fouiller la discographie de Bobby Timmons sans écouter ce live au Vanguard (capté en octobre 61), en long, en large et au travers. Dans chaque morceau de cet album intitulé In Person, il y a des phrases qui vous étonnent, vous chopent, provoquent chez vous ce beau et large sourire de contentement et de surprise, même après des dizaines et des dizaines d'écoute. Ce disque agit comme un charme...

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Ron Carter / Batterie : Albert Heath

8 - Bobby Timmons "Alone together" from "Sweet and Soulful Sounds" / Riverside (1962)

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Roy McCurdy

9 - Bobby Timmons "Malice towards none" from "Born to be blue!" / Riverside (1963)

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Connie Kay

10 - Bobby Timmons "Samba triste" from "From the Bottom" / Riverside (1964)

Piano : Bobby Timmons / Contrebasse : Sam Jones / Batterie : Jimmy Cobb



jeudi 29 février 2024

Le train est à l'heure, les voyageurs sont en retard



Et bien, qu'est-ce qu'ils ont tous avec Johnny ? Des mecs avisés viennent voir Miles et lui conseillent de le virer du quintet sans ménagement (en incluant Philly Jo Jones dans le lot, cette saleté de vampire camé qui confond rythme et boucan de train de marchandises). Trop de notes, trop de colère. Ce jeune mec ne joue rien, ce jeune mec détruit tout ce qu'il touche. Il fait de l'anti-jazz, de l'anti-swing ! Il va faire crever cette musique à lui tout seul, comme un Attila mal embouché, qui passe et coupe sous son pas furieux une herbe miroitante qui ne repoussera jamais. On vous aura prévenu, Miles.

Et ces mecs là ne le disent pas que sous le sceau de la confidence au détour d'un set ou d'une session chez Prestige. Ils l'écrivent. Noir sur blanc. Dans leurs journaux de spécialistes abrutis. Et d'autres gars opinent du chef. Et d'autres encore brandissent le poing pour défendre l'honneur violé du jeune Johnny, jeune champion du saxophone ténor toutes catégories. Une algarade de cour d'école pour ringards étranglés dans un noeud pap'.

Voyons ce qu'en dit Miles : "je ne comprends pas ces gusses ! Trane fait les choses d'une manière relativement simple. Vous lui filez une idée et il la dépèce aussi consciencieusement que possible. Vous lui laissez un thème entre les mains et il va en explorer les moindres recoins. C'est comme lorsque vous tentez de faire comprendre quelque chose à quelqu'un en lui expliquant le machin de 5 manières différentes. Ces minus devraient lui baiser les pieds". Miles est bien luné aujourd'hui. Les autres jours, il interdit à Johnny de prendre le solo sur les ballades, ou lui reproche vertement de jouer trop long. Pire, il lui colle une mandale parce que Trane n'est plus capable de foutre un pied devant l'autre. Miles est comme ça : quelques jours avec et énormément de jour sans...

Et Trane ? Il supporte pas mal la critique. Oh, il n'en dit rien (de toute façon, le gars est taciturne et replié en lui-même, il doit dire quelque chose comme 4 ou 5 mots par jour (dont deux sont à peine marmonnés)) mais il y a ce quelque chose en lui qui le rend poreux. Il dit : "mon jeu est presque essentiellement axé sur la recherche harmonique. Je suis sensible au fait qu'on le trouve trop froid ou académique, alors je fais mon possible pour que ce soit le plus joli possible". Joli ? Hé, c'est le mec qui a composé "Alabama" qui nous parle. Joli ? J'aurais bien dit déchirant, beau à crever... Mais c'est comme tu veux Johnny !

Le 4 mai 1959 (quelques mois après l'enregistrement du légendaire "Kind of blue" pour le compte de Miles Davis), Trane entre en studio chez Atlantic. Une firme qui lui donne pas mal de moyens, notamment la possibilité d'enregistrer plusieurs prises (ce que peu de jazzmen obtiennent). Au mois d'avril, Trane a déjà testé ses compositions avec un quartet dans lequel figurent le pianiste Cedar Walton, le bassiste Paul Chambers et le batteur Lex Humphries. La pièce essentielle s'intitule "Giant Steps". Personne n'a jamais entendu ou jouer un truc pareil. Les changements harmoniques (qui deviendront les fameux Coltrane changes) sont tellement nouveaux que personne n'arrive à les jouer de manière satisfaisante. Excepté Trane bien entendu. Et puis, bordel, ça va vite !!!

La session d'avril est un échec, Walton et Humphries ne sont pas retenus plus que de raison. Trane pense alors à deux valeurs plus sûres et moins raides pour porter sa musique. Le batteur Art Taylor est choisi. Art est un fidèle, un mec serviable, qui a un jeu relativement simple et tonique ; il fait toujours l'affaire quand le costume est taillé trop grand pour les autres. Pour le pianiste, la chose s'avère plus complexe. Quelques jours plus tard, néanmoins, John croise un voisin, le pianiste Tommy Flanagan. Il l'arrête au coin de la rue et lui dit : "Tommy, je peux te prendre quelques minutes de ton temps, je remonte chez moi, je prends un truc et on monte chez toi". Trane revient quelques feuillets en main, les tend à Flanagan et lui demande : "tu serais capable de jouer ça ?"

Quelques instants plus tard, Flanagan est derrière son piano tandis que Trane fume une cigarette le cul vissé sur le rebord de la fenêtre. Il veut demander "alors ?" mais il ne dit pas un mot. Tommy fait une grimace qui veut presque tout dire. Il demande à quelle date on doit enregistrer le truc. John répond : "les 4 et 5 mai, on a déjà grillé une session en avril... Nehusi est un gars sympa et compréhensif..." Flanagan inspire profondément puis plaque le premier, le deuxième, le troisième accord, sur un tempo de balade. Trane fait : "non non", puis claque le temps avec ses doigts pour indiquer le bon rythme de course. Voilà qui dépasse l'entendement. C'est effréné. Flanagan déglutit. Il fait : "Pas de problème." Pas de problème. En souriant, il ajoute : "Au moins, j'ai quelques semaines pour me préparer."

Les 4 et 5 mai, on enregistre donc. Seul Trane comprend ce qu'il joue, les autres suivent comme ils peuvent. Chambers est en retrait complet, Art fait beaucoup avec les moyens dont il dispose. Le solo de Flanagan sur Giant Steps est plein de précaution. En exposition de thème, il plaque les accords avec un sentiment d'urgence, doigts tremblants, il semble paumé dans un univers harmonique indépendant, doué de vie, qui se joue de lui à chaque seconde. L'Histoire du jazz prend soudainement de la vitesse. Trop soudainement. Trane quitte la gare et Flanagan reste sur le quai, avec ses grosses valises pleines de honte et d'amertume. C'est affaire de postérité les mecs, c'est tout ce qu'il y a de plus sérieux, dans 10, 20, 30, 150 putain d'années, on se souviendra de cette session et des noms qui y auront participé. On se souviendra d'Art Taylor et de ses petits coups bien sentis sur le cerclage de la caisse claire, de Paul Chambers version livide nouvel aventurier du walking bass, du dépit de Flanagan, marri, cocu de l'Histoire, du bouleversement, de l'onde de choc qu'aura provoqué le pas de géant de Coltrane et des égarés malheureux qui l'auront accompagné. Ce solo de piano plein de trouille, qu'on croirait joué par un mec atteint de polio, gravé pour l'éternité. Personne ne pourra jamais en changer une fichue note.

Comme dans toute histoire, il y a une poignée de héros (de monstres) et une nuée d'hommes simples.

Vous voulez tout savoir ? Tommy Flanagan repensera toute sa carrière à cette session de malheur. Chaque note, chaque temps manqué, chaque occasion évanouie ; comme autant de morsures. En 1982, il prendra l'occasion d'une revanche éphémère sur le temps en enregistrant en compagnie du bassiste Georges Mraz et du batteur Al Foster un remake de l'album entier. Pour conjurer le sort. Avec le temps, Flanagan sera reconnu comme une sorte d'accompagnateur parfait, ayant porté le rôle de second couteau au rang d'art véritable. Une postérité qui en vaut une autre et qui, en fin de compte, force le respect. Le respect que l'on doit aux courageux.

Tommy Flanagan est mort le 16 novembre 2001. Il avait 71 ans.

mercredi 28 février 2024

Familia : l'identité selon Rodrigo Recabarren


"Peu de choses sont plus importantes que l'identité". Ces mots, du batteur chilien Rodrigo Recabarren, sont simples et empreints de vérité. Et ce, bien qu'il ne soit pas si aisé de définir ce qu'est réellement l'identité. Ou, à tout le moins, ce qu'elle devrait être. Peut-être parce que l'identité se constitue sur plusieurs niveaux ; procédant autant de l'individu que du collectif. Mais aussi, sans doute, parce que les identités peuvent être défensives, rabougries, et même malheureuses. Ou tout au contraire, ouvertes, accueillantes et protéiformes.

Natif de Santiago du Chili, mais installé à New York depuis plus d'une décennie, le musicien a sans doute eu le temps de murir sa propre approche de l'identité, de penser la sienne (voire de la peaufiner), lui qui partage de surcroît le patronyme de l'une des figures majeures de l'Histoire de la gauche chilienne. Suffisamment majeure pour que le chanteur Victor Jara (trésor national de la musique populaire chilienne) lui consacre une chanson mémorable à la fin des années 60. Une chose est certaine, l'identité de Rodrigo Recabarren n'est ni malheureuse ni étroite, mais bel et bien vivante et incarnée. Elle n'est ni un folklore défensif, ni un musée de clichés sédimentés. 

A l'évidence, le jeune batteur chilien a compris que l'identité était autant un héritage qu'une matière en construction ; constat sans doute renforcé par son expérience de déraciné volontaire. On ne sait si Recabarren a ressenti une forme de mal de pays en quittant son Chili natal. Ce mal est trop partagé par la communauté spirituelle des exilés pour qu'il en ait été autrement. En tout cas, il n'a pas tardé à se reconstruire à New York une famille afin de ne pas perdre le contact avec son identité. Et une partie d'entre elle constitue aujourd'hui son trio : le contrebassiste chilien Pablo Menarès et le pianiste espagnol Yago Vazquez, originaire quant à lui de Galice.

Identité, famille. Voilà des termes forts et qui se ressemblent à certains égards. Des termes qui tous deux évoquent la puissance de transmission, de la tradition, de l'héritage, mais qui peuvent également exprimer deux représentations radicalement opposées. Dans le pire des cas, l'identité comme la famille sont hermétiques aux influences extérieures. L'esprit de clan n'est jamais très loin de l'esprit communautaire. Mais il y a une manière plus heureuse de considérer l'identité comme la famille : à la manière de communs qu'il serait possible d'enrichir sans cesse, de complexifier au fil du temps. C'est ce que semble dire Recabarren lorsqu'il parle de son trio : "Cela fonctionne comme une sorte de télépathie. Les membres de ce trio s'acceptent simplement les uns les autres. Quand nous jouons, c'est un peu comme si nous étions en train d'avoir une conversation entre très bons amis, autour d'une bonne bouteille de vin. Pour ce trio, "Familia" est l'expression d'expériences partagées, mais aussi d'une curiosité, nécessaire, pour explorer la manière dont les identités personnelles peuvent façonner la musique".

Familia, c'est le nom de baptême du premier album de cette fraternité à trois. Et c'est une œuvre qui convoque la tradition et l'identité sans jamais s'appesantir sur elles. De l'album, seul le morceau d'ouverture, Santiago - magnifique au demeurant - les convoque directement.. Tous les autres titres de l'album s'y réfèrent bien sûr, mais d'une manière aussi délicate que subtile : à la faveur de phrases distillés, d'évolutions rythmiques savantes ou de rappels stylistiques nichés dans des solos qui font surtout la part belle à l'exploration de structures harmoniques ébouriffantes de qualité. C'est là le signe d'une identité qui refuse de se figer, qui ne cesse de se constituer, d'accueillir de nouvelles briques. C'est le cas par exemple avec le titre Aninovo qui ne cesse d'effectuer un va et vient entre jazz et tradition  (procédé qui doit ici énormément à la multiplicité des langages utilisés par le pianiste Yago Vazquez). C'est aussi le cas du morceau de clôture, Despuès de todo, composé par Pablo Menares (et qui ne doit donc rien au groupe cubain Los Van Van), qui marie une architecture rythmique sans cesse changeante à un langage harmonique d'une complexité étourdissante ; titre qui se conclut du reste par une rupture rythmique binaire aussi surprenante que touchante.

A l'écoute de ce premier album remarquable, on comprend ce que Rodrigo Recabarren cherchait à exprimer en parlant de télépathie. On est en effet souvent surpris par la cohésion affichée par le trio, par sa capacité à s'unir, à respecter la parole de chacun de ses membres, à manier les unissons pour permettre à chaque composition, en fonction de sa couleur, d'adopter les ponctuations les plus adaptées, à soutenir les élans collectifs, comme si chaque action n'était jamais le supplément mais le complément des autres. Cette qualité est plus rare qu'on ne le pense dans le cadre des trios piano/contrebasse/batterie. Suffisamment rare pour que l'on prenne en tout cas le soin de la souligner, de la surligner et de la louer comme il se doit.


Rodrigo Recabarren - Familia (GreenLeaf - 2024)

Piano : Yago Vazquez 

Contrebasse : Pablo Menares 

Batterie : Rodrigo Recabarren


samedi 24 février 2024

Moto Grosso Feio : la splendeur mal-aimée de Wayne Shorter


On en revient toujours peu ou prou au même point avec les critiques et à ce que Miles disait d'eux. Ces gars, dans leur grande majorité, ne sont pas musiciens et n'ont jamais touché un instrument de leur vie.  Ce qui, bien entendu, nuit à leur capacité de compréhension. Si Wayne Shorter a eu relativement bonne presse tout le long de sa carrière, un de ces albums pâtit de préjugés qui ont finalement perduré. Il s'agit de Moto Grosso Feio, enregistré sur 2 sessions d'avril et d'août 1970. 

Ces sessions correspondent peu ou prou avec la fin du contrat qui liait Shorter à Blue Note. Dans pareil cas, les artistes ont tendance à multiplier les sessions pour respecter leurs engagements contractuels. Entre août 69 et août 70, le saxophoniste visite ainsi les studios A&R à 4 reprises. 3 albums en résulteront : SuperNova (qui parait en 69), Odyssey of Iska (qui parait au début de l'été 71) et Moto Grosso Feio, qui patiente 4 ans sur bobine avant d'être commercialisé. En 4 ans, Shorter est déjà passé à autre chose. La scène jazz également. Il a fondé le Weather Report avec Zawinul et la fusion est devenue l'un des courants majeurs du jazz. Mysterious Traveler, le 4e album studio du collectif, sort au mois de mars 74 et affiche des chiffres de vente remarquables. Atteignant la 2e position des charts jazz, et se hissant jusqu'à la 46e place du Billboard 200. Quand, 5 mois plus tard, Blue Note se décide enfin à lancer Moto Grosso Feio sur le marché, c'est une indifférence polie qui l'accueille. Et une incompréhension qui, comme on l'a indiqué plus haut, va stratifier sa réputation : celle d'une oeuvre qui ne manque certes pas totalement d'intérêt mais qui semble ne pas trop savoir où elle doit aller. Qu'importe, le temps est l'allié du jazz se dit-on.

Moto Grosso Feio est une curiosité. Notamment parce qu'à l'exception de Shorter, les autres musiciens majeurs de cette session sont parfois employés en dehors de leur domaine réelle de compétences. Chick Corea prend place derrière une batterie (il joue aussi de quelques percussions et du marimba), Ron Carter a choisi le violoncelle, Dave Holland s'escrime enfin sur une guitare acoustique. Les qualités particulières de ces 3 musiciens les prédisposent certes à la pratique des instruments qu'ils se sont choisis. Mais cette configuration n'en constitue pas moins un étonnement en soi. Une découverte. Un appât.  

Pour le reste, il faut se pincer pour comprendre ce qui a pu faire croire aux critiques appointés qu'ils avaient obtenu le droit de considérer ce disque comme un joli bordel sans queue ni tête. La composition éponyme qui ouvre Moto Grosso Feio constitue un étonnant démenti. L'introduction de ce morceau est envoutante de beauté. Et témoigne d'une communication parfaite entre chaque musicien : entre le soprano de Whorter, les ponctuations de Corea au marimba et à la batterie, le dialogue sous-jacent finement établi par le violoncelle de Carter et la guitare de Dave Holland. Pendant plus de 12 minutes, ces musiciens n'improvisent jamais vraiment, et pourtant multiplient les langages, les atmosphères, marient les couleurs avec science. Il faut aussi noter la récurrence de ce thème-ritournelle qui ponctue l'ensemble de la composition ; point d'orgue joué à l'unisson et avec application (mais jamais tout à fait de la même manière) qui reboote le morceau à chaque retour et annonce ainsi un nouveau mouvement. De nouvelles inflexions. Montezuma succède à ces 12 minutes en suivant également une direction claire : une ligne de basse sous forme de groove un peu brisé que Shorter enlumine d'un solo à tomber par terre. On mesure ici toute la pertinence du choix du violoncelle côté Ron Carter ; instrument qui, parce qu'il n'est pas réellement à sa place dans ce type de structure, apporte à l'ensemble une nuance qui lui permet d'accéder à une autre dimension.

Je suppose que l'on pourrait continuer longtemps comme cela et pointer du doigt tout ce qui contredit la fausse réputation de ce disque plus essentiel qu'on ne le pense. Il y a, pour tout dire, dans ce Moto Grosso Feio, l'embryon de recherches que Shorter mènera (certes bien plus loin) 30 ans plus tard, dans le live Beyond the sound barrier qui fera cette fois se pâmer la critique. Allez comprendre... On peut bien sûr comprendre la tiède réception qui fut faite en son temps à Moto Grosso Feio. Sa date de parution ne pouvait sans doute pas lui permettre de trouver instantanément son public. Le temps aurait pu réparer cette injustice ; cela aurait sans doute été le cas si les spécialistes avaient compris ce que Shorter avait en tête en août 70, s'ils avaient prêté attention aux pistes créatives qu'il commençait alors à tracer, avec la volonté d'aller toujours plus loin. S'ils avaient pour une fois fait preuve de moins de paresse. Le temps étant l'allié du jazz, peut-être n'y a-t-il pas lieu de totalement désespérer.



vendredi 23 février 2024

Playlist éphémère #311 - My melancholy baby


La mélancolie est un narcissisme. Un état d'inconfort paradoxalement confortable. Les jazzmen, ces grands Narcisse, magnifient cette humeur et continuent de l'entretenir avec art. Contemplez vos reflets, affutez vos larmes...






1 - Fergus McCreadie "An Old Friend" from "Cairn" / Edition (2021)

Le pianiste écossais (3 albums et un EP au compteur), maître es mélancolie, sera de retour en mai 2024 avec un album qui s'intitule Stream. En attendant, on peut se replonger dans son second album, Cairn (qui sent bon la lande brumeuse et les lochs ténébreux). Sur An old friend McCreadie fait apprécier son toucher hors du commun et son trio, une largeur de palette hypnotique.

Piano : Fergus McCreadie / Contrebasse : David Bowden / Batterie : Stephen Henderson

2 - Brad Mehldau "River Man" from "Songs : The Art of the Trio vol. 3" / Warner (1998)

Piano : Brad Mehldau / Contrebasse : Larry Grenadier / Batterie : Jorge Rossy

3 - Next Collective "Perth" from "Cover Art" / Concord (2013)

Le temps passe vite. Ce disque unique du Next Collective (sorte de supergroupe de circonstance) a déjà plus de 10 ans. Essentiellement constitué de reprises, il est l'un des disques marquants des années 2010. Au milieu de ce lac scintillant, brille singulièrement cette interprétation plus qu'inspirée du Perth de Bon Iver.

Sax tenor : Walter Smith III / Piano : Gerald Clayton / Guitare : Matthew Stevens / Contrebasse : Ben Williams / Batterie : Jamire Williams

4 - Jim Snidero "Willow weep for me" from "For all we know" / Savant (2024)

Sax alto : Jim Snidero / Contrebasse : Peter Washington / Batterie : Joe Farnsworth

5 - Branford Marsalis "The Ruby and the Pearl" from "Eternal) / Marsalis Music (2004)

Sax soprano : Branford Marsalis / Piano : Joey Calderazzo / Contrebasse : Eric Revis / Batterie : Jeff "Tain" Watts

6 - Joel Ross "Central Park West" from "nublues" / Blue Note (2024)

Disque après disque, le vibraphoniste Joel Ross s'installe comme un des musiciens majeurs de cette décennie. Extrait de son dernier disque, cette version du Central Park West de Trane qui, au ralenti, exprime toute sa puissance mélodique.

Vibraphone : Joel Ross / Sax alto : Immanuel Wilkins / Piano : Jereny Coren / Contrebasse : Kanoa Mendenhall / Batterie : Jeremy Dutton

7 - Hess/AC/Hess " Gogogogo" from "At the movies" / This is car of (2023)

Piano : Nikolaj Hess / Contrebasse : Anders Christensen / Batterie : Mikkel Hess

8 - Bill Frisell "Dear old friend (For Alan Woodard) from "FOUR" / Blue Note (2022)

Guitare : Bill Frisell / Clarinette : Greg Tardy 

9 - Emmet Cohen "Reflections at Dusk" from "Future Stride" / Mack Avenue (2021)

Piano : Emmet Cohen / Sax tenor : Melissa Aldana / Trompette : Marquis Hill / Contrebasse : Russell Hall / Batterie : Kyle Pool

10 - Marc Berthoumieux "Les choses de la vie" from "Les choses de la vie" / Sous la ville (2022)

Accordéon : Marc Berthoumieux / Basse : Laurent Vernerey / Piano : Giovanni Mirabassi

jeudi 22 février 2024

Amanda Gardier : le cinéma dans les oreilles


La musique est née avant la parole. Et c'est d'ailleurs ainsi que le voit Tolkien dans les premières pages du Silmarillion, l'une des plus belles genèses modernes jamais écrites - récit stupéfiant de poésie qui fait par ailleurs [involontairement bien sûr] de Melkor le premier jazzman de tous les temps. Il en va de même pour le cinéma. Pour lui aussi, la musique est venue avant la parole. Intuitivement, cet art, plus que nul autre, a compris que si le silence était nécessaire à la musique (comme à la parole), son absolue continuité n'était rien d'autre qu'un symbole de mort. Puisque les images dansaient désormais de manière miraculeuse devant les yeux des êtres humains, il leur fallait un habillage sonore. La musique, grand véhicule de sentiments et d'émotions, serait ce vêtement. Ce supplément pour ainsi dire...

Avec l'arrivée du parlant, le cinéma a continué de nourrir une relation étroite avec la musique. En puisant dans le répertoire ou en incitant à la création. Le jazz, tout particulièrement, n'a jamais rechigné pour offrir ses services. A la fin de l'année 57, le producteur Marcel Romano et le réalisateur Louis Malle, sautent sur le râble de Miles qui vient tout juste d'atterrir à Orly. Une projection d'Ascenseur pour l'Echafaud est organisée pour convaincre le trompettiste qui doit se produire à l'Olympia en décembre. Le film lui plait. Après avoir noté quelques idées sur un papier, il donne son accord. Dans la nuit du 4 au 5 décembre, il improvise l'ensemble de la bande-son au sein d'un quintet majoritairement français (à l'exception du batteur exilé Kenny Clarke) sur la base d'une poignée d'instructions qu'on qualifiera poliment de sommaires. Cette session est sans doute la plus célèbre de l'histoire du lien entre cinéma et jazz mais les exemples ne se limitent pas à Miles Davis. Quelques mois plus tôt, le pianiste John Lewis a conçu la bande originale du film de Vadim, Sait-on jamais. En 58, c'est Art Blakey qui habiller le polar de pour Molinaro, Des Femmes disparaissent. En 60, Vadim réussit à obtenir les services de Monk pour sa désastreuse adaptation moderne des Liaisons Dangereuses. Et la même année, Godard pour A bout de souffle, utilise les services du tout jeune Martial Solal. Il se dit que Godard a peu apprécié le travail de Solal mais la collaboration fait partie de cette histoire bien riche. Et nous n'évoquons pas ici le cinéma américain qui a lui aussi énormément puisé dans la pépinière jazz.

La démarche d'Amanda Gardier, qui, dans son dernier album (le 3e de sa jeune carrière) rend un hommage à la filmographie de Wes Anderson, participe de cette Histoire. Mais il procède d'une attirance inversée. Ce n'est pas le cinéma qui vient ici vers le jazz. C'est le jazz qui vient vers le cinéma. Ce qui est suffisamment rare pour que la chose mérite d'être soulignée. 

Pour réussir son entreprise, la jeune saxophoniste a assemblé un quartet plutôt malin. Son compagnon habituel, le guitariste Charlie Ballantine, est du projet. Tout comme le contrebassiste Jesse Whitman (qui figurait sur son tout premier album, Empathy). Pour compléter son groupe de soutien, Gardier s'est surtout attaché les services du batteur Dave King. Riche idée tant le batteur de The Bad Plus est le musicien rythmique les plus polymorphe de la scène jazz mondiale ; capable de déchainer les plus acrobatiques turbulences (c'est le cas dès le morceau d'ouverture du disque de Gardier, Coping with the very troubled child) ou de peindre véritablement le rythme (comme pouvait le faire, dans un tout autre genre, le batteur Shelly Manne). Auteur : Music inspired by the films of Wes Anderson est certes un album ludique (les amoureux du cinéma d'Anderson parviendront certainement à en relier tous les fils) mais il n'est pas qu'une succession d'ambiances. Il ne s'agit pas pour Gardier de tomber dans le piège de la musique cinématographique : le morceau d'ouverture (inspiré de Moonrise Kingdom), I wonder if it remembers me (inspiré de The Life Aquatic with Steve Zissou) ou encore The incarcerated Artist and his Muse (qui évoque le récent French Dispatch) sont autant de compositions qui ne se limitent pas aux ambiances et aux couleurs Andersoniennes. Elles sont bel et bien des supports d'improvisations, des architectures savamment finies. Le fruit d'inspirations authentiques qui célèbrent la combinaison réussie que représente ce quartet et établissent surtout l'émergence d'une musicienne qui plane désormais au-dessus des simples promesses.

Une musicienne qui, à sa manière, parasite les vieux réflexes et tirebouchonne les tendances historiques.




vendredi 16 février 2024

Playlist éphémère #310 - L'oreille cachée


On dit des musiciens qu'ils ont une oreille. Dans la mesure où nous en avons tous une paire, l'expression a de quoi étonner. C'est sans doute que cette oreille se niche ailleurs. Dans le cortex ou l'estomac, ou dans les pulsations qui animent les cœurs. Qu'elle est une autre sorte d'oreille. Cachée, invisible, voire intime... 

Ainsi, entendent-ils des choses que nous ne sommes pas, nous autres, simples mortels, en mesure d'entendre. D'entendre une ligne remarquable dans un morceau de pop inoffensive, d'y percevoir l'opportunité de polir, de tailler, d'y distinguer quelque sentier menant autre part. De Neil Young à Santana, en passant par Thom Yorke, Deep Purple et Steely Dan, rien n'arrête les aventuriers...





1 - John Coltrane Quartet "Chim Chim Cheree" from "John Quartet Plays" / Impulse (1965)

Sax soprano : John Coltrane / Piano : McCoy Tyner / Contrebasse : Jimmy Garrison / Batterie : Elvin Jones

2 - Christian Scott "The Eraser" from "Yesterday you said tomorrow" / Concord (2010)

Trompette : Christian Scott / Guitare : Matthew Stevens / Piano : Milton Fletcher Jr. / Basse : Kristopher Keith Funn / Batterie : Jamire Williams

3 - Ethan Iverson "Killing me softly with this song" from "Technically Acceptable" / Blue Note (2024)

Piano : Ethan Iverson / Contrebasse : Simon Willson / Batterie : Vinnie Sperazza

4 - Diego Rivera "Europa" from "With just a Word" / Posi-Tone (2024)

Reprendre le supertube un peu gluant de Santana sentait le chausse-trappe. Diego Rivera relève le défi et emporte le morceau tout en respectant la mélodie. Epatant...

Sax tenor : Diego Rivera / Pïano : Art Hirahara / Contrebasse : Luques Curtis / Batterie : Rudy Royston

5 - Greg Osby "All Neon Like" from "Inner Circle" / Blue Note (2002)

Sax alto : Greg Osby / Piano : Jason Moran / Contrebasse : Tarus Mateen / Batterie : Eric Harland

6 - Peter John Stoltzman trio "Don't let it bring you down" from "And friends - Live at Casa Karen" / Bus Biscuit (2013)

Le répertoire de Neil Young n'est pas souvent visité par les Jazzmen. C'est dommage car, au-delà des sonorités un peu rêches des productions de l'insoumis canadien, il est aussi un mélodiste bien plus fin qu'il n'y parait. Cette version de Stoltzman n'y va pas par 4 chemins pour le démontrer. Pépite !

7 - Cyrus Chestnut "Smoke on the water" from "Kaleidoscope" / HighNote (2018)

Piano : Cyrus Chestnut / Contrebasse : Eric Wheeler / Batterie : Chris Beck

8 - Marcin Wasilewski trio "Diamonds and Pearls" from "January" / ECM (2008)

Piano : Marcin Wasilewski / Contrebasse : Slawomir Kurkiewicz / Batterie : Michal Miskiewicz

9 - Christian McBride "Aja" from "Sci-Fi" / Verve (2000)

Contrebasse : Christian McBride / Sax tenor : Ron Blake / Guitare : David Gilmore / Piano : Shedrick Mitchell / Batterie : Rodney Green

10 - Duke Ellington "Chim Chim Cheree" from "Plays with the original motion picture of Mary Poppins" / Reprise (1964)



Stevie Wonder : l'aventure intérieure


De Mozart à Miles Davis, l'Histoire de la musique est aussi l'histoire particulière du combat mené par les artistes pour obtenir une liberté totale de création. Ce combat a particulièrement nourri l'histoire de la Motown. Pour Berry Gordy, qui avait fondé et dirigeait l'entreprise (de main de fer), la Motown était une marque. Une marque sans doute en avance sur son temps ; avec des expressions de valeur, une raison d'être et des vecteurs d'incarnation. Pardon d'utiliser ce jargon fumeux, mais c'est à l'évidence ainsi que le boss envisageait sa société et c'est ainsi qu'il la vendait au monde. Qui dit marque, dit produits marketing. A la Motown, les produits étaient les artistes eux-mêmes. Talentueux ou moins talentueux : tous étaient là pour remplir des cases et investir un segment de marché. Marvin Gaye, par exemple, était le produit marketing suivant : une sorte de Nat King Cole bien propre sur lui, le gendre idéal, toujours disponible pour épauler les chanteuses que Gordy tentait de lancer sur le marché. Il finirait par s'en lasser et obtenir sa liberté. En en payant le prix. Les Supremes étaient elles aussi un produit bien fignolé, un idéal féminin afro-américain dont la musique et les attitudes ne rebuteraient pas la population blanche. Stevie Wonder enfin, était l'une des pièces-maîtresses du dispositif : héritier naturel d'Uncle Ray, prodige absolu, enfant-génie atteint de cécité mais touché par la grâce divine. Capable de chanter comme personne, de jouer de l'harmonica comme un possédé, du piano comme Ray Charles et d'enquiller des solos de batterie sans un essoufflement. A 12 balais. En étant bien sûr aveugle, on le rappelle. Toute marque a besoin de ses produits marketés. Tout cirque a besoin de ses Freaks. Little Stevie était le freak positif de ce grand spectacle, le produit d'appel de la marque. Et ce, bien avant le benjamin des Jackson 5. 

Quand le 7 août 1970, Stevie Wonder sort l'album Signed Sealed and Delivered, il n'a que 20 ans, déjà 9 années de contrat avec la Motown et 12 albums à son actif. Ce disque est l'un des signes que, tout comme Marvin Gaye, Little Stevie devenu grand se lasse d'obéir au doigt et à l'œil aux exigences du marketing à la sauce Gordy. Signed Sealed and Delivered constitue un début d'émancipation dans sa carrière. Le premier de ses albums, en tout cas, à le mentionner à la production. La réalité est plus contrastée : Stevie ne produit que 2 titres du disque et en coproduit 3 autres. Voilà tout. C'est une légère réfraction dans la carrière jusqu'ici relativement linéaire du musicien mais une réfraction qui ne lui accorde pas encore le droit de contrevenir aux procédures internes, à savoir : filer ses enregistrements à un arrangeur du label, les récupérer revêtus des oripeaux maison - sorte d'uniforme sonore taillé (et bien nettoyé) pour affronter le marché - ravaler sa déception, penser naturellement au coup d'après. Cependant, alors que Gordy venait de donner la main, le jeune Stevie échafaudait des plans pour lui boulotter le bras.

Le premier contrat signé en 61 par Stevie Wonder avec la Motown n'avait sans doute que trop duré. Il garantissant à l'époque 4 années d'enregistrement, incluant 3 ans de soutien à la direction artistique, ainsi que 2 % des royalties. Une allocation hebdomadaire grotesque de 2,50 $ par semaine était également prévue. La Motown était non seulement peu généreuse mais elle ponctionnait en outre 25 % de tous les revenus de Stevie Wonder. Le contrat étant glissant, Stevie accepta sa reconduction en 66 (faute d'options alternatives) et celui-ci coula des jours apparemment heureux jusqu'en 1971. Jusqu'à ce que le contractant puisse, à sa majorité, activer une clause de rupture prévue par le contrat. Ce point contractuel constituait en lui-même un outil de pression, un outil fabuleux de rééquilibrage du pouvoir. Stevie allait bien entendu pleinement l'utiliser.


En avril 71 (moins de 9 mois après la parution de Signed Sealed and Delivered), Stevie Wonder sort Where I'm coming from. Il n'a pas encore 21 ans, soit l'âge de la majorité aux États-Unis. L'album est pourtant radicalement différent des 12 qui l'ont précédé. Il est, comme on le devine, le dernier album que réalisera Wonder sous l'égide de son contrat spoliateur. Au-delà des questions contractuelles, Where I'm coming from est un album clé - d'un pur point de vue artistique - dans la discographie du musicien. Un canyon créatif le sépare de tout ce que Wonder a enregistré jusque là. Pour la première fois de sa carrière, il n'enregistre que des compositions originales dont il signe également les paroles. En agitant au loin la menace de la fameuse clause de rupture contractuelle, il parvient à obtenir toute liberté sur l'enregistrement. Conséquence première : le grand barnum des arrangeurs maison reste à la porte du studio. En réussissant à imposer ses vues - et en remportant la mise d'un chantage à la fois financier et affectif - Stevie Wonder fait le vide autour de lui. Look Around ouvre ainsi l'album à la manière d'un manifeste : Stevie chante sa splendide mélodie en s'accompagnant seul au clavinet, reproduit lui-même la ligne de basse au synthé et démultiplie sa voix pour réaliser chœurs et tierces. Stevie est seul et cette solitude sera sa marque de fabrique : la recette de son évolution artistique à venir mais aussi un futur segment marketing que l'agile Motown s'empressera d'utiliser. Le marché exige que l'on sache s'adapter et Gordy est un chat... Quoiqu'il en soit, ce n'est pas encore le grand Stevie de la période dite classique mais Where I'm coming from contient les premiers joyaux de sa carrière : Look Around, Think of me as a soldier, If you really love me. 

Au début des années 70, plusieurs artistes de la Motown réussissent à arracher des mains de Gordy les clés de leur destin artistique. Et ce, même si le grand patron ne les a pas cédées de gaieté de coeur. Ce combat s'illustre explicitement dans l'un des titres de Where I'm coming from : I wanna talk to you. Conçu sous la forme d'un dialogue (de sourds) entre un jeune afro-américain et un vieux sudiste hypocrite et bonimenteur, le morceau a deux niveaux de lecture. Le plus évident : une dénonciation de la condition noire dans un pays où le vieux pouvoir blanc accorde ses libertés au compte-gouttes. Le sous-texte : la revendication de liberté artistique (et financière) de Steve Wonder à l'égard d'un patron qui ne s'est pas encore décidé à lâcher la bride. Le tout résumé dans une seule parole du morceau (I'm going to take my share/je vais prendre ma part (voire réclamer mon dû)). Dans un tel contexte thématique, cette phrase ne peut que sonner comme la plus violente des insultes pour Gordy qui a fait de la cause l'épicentre philosophique de son entreprise. Ce morceau, à lui seul, quoiqu'il ne soit pas le plus réussi de l'album est la marque d'une autre évolution majeure : Wonder n'est plus le freak du grand cirque Motown. Les thèmes qu'il aborde sont désormais ceux d'un jeune adulte conscient qui peut  s'attaquer frontalement à des thèmes difficiles : le racisme, la guerre, l'éducation... Après cet album fondateur, plus personne ne pourra le faire revenir en arrière. Plus personne ne pourra plus lui dire ce qu'il doit faire. 

Jouer sa propre musique, la façonner avec soin, de telle sorte qu'elle soit à la hauteur de ses attentes, être au four, au moulin, à la baguette - en corollaire, tirer tout ce qu'il y a à tirer des nouveaux outils de liberté qu'apporte le progrès technologique - c'est alors le credo de Stevie Wonder. Et c'est dans ce contexte qu'un ami lui glisse un des disques les plus étranges du début des années 70, Zero Time, bidouillé par un collectif au nom étrange : le Tonto's Expanding Head Band. Derrière ce nom qui fait faussement penser à un large ensemble, on ne trouve en réalité que deux inventeurs hyperactifs : le contrebassiste britannique Malcolm Cecil et l'ingénieur du son américain Robert Margouleff. Un duo qui a assemblé une machine qui semble sorti du 2001 de Kubrick : un demi-cercle d'armoires en bois incurvées de 6 mètres de diamètre et de près de 2 mètres de haut qui abrite - outre une myriade de câbles, de potards et de loupiotes - deux Moog III, quatre Oberheim SEM, deux ARP 2600 et une dizaine de consoles (Moog, Yamaha, Roland...). Ce monstre de science-fiction a l'ambition d'être un orchestre à lui tout seul. Il l'est de fait, et Stevie Wonder qui, avec Where I'm coming from, a commencé à s'intéresser de près aux nouvelles technologies, identifie tous les profits qu'il pourra tirer d'une telle machinerie.

Le 13 mai 1971, Stevie souffle enfin les 21 bougies de sa liberté. Les labels Columbia et Atlantic sont à l'affut mais il les tient encore à distance. Sa position est inflexible. Il n'enregistrera pour personne (ni pour la Motown ni pour quiconque) tant qu'on ne lui mettra pas devant les yeux un contrat conforme à sa valeur. Comprenant les vertus de la patience, Stevie compose des dizaines de chansons qui ne demandent qu'à être enregistrées. Elles le seront bientôt et Gordy, reconnaissant sa défaite devant le résultat, finit par céder. Stevie resigne avec la Motown début juillet 1971 : il encaisse enfin les royalties, jusqu'alors bloqués par la fiducie, de ses 11 années d'engagement, soit à peu près 1 million de dollars et paraphe un rutilant contrat de 3 ans qui lui accorde 14% des royalties, l'ensemble des droits de publication et une liberté musicale absolue. L'émancipation est totale. La période dite "classique" commence.


Elle a en réalité commencé un mois plus tôt, alors même que Wonder n'est plus enfermé par aucun contrat. Durant le week-end du Memorial Day (qui se tient traditionnellement à la toute fin du mois de mai), le nouvel affranchi enregistre une quinzaine de morceaux tout en essayant d'apprivoiser le potentiel du TONTO, machine originellement conçue pour plusieurs instrumentistes mais que Cecil et Margouleffe adaptent afin que Wonder puisse y libérer toute cette créativité qu'il a trop longtemps contenue. Music of My Mind sort en mars 1972 ; des morceaux comme Superwoman ou Evil (qui est un petit opéra à lui tout seul) valident la pertinence de ses choix. Pour comprendre ce qui fait la qualité des 4 albums que Wonder enregistrera avec Cecil et Margouleff, il faut se remémorer les propos que tenait Herbie Hancock à propos de la musique de Stevie, dont la principale qualité, selon lui, était d'assumer la nature des sonorités synthétiques sans chercher à les rapprocher artificiellement des sonorités acoustiques. Il n'y a rien de plus vrai dans cette déclaration - par ailleurs teintée d'autoflagellation dans la mesure où Herbie confesse avoir, a contrario, cédé à ce travers. Les morceaux de Music of my Mind emploient des sonorités qui sembleraient datées chez n'importe qui. Ces enregistrements passent pourtant l'épreuve du temps comme si rien ne pouvait les altérer : ni le progrès technologique, ni les modes. Des carrières se sont brisées sur le récif technologique. Les synthés, en offrant des perspectives de liberté, ont bousillé des œuvres pleines de magnificence sur le papier. Hancock en tête. Entre 71 et 74, ce nouveau trio porte leur utilisation au pinacle. Permettant à Stevie Wonder de jouer la majeure partie des arrangements, d'avoir recours aux techniques d'overdubbing sans effort, d'amplifier la beauté brute de mélodies merveilleuses et la force de narration de son écriture. L'exemple parfait de cette assertion est sans doute le titre Living for the City (extrait d'Inner Visions, paru en août 73), sorte de micro-nouvelle en chanson, sur laquelle Wonder réalise toutes les parties vocales, martèle Fender Rhodes, claviers multiples du TONTO, Moog Bass et batterie. Résultat ébouriffant, inaltérable et d'une puissance inégalée.

Inner Visions, sorti après Music of my Mind et Talking Book, est une déflagration énorme dans l'univers musical américain. Et un sommet créatif que Wonder parviendra pourtant à dépasser 3 ans plus tard. En 74, le musicien (qui s'apprête à renouveler son contrat chez Motown, avec une revalorisation en vue) est désormais l'un des plus influents de l'industrie musicale. Son style est inimitable même si certains s'y essaient en pleurant des larmes de sang. La 16ème édition des Grammy Awards qui se déroule en mars est SA cérémonie ; un plébiscite. Il y remporte 4 récompenses : celui de l'album de l'année (pour Inner Visions), celui de la chanson pop de l'année (pour You are the Sunshine of my life), ceux de la meilleure performance vocale et de la meilleure chanson R&B (pour Superstition). Malcolm Cecil et Robert Margouleff remportent quant à eux le Grammy qui récompense les meilleurs ingénieurs du son. Le succès est total mais c'est pourtant ici, très exactement, ce soir-là, que le trio Wonder/Cecil/Margouleff va se fissurer. Dans l'ombre de cette séparation programmée, le marketing Motown qui, très acrobatiquement, va concevoir une nouvelle case pour Stevie Wonder : celle du génie solitaire qui parvient à faire de l'or à la seule force de son talent et de ses dix doigts. Quand Stevie monte sur scène pour recevoir sa récompense, il n'a pas un mot pour ces deux collaborateurs les plus proches. Plus grave, il achète quelques jours plus tard une pleine page dans la magazine BillBoard pour remercier tout le personnel de la Motown. Sans oublier Gordy, le boss, et Ewart Abner, le PDG. Cecil et Margouleff sont invisibilisés, d'autant plus qu'ils ont reçu leur Grammy dans le cadre de la partie non retransmise de la cérémonie. Qui, dans cette masse informe que représente le grand public, en a quelque chose à foutre des ingénieurs du son ? Qui a envie de les entendre parler de leur TONTO, de ce qu'ils ont fait pour l'adapter au talent de Wonder, des techniques qu'ils ont employées pour pousser le musicien à donner son meilleur (jusqu'à l'emmerder une après-midi entière pour qu'il chante Living for the City de cette voix si colérique et éraillée qui lui donne en fin de compte toute sa patte) : personne ! Ni les consommateurs de musique, ni les critiques, ni l'équipe marketing de la Motown qui considère en toute logique ces gars bien encombrants pour leur nouveau storytelling.


Cette guerre sourde qui mélange combats égotistes, marketing malodorant et opportunisme éclate dans un moment de vulnérabilité. Le 6 août 73 (soit 9 mois avant la 16e cérémonie des Grammy), Stevie Wonder passe à un cheveu de perdre la vie dans un accident de voiture sur l'Interstate 85. C'est, selon la légende, Ira Tucker qui le tire du coma en lui chantant Higher Ground dans l'oreille. Les accidents ne sont pas toujours des hasards. Le travail en studio, les multiples représentations données par Stevie Wonder, deux ans d'implication totale et enfin cet accident, font comprendre au musicien qu'il a épuisé ses forces sans compter. Il faudra l'intervention de pas mal de personnes pour le convaincre de reprendre le chemin de la scène et celui des studios ; celle d'Elton John notamment qui l'invitera à partager la scène du Boston Garden avec lui, dans le cadre de sa tournée, deux mois environ après l'accident. Le 22 juillet 1974, Fulfillingness' First Finale, le 17e album studio de Wonder, sort enfin sur le marché. C'est le dernier album sur lequel Margouleff et Malcolm Cecil apparaissent. L'attente de royalties qui ne tombent pas, le manque de reconnaissance de Wonder, un bordel sans nom dans le cadre des sessions organisées pour la confection de l'album ont raison de leur patience. L'un après l'autre, ils claquent la porte. Fâchés. Déçus. Amers. Il s'agit d'amour propre pour eux. Pour Stevie, il s'agit peut-être de passer à autre chose. Ce dernier album du trio a quelque chose d'étrangement bancal. Le TONTO est mis en retrait au profit du Wonderlove, ce groupe de 9 musiciens qui s'est constitué pendant l'enregistrement de Talking Book et qui épaule Wonder comme un seul homme. On trouve de véritables joyaux dans ce disque : la ballade déchirante et relativement dépouillée, They won't go when I go (dont on peut lire les paroles à la lumière de la future séparation du trio), Please don't go (complainte amoureuse implacable imprégnée de gospel), You haven't done nothing (morceau bouillant qui évoque le meilleur de Talkin' Book). On y entend aussi des morceaux qui semblent étrangement désenchantés : Boogie on Reggae Woman en tête qui, malgré son succès sur le marché en qualité de single, sonne bien creux.

L'histoire de la musique est aussi l'histoire des quêtes de libertés. Et encore des amitiés déçues dont il n'est pas aisé, a posteriori, de percer les mystères. Il est ainsi possible que Margouleff et Cecil ait, de leur propre point de vue, exagéré leur influence sur le cours de la carrière de Wonder. Le génie ne se limite pas aux outils qu'il emploie. Il est aussi fort possible que, tout génie qu'il soit, Wonder se soit fait influencer par le marketing Motown, privilégiant ses propres intérêts (et aussi son image) à l'amitié créative qui l'unissait à ces deux bidouilleurs de câbles un peu fêlés. La parole n'est pas vérité. Les témoins, et c'est aussi une caractéristique de l'Histoire, ont pourtant toujours un peu raison...