vendredi 15 décembre 2023

Nancy (with the laughing face) : main basse sur le standard


 En 1935, Sinatra n’existe pas. Il s’appelle Francis Albert Sinatra - et non simplement, Frank, dans un son de porte qui claque. Il dépasse péniblement le mètre 70. Il n’a pas grand-chose du charisme qui fera se pâmer des générations de cœurs tendres. Pas grand-chose du charme indéfinissable qui lui permettra de se mettre à la colle avec Ava Gardner (pour n’en récolter toutefois qu’un vieux cœur piétiné). Il a vu le jour dans une ville qui n’a même jamais vu le moindre génie sortir de ses rangs : Hoboken, ville moyenne pas folichonne du New-Jersey, située sur les rives de l’Hudson, et qui ne justifie que d’un seul titre de gloire : avoir été le théâtre du premier match de baseball de l’histoire. Et encore, ce titre de gloire ne lui a été attribué que par convention vu que personne ne sait vraiment où et quand ce premier match a vraiment eu lieu.

En 1935, le compositeur Jimmy Van Heusen (qui s’appelle en réalité Edward Chester Babcock) n’existe pas davantage. Né à Syracuse, il tente de refiler ses compositions au plus offrant ; le plus offrant étant alors la moindre personne dotée d’un filet de voix se déclarant prête à interpréter ses œuvres. Son nom de plume, Van Heusen, ne fera plus rire grand monde dans moins de 3 ans. Mais à l’époque, il peut prêter à sourire. Il l’a en effet emprunté au débotté à une marque de fringues apprécié par la plèbe quelques minutes avant de passer sur une radio locale. Il avait 15 ans. Un an avant la crise de 29 qui mettrait les clients de Van Heusen sur le carreau ; la maison Van Heusen résisterait tant bien que mal malgré une chute de vente record.

Ces deux hommes vont s’extraire de la vase de l’anonymat plus ou moins ensemble. New York est le théâtre de leur rencontre. New York est aussi le théâtre de leurs virées alcoolisées. Les deux hommes partagent le goût des fêtes nocturnes et des jolies femmes. Mais leur association dépasse la simple turbulence de la camaraderie pocharde. Comme un symbole, c’est Van Heusen, en 1940, qui offre à Sinatra le premier succès de sa carrière : Polka Dots and Moonbeams. Le chanteur fait alors partie de l’orchestre de Tommy Dorsey. La collaboration ne cessera plus. Y compris lorsque Sinatra volera de ses propres ailes. 

Quelque chose d’indistinct semble unir ces deux hommes. Et réunit intimement leurs deux existences. A la fin de l’année 54 par exemple, Sinatra est rincé puis essoré. Ses rêves d’une grande carrière cinématographique sont en train de voler en éclats. Il pensait – en bon rejeton de Hoboken – mériter le rôle principal du film d’Elia Kazan, Sur les quais. C’est Marlon Brando qui lui ravit le rôle (et une future part de gloire). Son mariage avec Ava Gardner commence par ailleurs à se casser franchement la gueule. Le seul éclat de lumière pour lui, c'est une carrière musicale qui semble trouver un nouveau souffle. En janvier, le chanteur a sorti son premier album-concept chez Capitol : Songs for Young Lovers. Mais cela ne suffit pas. Sinatra décide d’aller noyer son chagrin à New York…chez Van Heusen. Il décide en réalité de s’y noyer tout court. Pendant cette semaine, Van Heusen lui sauve littéralement la vie. Et le guérit momentanément de ses envies d'en finir...

En 42, Ava Gardner n’est pas une star. Sinatra n’a peut-être même pas eu vent de son existence. Elle cumule quelques petits rôles. Sa carrière n’explosera qu’en 46 avec son rôle dans le film The Killers de Robert Siodmak. Frank est alors marié à Nancy Barbato, cousine du gangster Willie Moretto (lui-même cousin du sinistre Frank Costello, grand patron de la famille Luciano). Ils ont une petite fille, Nancy, qui a 2 ans et auront bientôt un fils, Frank Sinatra Jr. Sinatra a beau être The Voice et ne pas être le mari idéal, il est un père tout ce qu’il y a de plus réel. Aimant. Et dingue de sa gamine. Quand Van Heusen (et son parolier d’alors, John Burke) chantent leur nouvelle composition Nancy (with the laughing face) à l’occasion de la fête d’anniversaire de la petite Nancy, Sinatra sent son palpitant fondre comme une toile cirée en plein soleil. On ne peut rien offrir à un homme qui ne manque de rien. Cette chanson est le seul cadeau de valeur que l’on peut lui faire. Ce futur standard est une pierre supplémentaire à l’édifice richement décoré qui cimente l’amitié des deux hommes.


On sait désormais que cette chanson n’a pas été écrite par Van Heusen pour la fille de Sinatra. On l’a longtemps cru parce que, devant l’émotion du chanteur, Van Heusen n’avait pas osé lui avouer que le titre avait été composé pour quelqu’un d’autre. Mais aussi parce qu’en 44, Van Heusen céda tous ses droits sur la chanson à Nancy, en guise de cadeau supplémentaire. La chanson a en réalité écrite pour la femme de John Burke, Bessie. Le titre originel de la chanson était Bessie (with the laughing face). Mais le temps a effacé cette Bessie de l'ombre. On ne sait pas si Sinatra sut vraiment de quoi il retournait. Comme il l’a fait avec un paquet de chansons, il a fait main basse sur celle-ci et, un peu plus que cela, a entretenu avec elle une relation particulière ; intime. Il l’enregistre en 44, avec tripotée de violons. Il en offre une version revue au début des années 60 dans le cadre des sessions de l’album Sinatra’s Sinatra portant l’estampille du label Reprise qu’il vient de fonder avec Dean Martin. Cette chanson à elle seule – certains témoignages de Nancy l’attestent directement – avait le pouvoir de changer l’humeur du chanteur. Un concert pouvait mal commencer, son humeur trainer dans le caniveau ; il lui suffisait de l’interpréter pour retrouver le chemin de lui-même. Qu’importe en ce sens qu’elle fut composée pour une autre femme, dans un autre contexte ou d'autres circonstances. Ce sont les interprètes qui font les chansons. Leur donnent vie. Dans la bouche des génies, les chansons se métamorphosent et, en fin ce compte, changent de propriétaires.

On cherchera longtemps des versions aussi belles que les deux que l’on vient de citer. Il fallait un autre monument pour s’emparer de cette splendeur. Qui d’autre que Trane ? Personne. Il s’agit donc bien d’une version de Trane, extraite de l’album Ballads (4e album du saxophoniste pour le label Impulse !). La postérité doit désormais prendre en compte le sourire de ces femmes que l'on aime... Qu'elles s'appellent Nancy, Bessie ou...