mercredi 6 mars 2024

Hank Mobley, année 66 : une métamorphose dans l'ombre


C'est au sein du quintet de Miles que le saxophoniste Hank Mobley redessine son son. Alors que le cyclothymique trompettiste cherche à fixer son nouveau groupe. 

Depuis la révolution Kind of Blue, tout le monde ou presque vole en effet de ses propres ailes. Cannonball Adderley s'est tiré pour monter son propre groupe en compagnie de son frère Nat. Ce départ n'est pas sans conséquence :  Miles se doit alors de retailler son sextet en quintet. Coltrane, quant à lui, mène sa propre révolution au sein du label Atlantic. Dans une paire de mois, il enregistrera sa première session pour Impulse!. Seule reste fidèle la section rythmique qui combine toujours les talents du pianiste Wynton Kelly, du contrebassiste Paul Chambers et du batteur Jimmy Cobb. Après avoir procédé à quelques essais avec Sonny Stitt et Jimmy Heath, le choix final de Miles est acté : Hank Mobley remplacera Trane.

On peut légitimement s'interroger sur les motivations de ce choix. Le son de Mobley n'a pas grand chose à voir avec celui de Trane pour le dire de la manière la plus directe possible. Moins puissant, il accompagne un style qui se veut aussi beaucoup plus en retrait. Quand Trane attaque la mélodie, Mobley rebondit doucement dessus en espérant de ne pas trop lui faire de mal. Miles n'est pas un imbécile ; il entend des choses que le commun des mortels n'entend pas. Ce qu'il apprécie sans doute chez Mobley, c'est sa délicatesse innée, une forme de doute qui est parfois moins un défaut qu'une qualité. Avec Miles, Mobley partage sans aucun doute le goût de la note juste. Ce qui n'empêche pas le trompettiste de pester à propos de ce son hésitant. Pour ne pas dire faiblard. Mordre dans les notes, attaquer les thèmes de front, éviter les détours : voilà ce que Miles demande à Mobley. Voilà, pour être plus exact, ce qu'il exige de lui, sans prendre le soin d'y mettre les formes. Et même si Mobley morfle pendant ces quelques temps passés avec le quintet nouvelle formule de Miles, cette expérience sera en fin de compte décisive.

1961 : Miles sur le râble

L'humiliation, en jazz, n'est pas rare. Son Histoire regorge d'anecdotes à ce sujet. Durant une jam à Kansas City, Jo Jones aurait balancé une cymbale au pied du tout jeune Charlie Parker pour l'inciter à cesser un solo désastreux. Mortification historique et reconstituée sur pellicule par Clint Eastwood pour la réalisation de Bird. Tommy Flanagan sera connu toute sa carrière comme le pianiste qui a subi la session Giant Steps en s'offrant sur celui-ci, pour la postérité, l'un des solos les plus cataclysmiques et parkinsoniens de l'histoire. Hank Mobley va découvrir ce que sont que les meurtrissures du jeune jazzman en fleur. Nous sommes en mars 61 et Miles Davis a obtenu 3 sessions pour enregistrer son prochain album. Trois, c'est luxueux. Le temps dont il dispose ne l'empêche pourtant pas d'être sans cesse sur le dos de Mobley. Il le teste, le pousse dans ses retranchements, ne loupe pas une seule de ses hésitations. La session du 7 a été  éprouvante. Mais Miles n'est pas tendre, tout le monde le sait et il reste le 20 et le 21 pour faire ses preuves. Hélas pour Mobley - heureusement pour l'Histoire - le 20 mars, Coltrane se trouve (on ne sait trop pourquoi) dans les studios Columbia de la 30e rue. Et Miles lui fait signe de venir jouer si le cœur lui en dit. Cherche-t-il à provoquer encore Mobley ? Rien n'est innocent chez Miles. L'industrie discographique nous permet en tout cas d'être les témoins de ce qui se déroulera ensuite. Mobley et Trane prennent chacun un solo sur la reprise légendaire de Someday my prince will come. Hank passe le premier. Son solo illustre ses qualités et défauts de l'époque ; ses phrases sont sensibles, souples, patientes. Son son est fragile, intimidé, retenu. Ce solo est aussi ponctué de grands silences ; il lui manque la spontanéité de la confiance. Le jazz est un art de l'illusion ; cette illusion ne fonctionne plus si vous entendez un musicien penser ou réfléchir. C'est hélas très exactement ce que l'on entend en sous-texte du solo de Mobley : le cliquetis des rouages cérébraux d'un jeune gars qui se demande ce que l'on va penser de lui. Après un joli solo de Wynton Kelly, élégant, sans chichis, une reprise du thème et un rappel de la fameuse intro scandée (miracle de simplicité), c'est au tour de Trane de se lancer au galop. Son solo est une bourrasque sonore d'une beauté démentielle et d'une agilité hors du commun. Au diable les silences ; Trane est un flux continu, une déluge de mots, une voix unique qui semble en réunir plusieurs autres. L'illusion est, ici, absolument parfaite. Le contraste est plus que saisissant entre un Trane qui est proche de se réaliser pleinement et un Mobley, inhibé, qui passe son temps à subir les remarques désobligeantes du patron. 

Le jazz compte autant d'histoires de rédemptions que de hontes. Après l'épisode de la cymbale, Parker s'isole des mois entiers. A son retour, il estourbit toute la concurrence. Flanagan portera le statut de sideman à son sommet et réenregistrera Giant Steps pour exorciser l'Histoire. Mobley joue quelques mois au sein du quintet de Miles (il figure sur 2 excellents enregistrements live du quintet). Le son nouveau qu'il a rebâti auprès du potentat, en dépit des remontrances, va lui permettre de changer de gabarit. Le musicien aura trouvé des diamants dans sa bile.

1966-1967 : vache à lait du catalogue Blue Note

Hank Mobley découvre (hélas) l'héroïne à la fin des années 50. Toute sa vie, il lui faudra se battre avec les tourments de la dépendance. Pourtant, sa première incarcération pour ces sombres histoires de came a lieu 3 ans avant qu'il ne touche à cette saloperie pour la première fois. On vous parle d'une époque où les flics étaient commissionnés dès qu'ils arrêtaient un toxicomane (ou, en l'espèce, un supposé toxicomane) : les musiciens de jazz étaient des proies faciles et les victimes collatérales de ce système absurde, les sacrificiés sur l'autel de tous les bidouillages illégaux de la part d'une police immorale et corrompue. En 64, quand Mobley se fait arrêter en possession d'une petite quantité d'héroïne, il est bel et bien dépendant de cette merde qui brise autour de lui tant de musiciens de talent ; il se retrouve derrière les barreaux pour la troisième fois de son existence, subissant les conséquences d'une injuste probation initiale. A l'ombre, Mobley s'évade en composant. Il confie ses feuillets au pianiste et arrangeur Duke Pearson (qui a pris du galon chez Blue Note) et lui demande d'écrire les arrangements de chaque morceau, en spécifiant la formule particulière qu'il imagine. "Tu peux écrire ça en une journée alors qu'il me faudrait des semaines pour en arriver à bout", lui dit le saxophoniste en guise de remerciement. Cette remarque est juste : l'autre Duke est l'un des scribes les plus doués du jazz. 

Le 18 mars 66, le saxophoniste à l'air libre investit les studios de Rudy Van Gelder et enregistre 4 compositions et un standard qui oscillent entre ténèbres et lumières dans le cadre d'une formule en septet soufflant ; s'y ébrouent Lee Morgan, James Spaulding, le tubiste Howard Johnson, l'euphoniumiste Kiane Zawadi et une section rythmique composée de McCoy Tyner, Bob Cranshaw et Billy Higgins. Il s'agit probablement de la plus belle session de la carrière de Mobley. De la plus directe et sincère en tout cas.


Si Mobley n'était pas si déconsidéré, on pourrait sans peine parler du virage 66/67 comme de sa "grande période créatrice". Entre ce jour de mars 66 et la fin de l'année 67, Mobley dirige les 4 sessions les plus riches de sa carrière. Hélas, cette richesse ne garnit pas son compte en banque ni ne remplit son assiette. Pourquoi ? Parce qu'une seule de ces 4 sessions verra le jour en temps et en heure : la session du 9 octobre 67 pour la sortie en mars 68 de l'album Hi Voltage. La première session de mars 66 ne sera éditée qu'en 1979 sous le titre A slice of the top. Même sentence pour la session de février 67, éditée en 80 sous le titre Third Season. La session de mai 67 sortira encore plus tardivement ; en 84 sous le titre Far way lands. Quand Mobley se confie au critique de jazz, John Litweiler (qui écrira les liner notes de l'album A slice of the top), le moins que l'on puisse dire est que le gars est amer : "J'en ai assez de ces gens qui te conseillent d'aller en studio pour enregistrer. Tu fais tous les efforts nécessaires, tu écris quelque chose de valable qui devrait être entendu. Et ils s'assoient dessus. Quel est le sens de tout ça ? J'ai enregistré 5 albums qui sont aujourd'hui consignés sur les étagères du label Blue Note. Blue Note a sous contrat la moitié des musiciens noirs de New York. Et tous leurs enregistrements trainent on ne sait où. Voilà ce qu'ils font : ils conservent tout et ils attendent que tu meurs... Maintenant que Lee Morgan est mort, je suppose qu'ils vont sortir tous ces disques".

Comment lui donner tort ? On peut admirer la magnificence et la profusion du catalogue Blue Note sans omettre les conditions dans lesquelles il s'est constitué ; parfois, souvent, sur le dos des fabuleux musiciens qui n'ont cessé de le garnir. Aujourd'hui encore, le label vit en grande partie sur la richesse de cette grande histoire. Il est vrai aussi qu'en 66/67, le label change de main. En 65, Alfred Lion a vendu l'intégralité du catalogue à Liberty Records. En 67, il prend sa retraite. En 71, Liberty est lui-même racheté par United Artists ; et cesse par la même d'exister. L'industrie discographique est majoritairement une histoire de pognon. Remballez vos violons ; les idéalistes sont piétinés ici. Cela n'a pas empêché quelques gens de foi de s'immiscer dans ces affaires dénuées de sentiment (It's not personal, it's strictly business) mais l'accroissement de la culture de masse a sans doute eu, petit à petit, raison de la foi des pionniers.

Restent ces 4 sessions. La créativité débridée de Mobley en dépit des obstacles. Son nouveau son, façonné sous les quolibets en 61, sa maturité de compositeur passé au dur tamis de l'existence. Une musique touchante, sincère. Et un jeu qui n'est plus celui de la timidité ou de l'inhibition. Et, bien sûr, ces 4 disques martyrisés par de médiocres impératifs ; A Slice of the top en particulier, dont la découverte tardive a soufflé un jour celui qui écrit ces lignes. Le solo de Mobley sur la version splendidement arrangée de There's a lull in my life est bouleversant. Cute n'pretty, dont la mélodie peut paraitre dans un premier temps inoffensive (effet renforcé par la flute printanière de Spaulding)  constitue l'un des efforts hard bop les plus subtils que l'on puisse entendre ; une sorte d'épopée Blakeyenne plongée dans un océan de soie. Ici encore, le solo de Mobley - chauffé à blanc par celui de Lee Morgan - permet de mesurer le chemin parcouru depuis 61 : chaque silence y est naturel, chaque accent y est maîtrisé, le placement rythmique est d'une précision mathématique, tout est au service de l'architecture harmonique et l'enlumine pour tout dire à chaque phrase. A touch of the blues est une autre structure basique en apparence. Outre le fait que le morceau rallonge de 8 bonnes mesures le standard blues habituel, son thème comme ses accents établissent un jeu subtil entre phrases caractéristiques du blues et avancée jazz flirtant avec le post-bop ; il faut saluer au passage le travail d'écriture de Duke Pearson qui apporte les réponses parfaites à l'imagination de Mobley. 

Cette session est si impeccable que l'on ne peut que comprendre l'amertume ressentie par Mobley. Une amertume qui mua sans nul doute en colère pendant ces 12 années d'attente séparant l'enregistrement et la parution, alors que le saxophoniste considérait qu'il n'avait jamais rien enregistré d'aussi valable. La tragédie de l'existence de Mobley n'était du reste pas terminée. Au milieu des années 70, sa santé décline et ses poumons s'essoufflent. Le résultat d'un autre vice, plus sournois mais également dévastateur : le tabac. Au milieu des années 70, il est contraint de renoncer à sa carrière. Sans le sou, il devient un temps sans domicile fixe, contraint de vivre au jour le jour, isolé du monde au sein duquel on gagnait certes peu mais au sein duquel on pouvait se tenir chaud entre compagnons d'infortune. Un cancer a finalement raison de ses forces et l'emporte le 30 mai 1986. 20 ans après cette session magique qui attestait de sa grandiose transformation. Essayez donc de faire plus triste que ça...