vendredi 16 février 2024

Stevie Wonder : l'aventure intérieure


De Mozart à Miles Davis, l'Histoire de la musique est aussi l'histoire particulière du combat mené par les artistes pour obtenir une liberté totale de création. Ce combat a particulièrement nourri l'histoire de la Motown. Pour Berry Gordy, qui avait fondé et dirigeait l'entreprise (de main de fer), la Motown était une marque. Une marque sans doute en avance sur son temps ; avec des expressions de valeur, une raison d'être et des vecteurs d'incarnation. Pardon d'utiliser ce jargon fumeux, mais c'est à l'évidence ainsi que le boss envisageait sa société et c'est ainsi qu'il la vendait au monde. Qui dit marque, dit produits marketing. A la Motown, les produits étaient les artistes eux-mêmes. Talentueux ou moins talentueux : tous étaient là pour remplir des cases et investir un segment de marché. Marvin Gaye, par exemple, était le produit marketing suivant : une sorte de Nat King Cole bien propre sur lui, le gendre idéal, toujours disponible pour épauler les chanteuses que Gordy tentait de lancer sur le marché. Il finirait par s'en lasser et obtenir sa liberté. En en payant le prix. Les Supremes étaient elles aussi un produit bien fignolé, un idéal féminin afro-américain dont la musique et les attitudes ne rebuteraient pas la population blanche. Stevie Wonder enfin, était l'une des pièces-maîtresses du dispositif : héritier naturel d'Uncle Ray, prodige absolu, enfant-génie atteint de cécité mais touché par la grâce divine. Capable de chanter comme personne, de jouer de l'harmonica comme un possédé, du piano comme Ray Charles et d'enquiller des solos de batterie sans un essoufflement. A 12 balais. En étant bien sûr aveugle, on le rappelle. Toute marque a besoin de ses produits marketés. Tout cirque a besoin de ses Freaks. Little Stevie était le freak positif de ce grand spectacle, le produit d'appel de la marque. Et ce, bien avant le benjamin des Jackson 5. 

Quand le 7 août 1970, Stevie Wonder sort l'album Signed Sealed and Delivered, il n'a que 20 ans, déjà 9 années de contrat avec la Motown et 12 albums à son actif. Ce disque est l'un des signes que, tout comme Marvin Gaye, Little Stevie devenu grand se lasse d'obéir au doigt et à l'œil aux exigences du marketing à la sauce Gordy. Signed Sealed and Delivered constitue un début d'émancipation dans sa carrière. Le premier de ses albums, en tout cas, à le mentionner à la production. La réalité est plus contrastée : Stevie ne produit que 2 titres du disque et en coproduit 3 autres. Voilà tout. C'est une légère réfraction dans la carrière jusqu'ici relativement linéaire du musicien mais une réfraction qui ne lui accorde pas encore le droit de contrevenir aux procédures internes, à savoir : filer ses enregistrements à un arrangeur du label, les récupérer revêtus des oripeaux maison - sorte d'uniforme sonore taillé (et bien nettoyé) pour affronter le marché - ravaler sa déception, penser naturellement au coup d'après. Cependant, alors que Gordy venait de donner la main, le jeune Stevie échafaudait des plans pour lui boulotter le bras.

Le premier contrat signé en 61 par Stevie Wonder avec la Motown n'avait sans doute que trop duré. Il garantissant à l'époque 4 années d'enregistrement, incluant 3 ans de soutien à la direction artistique, ainsi que 2 % des royalties. Une allocation hebdomadaire grotesque de 2,50 $ par semaine était également prévue. La Motown était non seulement peu généreuse mais elle ponctionnait en outre 25 % de tous les revenus de Stevie Wonder. Le contrat étant glissant, Stevie accepta sa reconduction en 66 (faute d'options alternatives) et celui-ci coula des jours apparemment heureux jusqu'en 1971. Jusqu'à ce que le contractant puisse, à sa majorité, activer une clause de rupture prévue par le contrat. Ce point contractuel constituait en lui-même un outil de pression, un outil fabuleux de rééquilibrage du pouvoir. Stevie allait bien entendu pleinement l'utiliser.


En avril 71 (moins de 9 mois après la parution de Signed Sealed and Delivered), Stevie Wonder sort Where I'm coming from. Il n'a pas encore 21 ans, soit l'âge de la majorité aux États-Unis. L'album est pourtant radicalement différent des 12 qui l'ont précédé. Il est, comme on le devine, le dernier album que réalisera Wonder sous l'égide de son contrat spoliateur. Au-delà des questions contractuelles, Where I'm coming from est un album clé - d'un pur point de vue artistique - dans la discographie du musicien. Un canyon créatif le sépare de tout ce que Wonder a enregistré jusque là. Pour la première fois de sa carrière, il n'enregistre que des compositions originales dont il signe également les paroles. En agitant au loin la menace de la fameuse clause de rupture contractuelle, il parvient à obtenir toute liberté sur l'enregistrement. Conséquence première : le grand barnum des arrangeurs maison reste à la porte du studio. En réussissant à imposer ses vues - et en remportant la mise d'un chantage à la fois financier et affectif - Stevie Wonder fait le vide autour de lui. Look Around ouvre ainsi l'album à la manière d'un manifeste : Stevie chante sa splendide mélodie en s'accompagnant seul au clavinet, reproduit lui-même la ligne de basse au synthé et démultiplie sa voix pour réaliser chœurs et tierces. Stevie est seul et cette solitude sera sa marque de fabrique : la recette de son évolution artistique à venir mais aussi un futur segment marketing que l'agile Motown s'empressera d'utiliser. Le marché exige que l'on sache s'adapter et Gordy est un chat... Quoiqu'il en soit, ce n'est pas encore le grand Stevie de la période dite classique mais Where I'm coming from contient les premiers joyaux de sa carrière : Look Around, Think of me as a soldier, If you really love me. 

Au début des années 70, plusieurs artistes de la Motown réussissent à arracher des mains de Gordy les clés de leur destin artistique. Et ce, même si le grand patron ne les a pas cédées de gaieté de coeur. Ce combat s'illustre explicitement dans l'un des titres de Where I'm coming from : I wanna talk to you. Conçu sous la forme d'un dialogue (de sourds) entre un jeune afro-américain et un vieux sudiste hypocrite et bonimenteur, le morceau a deux niveaux de lecture. Le plus évident : une dénonciation de la condition noire dans un pays où le vieux pouvoir blanc accorde ses libertés au compte-gouttes. Le sous-texte : la revendication de liberté artistique (et financière) de Steve Wonder à l'égard d'un patron qui ne s'est pas encore décidé à lâcher la bride. Le tout résumé dans une seule parole du morceau (I'm going to take my share/je vais prendre ma part (voire réclamer mon dû)). Dans un tel contexte thématique, cette phrase ne peut que sonner comme la plus violente des insultes pour Gordy qui a fait de la cause l'épicentre philosophique de son entreprise. Ce morceau, à lui seul, quoiqu'il ne soit pas le plus réussi de l'album est la marque d'une autre évolution majeure : Wonder n'est plus le freak du grand cirque Motown. Les thèmes qu'il aborde sont désormais ceux d'un jeune adulte conscient qui peut  s'attaquer frontalement à des thèmes difficiles : le racisme, la guerre, l'éducation... Après cet album fondateur, plus personne ne pourra le faire revenir en arrière. Plus personne ne pourra plus lui dire ce qu'il doit faire. 

Jouer sa propre musique, la façonner avec soin, de telle sorte qu'elle soit à la hauteur de ses attentes, être au four, au moulin, à la baguette - en corollaire, tirer tout ce qu'il y a à tirer des nouveaux outils de liberté qu'apporte le progrès technologique - c'est alors le credo de Stevie Wonder. Et c'est dans ce contexte qu'un ami lui glisse un des disques les plus étranges du début des années 70, Zero Time, bidouillé par un collectif au nom étrange : le Tonto's Expanding Head Band. Derrière ce nom qui fait faussement penser à un large ensemble, on ne trouve en réalité que deux inventeurs hyperactifs : le contrebassiste britannique Malcolm Cecil et l'ingénieur du son américain Robert Margouleff. Un duo qui a assemblé une machine qui semble sorti du 2001 de Kubrick : un demi-cercle d'armoires en bois incurvées de 6 mètres de diamètre et de près de 2 mètres de haut qui abrite - outre une myriade de câbles, de potards et de loupiotes - deux Moog III, quatre Oberheim SEM, deux ARP 2600 et une dizaine de consoles (Moog, Yamaha, Roland...). Ce monstre de science-fiction a l'ambition d'être un orchestre à lui tout seul. Il l'est de fait, et Stevie Wonder qui, avec Where I'm coming from, a commencé à s'intéresser de près aux nouvelles technologies, identifie tous les profits qu'il pourra tirer d'une telle machinerie.

Le 13 mai 1971, Stevie souffle enfin les 21 bougies de sa liberté. Les labels Columbia et Atlantic sont à l'affut mais il les tient encore à distance. Sa position est inflexible. Il n'enregistrera pour personne (ni pour la Motown ni pour quiconque) tant qu'on ne lui mettra pas devant les yeux un contrat conforme à sa valeur. Comprenant les vertus de la patience, Stevie compose des dizaines de chansons qui ne demandent qu'à être enregistrées. Elles le seront bientôt et Gordy, reconnaissant sa défaite devant le résultat, finit par céder. Stevie resigne avec la Motown début juillet 1971 : il encaisse enfin les royalties, jusqu'alors bloqués par la fiducie, de ses 11 années d'engagement, soit à peu près 1 million de dollars et paraphe un rutilant contrat de 3 ans qui lui accorde 14% des royalties, l'ensemble des droits de publication et une liberté musicale absolue. L'émancipation est totale. La période dite "classique" commence.


Elle a en réalité commencé un mois plus tôt, alors même que Wonder n'est plus enfermé par aucun contrat. Durant le week-end du Memorial Day (qui se tient traditionnellement à la toute fin du mois de mai), le nouvel affranchi enregistre une quinzaine de morceaux tout en essayant d'apprivoiser le potentiel du TONTO, machine originellement conçue pour plusieurs instrumentistes mais que Cecil et Margouleffe adaptent afin que Wonder puisse y libérer toute cette créativité qu'il a trop longtemps contenue. Music of My Mind sort en mars 1972 ; des morceaux comme Superwoman ou Evil (qui est un petit opéra à lui tout seul) valident la pertinence de ses choix. Pour comprendre ce qui fait la qualité des 4 albums que Wonder enregistrera avec Cecil et Margouleff, il faut se remémorer les propos que tenait Herbie Hancock à propos de la musique de Stevie, dont la principale qualité, selon lui, était d'assumer la nature des sonorités synthétiques sans chercher à les rapprocher artificiellement des sonorités acoustiques. Il n'y a rien de plus vrai dans cette déclaration - par ailleurs teintée d'autoflagellation dans la mesure où Herbie confesse avoir, a contrario, cédé à ce travers. Les morceaux de Music of my Mind emploient des sonorités qui sembleraient datées chez n'importe qui. Ces enregistrements passent pourtant l'épreuve du temps comme si rien ne pouvait les altérer : ni le progrès technologique, ni les modes. Des carrières se sont brisées sur le récif technologique. Les synthés, en offrant des perspectives de liberté, ont bousillé des œuvres pleines de magnificence sur le papier. Hancock en tête. Entre 71 et 74, ce nouveau trio porte leur utilisation au pinacle. Permettant à Stevie Wonder de jouer la majeure partie des arrangements, d'avoir recours aux techniques d'overdubbing sans effort, d'amplifier la beauté brute de mélodies merveilleuses et la force de narration de son écriture. L'exemple parfait de cette assertion est sans doute le titre Living for the City (extrait d'Inner Visions, paru en août 73), sorte de micro-nouvelle en chanson, sur laquelle Wonder réalise toutes les parties vocales, martèle Fender Rhodes, claviers multiples du TONTO, Moog Bass et batterie. Résultat ébouriffant, inaltérable et d'une puissance inégalée.

Inner Visions, sorti après Music of my Mind et Talking Book, est une déflagration énorme dans l'univers musical américain. Et un sommet créatif que Wonder parviendra pourtant à dépasser 3 ans plus tard. En 74, le musicien (qui s'apprête à renouveler son contrat chez Motown, avec une revalorisation en vue) est désormais l'un des plus influents de l'industrie musicale. Son style est inimitable même si certains s'y essaient en pleurant des larmes de sang. La 16ème édition des Grammy Awards qui se déroule en mars est SA cérémonie ; un plébiscite. Il y remporte 4 récompenses : celui de l'album de l'année (pour Inner Visions), celui de la chanson pop de l'année (pour You are the Sunshine of my life), ceux de la meilleure performance vocale et de la meilleure chanson R&B (pour Superstition). Malcolm Cecil et Robert Margouleff remportent quant à eux le Grammy qui récompense les meilleurs ingénieurs du son. Le succès est total mais c'est pourtant ici, très exactement, ce soir-là, que le trio Wonder/Cecil/Margouleff va se fissurer. Dans l'ombre de cette séparation programmée, le marketing Motown qui, très acrobatiquement, va concevoir une nouvelle case pour Stevie Wonder : celle du génie solitaire qui parvient à faire de l'or à la seule force de son talent et de ses dix doigts. Quand Stevie monte sur scène pour recevoir sa récompense, il n'a pas un mot pour ces deux collaborateurs les plus proches. Plus grave, il achète quelques jours plus tard une pleine page dans la magazine BillBoard pour remercier tout le personnel de la Motown. Sans oublier Gordy, le boss, et Ewart Abner, le PDG. Cecil et Margouleff sont invisibilisés, d'autant plus qu'ils ont reçu leur Grammy dans le cadre de la partie non retransmise de la cérémonie. Qui, dans cette masse informe que représente le grand public, en a quelque chose à foutre des ingénieurs du son ? Qui a envie de les entendre parler de leur TONTO, de ce qu'ils ont fait pour l'adapter au talent de Wonder, des techniques qu'ils ont employées pour pousser le musicien à donner son meilleur (jusqu'à l'emmerder une après-midi entière pour qu'il chante Living for the City de cette voix si colérique et éraillée qui lui donne en fin de compte toute sa patte) : personne ! Ni les consommateurs de musique, ni les critiques, ni l'équipe marketing de la Motown qui considère en toute logique ces gars bien encombrants pour leur nouveau storytelling.


Cette guerre sourde qui mélange combats égotistes, marketing malodorant et opportunisme éclate dans un moment de vulnérabilité. Le 6 août 73 (soit 9 mois avant la 16e cérémonie des Grammy), Stevie Wonder passe à un cheveu de perdre la vie dans un accident de voiture sur l'Interstate 85. C'est, selon la légende, Ira Tucker qui le tire du coma en lui chantant Higher Ground dans l'oreille. Les accidents ne sont pas toujours des hasards. Le travail en studio, les multiples représentations données par Stevie Wonder, deux ans d'implication totale et enfin cet accident, font comprendre au musicien qu'il a épuisé ses forces sans compter. Il faudra l'intervention de pas mal de personnes pour le convaincre de reprendre le chemin de la scène et celui des studios ; celle d'Elton John notamment qui l'invitera à partager la scène du Boston Garden avec lui, dans le cadre de sa tournée, deux mois environ après l'accident. Le 22 juillet 1974, Fulfillingness' First Finale, le 17e album studio de Wonder, sort enfin sur le marché. C'est le dernier album sur lequel Margouleff et Malcolm Cecil apparaissent. L'attente de royalties qui ne tombent pas, le manque de reconnaissance de Wonder, un bordel sans nom dans le cadre des sessions organisées pour la confection de l'album ont raison de leur patience. L'un après l'autre, ils claquent la porte. Fâchés. Déçus. Amers. Il s'agit d'amour propre pour eux. Pour Stevie, il s'agit peut-être de passer à autre chose. Ce dernier album du trio a quelque chose d'étrangement bancal. Le TONTO est mis en retrait au profit du Wonderlove, ce groupe de 9 musiciens qui s'est constitué pendant l'enregistrement de Talking Book et qui épaule Wonder comme un seul homme. On trouve de véritables joyaux dans ce disque : la ballade déchirante et relativement dépouillée, They won't go when I go (dont on peut lire les paroles à la lumière de la future séparation du trio), Please don't go (complainte amoureuse implacable imprégnée de gospel), You haven't done nothing (morceau bouillant qui évoque le meilleur de Talkin' Book). On y entend aussi des morceaux qui semblent étrangement désenchantés : Boogie on Reggae Woman en tête qui, malgré son succès sur le marché en qualité de single, sonne bien creux.

L'histoire de la musique est aussi l'histoire des quêtes de libertés. Et encore des amitiés déçues dont il n'est pas aisé, a posteriori, de percer les mystères. Il est ainsi possible que Margouleff et Cecil ait, de leur propre point de vue, exagéré leur influence sur le cours de la carrière de Wonder. Le génie ne se limite pas aux outils qu'il emploie. Il est aussi fort possible que, tout génie qu'il soit, Wonder se soit fait influencer par le marketing Motown, privilégiant ses propres intérêts (et aussi son image) à l'amitié créative qui l'unissait à ces deux bidouilleurs de câbles un peu fêlés. La parole n'est pas vérité. Les témoins, et c'est aussi une caractéristique de l'Histoire, ont pourtant toujours un peu raison...