jeudi 22 février 2024

Amanda Gardier : le cinéma dans les oreilles


La musique est née avant la parole. Et c'est d'ailleurs ainsi que le voit Tolkien dans les premières pages du Silmarillion, l'une des plus belles genèses modernes jamais écrites - récit stupéfiant de poésie qui fait par ailleurs [involontairement bien sûr] de Melkor le premier jazzman de tous les temps. Il en va de même pour le cinéma. Pour lui aussi, la musique est venue avant la parole. Intuitivement, cet art, plus que nul autre, a compris que si le silence était nécessaire à la musique (comme à la parole), son absolue continuité n'était rien d'autre qu'un symbole de mort. Puisque les images dansaient désormais de manière miraculeuse devant les yeux des êtres humains, il leur fallait un habillage sonore. La musique, grand véhicule de sentiments et d'émotions, serait ce vêtement. Ce supplément pour ainsi dire...

Avec l'arrivée du parlant, le cinéma a continué de nourrir une relation étroite avec la musique. En puisant dans le répertoire ou en incitant à la création. Le jazz, tout particulièrement, n'a jamais rechigné pour offrir ses services. A la fin de l'année 57, le producteur Marcel Romano et le réalisateur Louis Malle, sautent sur le râble de Miles qui vient tout juste d'atterrir à Orly. Une projection d'Ascenseur pour l'Echafaud est organisée pour convaincre le trompettiste qui doit se produire à l'Olympia en décembre. Le film lui plait. Après avoir noté quelques idées sur un papier, il donne son accord. Dans la nuit du 4 au 5 décembre, il improvise l'ensemble de la bande-son au sein d'un quintet majoritairement français (à l'exception du batteur exilé Kenny Clarke) sur la base d'une poignée d'instructions qu'on qualifiera poliment de sommaires. Cette session est sans doute la plus célèbre de l'histoire du lien entre cinéma et jazz mais les exemples ne se limitent pas à Miles Davis. Quelques mois plus tôt, le pianiste John Lewis a conçu la bande originale du film de Vadim, Sait-on jamais. En 58, c'est Art Blakey qui habiller le polar de pour Molinaro, Des Femmes disparaissent. En 60, Vadim réussit à obtenir les services de Monk pour sa désastreuse adaptation moderne des Liaisons Dangereuses. Et la même année, Godard pour A bout de souffle, utilise les services du tout jeune Martial Solal. Il se dit que Godard a peu apprécié le travail de Solal mais la collaboration fait partie de cette histoire bien riche. Et nous n'évoquons pas ici le cinéma américain qui a lui aussi énormément puisé dans la pépinière jazz.

La démarche d'Amanda Gardier, qui, dans son dernier album (le 3e de sa jeune carrière) rend un hommage à la filmographie de Wes Anderson, participe de cette Histoire. Mais il procède d'une attirance inversée. Ce n'est pas le cinéma qui vient ici vers le jazz. C'est le jazz qui vient vers le cinéma. Ce qui est suffisamment rare pour que la chose mérite d'être soulignée. 

Pour réussir son entreprise, la jeune saxophoniste a assemblé un quartet plutôt malin. Son compagnon habituel, le guitariste Charlie Ballantine, est du projet. Tout comme le contrebassiste Jesse Whitman (qui figurait sur son tout premier album, Empathy). Pour compléter son groupe de soutien, Gardier s'est surtout attaché les services du batteur Dave King. Riche idée tant le batteur de The Bad Plus est le musicien rythmique les plus polymorphe de la scène jazz mondiale ; capable de déchainer les plus acrobatiques turbulences (c'est le cas dès le morceau d'ouverture du disque de Gardier, Coping with the very troubled child) ou de peindre véritablement le rythme (comme pouvait le faire, dans un tout autre genre, le batteur Shelly Manne). Auteur : Music inspired by the films of Wes Anderson est certes un album ludique (les amoureux du cinéma d'Anderson parviendront certainement à en relier tous les fils) mais il n'est pas qu'une succession d'ambiances. Il ne s'agit pas pour Gardier de tomber dans le piège de la musique cinématographique : le morceau d'ouverture (inspiré de Moonrise Kingdom), I wonder if it remembers me (inspiré de The Life Aquatic with Steve Zissou) ou encore The incarcerated Artist and his Muse (qui évoque le récent French Dispatch) sont autant de compositions qui ne se limitent pas aux ambiances et aux couleurs Andersoniennes. Elles sont bel et bien des supports d'improvisations, des architectures savamment finies. Le fruit d'inspirations authentiques qui célèbrent la combinaison réussie que représente ce quartet et établissent surtout l'émergence d'une musicienne qui plane désormais au-dessus des simples promesses.

Une musicienne qui, à sa manière, parasite les vieux réflexes et tirebouchonne les tendances historiques.