vendredi 1 mars 2024

Everybody loves my baby : au temps des pionniers


Se repérer dans la discographie des pionniers du jazz est le sport favori de ceux qui adorent s'arracher les cheveux ; ou de ceux qui apprécient de s'absorber dans leur coupe en 4 dans le sens de la longueur. Chacun ses plaisirs pervers. Prenez les 2 interprétations du standard Everybody Loves my baby de 1924 que l'on doit à deux groupes assemblés par le pianiste Clarence Williams ; 2 versions sur lesquelles on retrouve le jeune Louis Armstrong (23 ans à ce moment là). Les deux versions n'adoptent pas le même rythme. Ni la même approche. L'une d'entre elles arpente la face instrumentale et offre la première partie du morceau à la joyeuse virtuosité des musiciens ; l'autre valorise d'emblée la maestria du chant. Eva Taylor, l'épouse de Clarence Williams chante sur une version. Sur l'autre, c'est Joséphine Beatty, qui sera plus connu, un peu plus tard, sous le nom de scène suivant : Alberta Hunter. Sur l'une des versions, nous retrouvons  la pianiste Lil Hardin (qui épouse Armstrong en 1924) ; Clarence est bon prince. Sur l'autre, c'est bel et bien lui qui pianote. Comment remettre les choses à l'endroit dans un bordel pareil ? En luttant et en grinçant des dents. En prenant des notes. Pourquoi ? Parce que c'est là la condition de l'amateur obsédé de jazz.

Une chose est certaine, c'est la version enregistrée pour le label Okeh! qui va populariser durablement le standard.  Il semblerait que l'on retrouve sur cette version, sinon princeps du moins majeure dans l'histoire du jazz, Clarence Williams au piano, Eva Taylor au chant, Louis Armstrong au cornet, Aaron Thompson au trombone, Buster Bailey au soprano... et Buddy Christian au banjo, histoire d'avoir un petit peu de base rythmique en l'absence de batterie, instrument dont on se passait alors volontiers (tout comme de la contrebasse) à une époque où enregistrer ces cadors était un autre genre de sarclage de tignasse. Vous comprendriez si vous deviez graver du son sur un rouleau de cire par le biais d'un pavillon acoustique de merde captant les sons d'une manière clairement faiblarde ; à la manière d'un malentendant remplaçant vos mots par d'autres, forcément absurdes.

C'est à Spencer Williams que l'on doit la composition d'Everybody Loves my baby. Né en 1889 dans un petit bled situé à la frontière de la Lousiane et du Mississippi, Williams est un des compositeurs les plus importants des années 10-20. C'est à lui que l'on doit I ain't got nobody (1915) ou Basin Street Blues (1928). Quand même, ce n'est pas rien... Et ce n'est pas un hasard si Everybody loves my baby se révèle au monde grâce à Clarence Williams. Les deux hommes n'ont aucun lien de parenté mais ils se côtoient depuis la fin des années 20. Clarence Williams, qui s'est installé à Chicago en 1915, est l'un des rares afro-américains à être aux manettes de son art. Il publie lui-même les productions de ses petits orchestres. Cette initiative sera payante : elle lui permettra de vendre son catalogue au label Decca pour une somme rondelette et de prendre sa retraite au début des 40's. La vie d'un jazzman peut paraître enviable ; elle était en réalité le turbin de l'art musical... L'art de ceux qui l'empoignaient en bleu de chauffe.

La collaboration entre les deux Williams est couronnée de succès dès 1919 avec la signature commune de la composition Royal Garden Blues. 5 ans plus tard, Spencer offre donc naturellement Everybody Loves my baby à Clarence qui va, comme on l'a dit, l'enregistrer deux fois. Une première fois sous l'égide du label Gennett avec Joséphine Beatty au chant, laquelle est soutenue par les Red Onion Jazz Babies. Une belle version. Gennett est un label bien étrange. Installé à Richmond, Indiana, cette maison a fait beaucoup pour documenter la musique des pionniers du jazz, d'Armstrong à Bix Beiderbecke en passant par Jelly Roll Morton et King Oliver. Dans le même temps, pour se tenir à flot, la maison louait ses studios au mieux offrant. Dans sa liste clients, Gennett comptait ainsi le Ku Klux Klan, apparemment soucieux à l'époque d'offrir à ses membres de la musique à tendance suprémaciste. C'est ce qu'on appelle un grand écart. On connait la deuxième version. Clarence l'a délivrée pour le label Okeh! dont la force de frappe était bien entendu supérieure. 1924. Joli centenaire nous ramenant à une époque de terrifiants contrastes.

100 ans plus tard, on dénombre près de 300 versions du standard de Spencer Williams ; dont une bonne partie d'interprétation purement instrumentale. C'est l'immense Fats Waller qui le magnifie, au point d'en faire un de ses morceaux-patron. Cette version, qui date de 1940, est enregistrée pour le label Bluebird. Fats chante et joue du piano. Son fabuleux groupe de l'époque, le Rhythm l'accompagne. C'est une splendeur absolue. Et une interprétation très en avance sur son temps. La version commence par une intro d'un goût parfait, jouée solo par Waller. Après l'exposition du thème, le pianiste déploie un micro-solo surprenant de modernité ; presque dissonant entre la 26e et 36e seconde. L'autre star de ce morceau, outre le trompettiste Herman Autrey et le clarinettiste Gene Sedric, c'est le guitariste Al Casey qui lui aussi marie l'art de la déclinaison, de la dissonance, la science de l'intertexte. D'un bout à l'autre du morceau, Casey et Waller ont établi une question et une réponse parfaites. Ces deux-là ont produit un vaudeville sous forme de notes... Encore une fois, on ne peut que regretter les limites des techniques d'enregistrement de l'époque. In vivo, le son de ce groupe devait être en effet d'une puissance éblouissante ; ce que semblent attester les remasterisations réussies des enregistrements de ce collectif diabolique.

Everybody loves my baby va, au contraire de Basin Street Blues, rester cantonné au style dixie. Les tentatives de sortir le standard de son territoire habituel ne seront pas couronnées de succès. En 57, la chanteuse Dinah Washington en offre une version ambivalente. Alourdie par des arrangements bien trop envahissants. mais aussi enluminé quand Dinah chante seule (à partir de la minute 50) ; sa voix est  fabuleuse, son phrasé incroyable. Quand elle en termine, on ressent la difficulté de ne pas ponctuer sa performance d'un woooh bien ringard... C'est là l'indescriptible magie des grandes chanteuses. En 55, Doris Day livre son interprétation dans le cadre du film Love me or leave me ; interprétation d'une raideur pénible. On t'aime bien Doris mais tout cela n'est pas très sérieux quand on pense au Blue de Five de Clarence Williams ou à la virtuosité liquoreuse du groupe de Waller. On doit enfin la pire version de l'histoire à l'inénarrable Brigitte Bardot en 1963. Qui a eu l'idée de foutre un micro devant la bouche de cette omelette trop cuite ? S'il existait une compétition récompensant la chanteuse la plus anti-swing de l'Histoire, Bardot la remporterait sans doute ; cette interprétation navrante (et arrangée avec les pieds, par Bolling semblerait-il...) serait une des pièces à verser au dossier.

C'est là la glorieuse et triste vie des standards, ma foi. Que d'être offerts à la micro-république des génies comme à la cohorte innombrable des médiocres.