mercredi 28 février 2024

Familia : l'identité selon Rodrigo Recabarren


"Peu de choses sont plus importantes que l'identité". Ces mots, du batteur chilien Rodrigo Recabarren, sont simples et empreints de vérité. Et ce, bien qu'il ne soit pas si aisé de définir ce qu'est réellement l'identité. Ou, à tout le moins, ce qu'elle devrait être. Peut-être parce que l'identité se constitue sur plusieurs niveaux ; procédant autant de l'individu que du collectif. Mais aussi, sans doute, parce que les identités peuvent être défensives, rabougries, et même malheureuses. Ou tout au contraire, ouvertes, accueillantes et protéiformes.

Natif de Santiago du Chili, mais installé à New York depuis plus d'une décennie, le musicien a sans doute eu le temps de murir sa propre approche de l'identité, de penser la sienne (voire de la peaufiner), lui qui partage de surcroît le patronyme de l'une des figures majeures de l'Histoire de la gauche chilienne. Suffisamment majeure pour que le chanteur Victor Jara (trésor national de la musique populaire chilienne) lui consacre une chanson mémorable à la fin des années 60. Une chose est certaine, l'identité de Rodrigo Recabarren n'est ni malheureuse ni étroite, mais bel et bien vivante et incarnée. Elle n'est ni un folklore défensif, ni un musée de clichés sédimentés. 

A l'évidence, le jeune batteur chilien a compris que l'identité était autant un héritage qu'une matière en construction ; constat sans doute renforcé par son expérience de déraciné volontaire. On ne sait si Recabarren a ressenti une forme de mal de pays en quittant son Chili natal. Ce mal est trop partagé par la communauté spirituelle des exilés pour qu'il en ait été autrement. En tout cas, il n'a pas tardé à se reconstruire à New York une famille afin de ne pas perdre le contact avec son identité. Et une partie d'entre elle constitue aujourd'hui son trio : le contrebassiste chilien Pablo Menarès et le pianiste espagnol Yago Vazquez, originaire quant à lui de Galice.

Identité, famille. Voilà des termes forts et qui se ressemblent à certains égards. Des termes qui tous deux évoquent la puissance de transmission, de la tradition, de l'héritage, mais qui peuvent également exprimer deux représentations radicalement opposées. Dans le pire des cas, l'identité comme la famille sont hermétiques aux influences extérieures. L'esprit de clan n'est jamais très loin de l'esprit communautaire. Mais il y a une manière plus heureuse de considérer l'identité comme la famille : à la manière de communs qu'il serait possible d'enrichir sans cesse, de complexifier au fil du temps. C'est ce que semble dire Recabarren lorsqu'il parle de son trio : "Cela fonctionne comme une sorte de télépathie. Les membres de ce trio s'acceptent simplement les uns les autres. Quand nous jouons, c'est un peu comme si nous étions en train d'avoir une conversation entre très bons amis, autour d'une bonne bouteille de vin. Pour ce trio, "Familia" est l'expression d'expériences partagées, mais aussi d'une curiosité, nécessaire, pour explorer la manière dont les identités personnelles peuvent façonner la musique".

Familia, c'est le nom de baptême du premier album de cette fraternité à trois. Et c'est une œuvre qui convoque la tradition et l'identité sans jamais s'appesantir sur elles. De l'album, seul le morceau d'ouverture, Santiago - magnifique au demeurant - les convoque directement.. Tous les autres titres de l'album s'y réfèrent bien sûr, mais d'une manière aussi délicate que subtile : à la faveur de phrases distillés, d'évolutions rythmiques savantes ou de rappels stylistiques nichés dans des solos qui font surtout la part belle à l'exploration de structures harmoniques ébouriffantes de qualité. C'est là le signe d'une identité qui refuse de se figer, qui ne cesse de se constituer, d'accueillir de nouvelles briques. C'est le cas par exemple avec le titre Aninovo qui ne cesse d'effectuer un va et vient entre jazz et tradition  (procédé qui doit ici énormément à la multiplicité des langages utilisés par le pianiste Yago Vazquez). C'est aussi le cas du morceau de clôture, Despuès de todo, composé par Pablo Menares (et qui ne doit donc rien au groupe cubain Los Van Van), qui marie une architecture rythmique sans cesse changeante à un langage harmonique d'une complexité étourdissante ; titre qui se conclut du reste par une rupture rythmique binaire aussi surprenante que touchante.

A l'écoute de ce premier album remarquable, on comprend ce que Rodrigo Recabarren cherchait à exprimer en parlant de télépathie. On est en effet souvent surpris par la cohésion affichée par le trio, par sa capacité à s'unir, à respecter la parole de chacun de ses membres, à manier les unissons pour permettre à chaque composition, en fonction de sa couleur, d'adopter les ponctuations les plus adaptées, à soutenir les élans collectifs, comme si chaque action n'était jamais le supplément mais le complément des autres. Cette qualité est plus rare qu'on ne le pense dans le cadre des trios piano/contrebasse/batterie. Suffisamment rare pour que l'on prenne en tout cas le soin de la souligner, de la surligner et de la louer comme il se doit.


Rodrigo Recabarren - Familia (GreenLeaf - 2024)

Piano : Yago Vazquez 

Contrebasse : Pablo Menares 

Batterie : Rodrigo Recabarren