vendredi 6 octobre 2023

Le dernier plan de vol de Jaimie Branch


Le 22 août 2022, le monde du jazz tombe à la renverse en apprenant le décès de l'une de ses musiciennes les plus radicales et aventureuses : la trompettiste Jaimie Branch, âgée de 39 ans seulement. Pour le microcosme constitué par la communauté artistique du quartier de Red Hook, situé dans l'arrondissement New-Yorkais de Brooklyn, le choc est encore plus rude. Parce qu'elle perd l'une de ses plus vigoureuses étoiles mais aussi parce que cette mort brutale, des suites d'une overdose de Fentanyl, lève le voile sur la froide réalité d'un monde qui broie les artistes.

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la sensibilité exacerbée des vrais artistes. Et sur l'ambivalence de leur si particulier psychisme. Car si c'est bien là qu'ils trouvent leur carburant créatif, c'est aussi la même matière qui prépare bien souvent le terrain de leur déchéance ; quand elle ne les transforme pas en monstre. L'histoire de la musique, en particulier, regorge d'exemples en la matière. Mais il n'est pas besoin d'un tel recul pour obtenir la vue d'ensemble que l'étude sommaire de la communauté artistique de Red Hook* peut nous prodiguer.

Le jazz est, depuis l'origine, une école de la dureté. Par essence, dans la mesure où l'on n'y tolère peu la répétition et où la concurrence y est féroce. Dans la pratique, puisque cette musique requiert une implication qui ne tolère aucun relâchement. Mais aussi, et surtout, à cause de l'environnement au sein duquel il est contraint d'évoluer : un environnement pour qui la culture n'est qu'un prétexte au seul bénéfice d'une obsession du rendement qui expose les artistes à l'absence de reconnaissance, à la méconnaissance de la condition du musicien de jazz et même parfois à l'indifférence. Sur ce front-là, beaucoup lâchent la rampe. C'est le cas de la claviériste Ellen O'Meara, amie de Jaimie Branch (et figure active du collectif Gold Bolus), qui mit fin à ses jours au tout début de l'année 2019.

La came, en elle-même (et le Fentanyl est en l'espèce l'une des plus puissantes et dévastatrices du spectre) est et a toujours été un outil de suicide lent particulièrement prisé par les musiciens de jazz. Combien de génies a-t-on vu s'autodétruire sciemment ; en un clin d'œil ou en nous affligeant du morbide spectacle de leur progressive dégradation. Maladie, impuissance créative, isolement social, mort : l'histoire du jazz a sa martyrologie.

Un splendide texte nous éclaire sur la vie (et le talent rare) de Jaimie Branch, sa puissance créatrice, ce qu'elle représentait pour les autres et la dureté du monde au sein duquel il lui fallait créer. Il est l'œuvre de la compositrice (et touche à tout) Amirtha Kidambi. Qui était une amie de Branch mais aussi de Ellen O. Voici un extrait : 

"La mort d'Ellen nous a rapprochées davantage encore ces dernières années. Je me souviens avec émotion du lendemain de la mort d'Ellen. Nous étions ensemble, chez un ami, avec Jaimie. Beaucoup de personnes de ce même cercle étaient là le lendemain du rassemblement organisé en hommage à Jaimie. Dans une si petite communauté, il est choquant de penser au nombre de pertes que nous avons subies en si peu de temps. Ces pertes ne sont pas une coïncidence et révèlent de profonds problèmes systémiques liés au fait d’être artiste dans le capitalisme tardif, dans une culture qui ne nous valorise pas. En février 2021, un autre de nos amis communs est décédé d’une overdose de fentanyl. J'ai appelé Jaimie alors qu'elle était en tournée pour lui annoncer la nouvelle et lui ai demandé si nous pouvions parler franchement de ses difficultés lorsque nous serions toutes les deux rentrées à la maison. Nous n’avions jamais vraiment discuté de sa dépendance auparavant, car cela semblait être derrière elle. Elle était si douée pour prendre soin de tout le monde autour d’elle et cacher sa propre douleur. Jaimie ne faisait pas mystère, ni des tourments qui furent les siens pendant la pandémie, liés au fait de ne pas pouvoir jouer, ni de ses profondes crises de dépression. Elle cherchait activement de l'aide, comme je suis sûr qu'elle l'a fait de manière cyclique au cours des dernières années. J'ai fait de mon mieux pour la soutenir de toutes les manières possibles. Je sais que tous les amis proches de Jaimie ont essayé de l'aider d'une manière ou d'une autre. Je sais que lorsqu'elle est morte, nous avons tous pensé que nous aurions dû faire davantage."

La musique de Jaimie Branch est à l'image des fêlures qui sont abordées dans ce texte : engagée voire militante, directe, intense mais aussi fragile, paradoxalement délicate. Elle est aussi intransigeante (punk par certains aspects, dans la plus pure tradition new-yorkaise), pleinement collective (il n'est pas rare de trouver au détour des albums de la trompettiste des accents empruntés à la fougue des fanfares traditionnelles nouvelle-orléanaises), déclarative (s'appropriant tout ce que les musiques dites urbaines ont créé dans l'histoire comme terrain d'expression), imaginative et expérimentale dans le sens le plus noble du terme.

Intransigeant, le concept Fly or die - qui était aussi le nom de son ensemble - auprès duquel Jaimie Branch ne cessait de revenir... l'était dans les termes, dans le fond comme dans la forme. Et ce, dès son premier album, paru en 2017 sur le label International Anthem. Je pense à la composition Theme 002, qui montre les deux facettes de Branch : une force de vie prête à renverser tout ce qui se trouvera sur son passage (à travers la mise en place d'une sonorité claironnante, puissante, affirmée et d'une rythmique infaillible) et le dénuement d'un souffle se réduisant à sa plus simple expression.  On pourrait aussi mentionner la composition Simple Silver Surfer sur le deuxième volet de Fly or Die (II, paru en 2019), manifeste calypso absolument renversant... Ou enfin, le blues déclamatoire, puissant (et même proprement révolté), Prayer for Amerikkka, lumineux de colère et de clairvoyance, magnifié sur le seul album live édité de l'artiste (2021).


A l'heure de nous quitter, Jaimie Branch s'attelait à l'enregistrement de son 3e album studio. L'enregistrement était du reste achevé. Il ne restait qu'à régler les derniers détails de la production. En son absence désormais définitive, c'est la sœur de la trompettiste qui a donc piloté la post production des sessions. Mixage, direction artistique, sélection des titres... Fly or Die Fly or Die Fly or Die ((world war)) est finalement sorti à la fin du mois d'août dernier. Et on y trouve la même force vive, le même enthousiasme intransigeant (Take over the world), un même goût de la transe (Borealis Dancing) et de ce que l'on pourrait appeler un jazz de combat (Burning Grey). Mais dans une version augmentée en quelque sorte, traduisant une ambition démultipliée, ce que résume parfaitement cet extrait des liner notes de l'album : "Jaimie n'avait jamais de petites idées. Elle voyait toujours grand. Dès que vous lui disiez qu’elle ne pouvait pas faire quelque chose ou que quelque chose serait trop difficile à accomplir, elle devenait d'autant plus déterminée et concentrée. Et cet album est grand. Bien plus grand et plus exigeant que n’importe quel autre disque de Fly or Die. Ici, Jaime a voulu jouer sur des formes plus longues, avec d'avantage de modulations, de bruit, de chant et comme toujours, avec des grooves et des mélodies. Elle était une mélodiste dynamique. Jaimie voulait que cet album soit luxuriant, grandiose et plein de vie, tout comme elle. Chaque fois que nous l’écoutons, nous ressentons sa profonde empreinte partout dans la musique, et nous nous voyons tous la faire ensemble."

C'est toute l'ambivalence de ce disque majuscule, non seulement réjouissant mais aussi joyeux (d'une authentique joie nietzschéenne) ; ambivalence qui nous étreint nécessairement à la découverte boulervsante d'une œuvre posthume trop réussie pour être appréciée sans amertume.


*Il y aurait aussi beaucoup à dire à propos de Red Hook. Ce territoire d'un peu moins de 3 km2 (et concentrant aujourd'hui à peine 2000 habitants) fut l'un des tout premiers quartiers historiques de Brooklyn. Avant de devenir un coupe-gorge (voire la capitale américaine du crack dans les années 90), il était, au milieu du 19e siècle l'un des ports majeurs du pays. Avant d'être déclassés et même coupés du reste de la ville après les grands travaux autoroutiers du milieu du 20e. Si aujourd'hui encore, Red Hook n'est relié par aucune ligne de train et n'est accessible que par une petite ligne de bus, il attire de plus en plus les promoteurs les plus voraces (et des projets commerciaux dévastateurs (pour les résidents comme pour l'histoire du quartier lui-même)). Quelle en est la raison ? La vue imprenable sur Manhattan que la quartier offre tout particulièrement... Faites place aux riches, va-nu-pieds ! L'histoire de Jaimie Branch, de ses combats et de tous ceux qui ont partagé sa condition, résonnent tout particulièrement à l'aune de ce récit accéléré, non ?


Jaimie Branch - Fly or Die Fly or Die Fly or Die (​(​world war​)​) (International Anthem)

Jaimie Branch – trumpet, voice, keyboard, percussion, happy apple

Lester St. Louis – cello, voice, flute, marimba, keyboard

Jason Ajemian – double bass, electric bass, voice, marimba

Chad Taylor – drums, mbira, timpani, bells, marimba

& guests...