jeudi 1 février 2024

Sonny Stitt : Don't call me Bird !


Né il y a 100 ans, à un jour près, le saxophoniste Sonny Stitt est l'un des plus brillants musiciens de l'Histoire du jazz. Un joueur par excellence qui devait toutefois supporter d'être sans cesse comparé à Charlie Parker. Comme Bird, Sonny Stitt pratiquait l'alto. Il jouait aussi du tenor. Alors que la majorité des altistes ne passent jamais au tenor, Stitt n'avait pas d'avis tranché sur la question. Pour lui, le tenor et l'alto n'avait d'autre différence que leur tonalité propre. Il s'agissait de jouer. Toujours. Simplement. "Il y a ces gens qui viennent me voir jouer, disait-il, à la fin de leur journée de travail. Ils ont besoin de s'évader. Alors, mon job, c'est de leur offrir la possibilité de s'évader. Si on me demande de jouer ceci ou cela, je joue ceci ou cela". La posture est humble et résume plutôt bien le musicien qu'était Sonny Stitt. Quoi qu'il en soit, Stitt supporta le poids de cette comparaison toute sa vie. Un poids qui pesa sur les épaules de tous les altistes qui eurent le tort d'être des contemporains de Bird ou d'émerger peu après lui. 

Reste à savoir si Sonny Stitt n'était rien de plus qu'une sorte de sous-Charlie Parker. De clone certes doué mais moins doué que le génie qui avait renversé la table en bidouillant les changements d'accord de Cherokee. Reste à savoir, autrement dit, s'il est vrai que Stitt ne fut jamais capable de trouver sa propre voix. C'est l'une des accusations proférées par le critique Steve Race à son encontre au milieu des années 60. Sonny Stitt y répondra, sans lassitude apparente, toujours de la même manière : "Quoi qu'on en dise, nous avons tous notre manière de jouer. On ne peut dire à quelqu'un comment vivre, comment ressentir les choses, comment jouer. Quand quelqu'un essaie de me dire comment faire, je lui dis d'aller se faire pendre. Mon but est d'avoir l'esprit libre. Comment voulez-vous bien jouer sans être libre ? Tout le monde devrait vouloir être libre d'esprit. C'est comme quand ils disent que je joue comme Charlie Parker. Il y a des années, Parker m'a dit : "Hey, mais tu sonnes comme moi". Je lui ai répondu : "Et toi, tu sonnes comme moi". Alors nous nous sommes dit : "Bon, on ne peut rien y faire de toute façon". Et nous sommes allés boire un verre puis jouer quelques trucs ensemble..."

Stitt a eu la finesse et l'honnêteté de ne jamais essayer de repousser l'image de Bird loin de lui. Début 63, il enregistre une dizaine de morceaux, tous écrits par Bird. L'album qui en découle (Stitt plays Bird) sort début 64 chez Atlantic. Ironiquement, l'album est un des plus beaux de Stitt, envoyant les critiques en général - et Steve Race en particulier - se faire pendre. La musique n'a pas et n'aura jamais besoin de ces lourdauds de toute manière. Stitt singe-t-il Parker sur ce disque ? Il est impossible de ne pas entendre une parenté, des intentions communes. Des façons communes de procéder. Il y a du Bird dans Stitt (et il sera toujours compliqué de dire qu'il y a du Stitt dans Bird), c'est indéniable. Mais il faut être malhonnête pour ne pas entendre que Stitt y déploie aussi sa propre voix. De manière parfois brillante comme sur Parker's Mood (avec un phrasé blues incroyable de chaleur) ou sur Ko-ko qui établit une synthèse parfaite entre tout ce qui rassemble Stitt et Parker et tout ce qui les distingue.

En 2007, le label espagnol Fresh Sound s'emploie aussi à fournir quelques réponses avec l'édition Don't call me Bird qui rassemble deux albums de Stitt enregistrés en 59 pour le label Verve : Saxophone Supremacy et Sonny Stitt swings the most. Deux albums qui regorgent d'allers et venues sur le terrain de Bird, sans jamais donner l'impression que Stitt ne parlerait pas de sa voix propre. Blue Smile sur Saxophone Supremacy en fournit un bel exemple : voilà bien une de ces courses bop qu'affectionnaient les deux altistes. Morceau joué à toute vitesse, arabesques au programme, mariage de phrases hachées et déliées. Ce n'est pas parce que cela fait penser à Parker que Stitt n'est pas hautement présent pour dire tout ce qu'il a à nous dire. Ce morceau est une dé-mon-stra-tion ! Un exercice distingue peut-être plus nettement Stitt de Parker : leur traitement respectif des ballades. Il y a encore des intentions communes, certes. Mais Stitt a davantage le souci de coller à la structure mélodique. C'est notable sur la version de The Gypsy qui figure sur Sonny Stitt swings the most, et ce, même lorsqu'il se lance dans une de ces grandes déclinaisons harmoniques qui encore une fois les rassemblent. Il y a chez Stitt ce je ne sais quoi qui donne plus de liant que chez Bird. En dépit d'une agilité hors du commun, une volonté aussi, de faire simple quand on peut faire simple. A l'image de cette version de That's the way to be sur laquelle Sonny pousse la chansonnette. Simple comme bonjour, simple comme on joue. Parce qu'à la fin de nos journées de boulot, comme le dit Stitt, nous avons besoin de nous évader. Voilà peut-être ce qui distingue en fin de compte le plus Stitt de Parker : Sonny comprenait le B-A-ba de la condition humaine, dans ce qu'elle a de plus infime. Et quand il joue, nous croyons souvent l'entendre dire : "Alors, les gars, qu'est-ce que vous avez de m'entendre jouer ?"