vendredi 2 février 2024

Trane : année 64


En apparence, l'année 64 n'est pas, pour Trane, l'année la plus chargée de sa carrière. Il se rend peu en studio et ne se produit pas beaucoup sur scène non plus. C'est pourtant, paradoxalement, l'année où il atteint son sommet créatif. Lors du premier trimestre de l'année 64, Coltrane est intraçable. Invisible, sauf pour ses proches, cela s'entend... En avril, il s'agite un peu avec une performance courte, donnée au Showboat de Philadelphie. Fin avril et début juin, on le sait en studio pour enregistrer la matière de l'album Crescent. Fin juin, il est encore dans les studios de Rudy Van Gelder pour fournir le matériau qui servira de bande originale au film du canadien Gilles Groux, Le Chat dans le sac. Ce travail ne sera édité qu'en 2019 sous le titre Blue World. Entre juillet et décembre, Coltrane et son quartet se produisent 3 fois : à Philadelphie, au Showboat et au Pep's, et enfin au Birdland, à NYC. Là encore, les performances sont courtes. Et si quelque chose a été enregistré, c'est par un de ses planqués d'amateurs d'enregistrements personnels qui conserve encore le tout jalousement ; si tant est que les captations soient exploitables... Finalement, les 9 et 10 décembre, le saxophoniste réunit son quartet pour enregistrer l'album qui va - encore une fois - bouleverser le monde du jazz : A Love Supreme. Résumons : 5 sessions, 4 petits concerts, 2 chefs-d'œuvre absolus. Voilà l'année, d'un pur point de vue comptable, de John Coltrane en 1964.

Si Coltrane ne se montre pas beaucoup cette année-là, c'est parce qu'il réagence sa vie de fond en comble. Après le grand tournant de 57 qui lui permet de se libérer de ses addictions, le saxophoniste fait aussi l'expérience d'une épiphanie ; épiphanie qui se renforce lorsqu'il rencontre sa seconde épouse, Alice McLeod, aux alentours de l'année 62. La foi n'est pas un chemin de tranquillité. Entre 57 et 64, Coltrane rechute, doute, fait de grands pas en arrière qui brisent la linéarité de sa progression humaine et spirituelle. On n'en finit jamais tout à fait avec ses vieux tourments. La solution prend l'apparence d'une anecdote : un déménagement de la nouvelle petite famille de Trane dans un petit ranch d'un village de l'état de New-York : Dix Hills. Au calme. C'est dans la chaleur de ce logis qu'il se retire, médite, tente de faire taire les parasites qui l'empêchent d'entendre tout à fait ce qu'il entend en son fort intérieur. Et de facto, de le retranscrire. Voilà donc où se niche Trane. Voici le quai le long duquel il rassemble ses forces... C'est à l'étage de ce havre véritable - familial, amoureux, créatif et, au risque de me répéter, spirituel - qu'il s'exerce à l'écoute de son œuvre intérieure et qu'il se dicte presque à lui-même la musique qui mettra en note l'intensité et l'intériorité de sa foi. C'est à cet étage qu'est Trane pendant la majeure partie de l'année 64. Il mange peu. Il est une excroissance de sa famille. Et cette famille respecte son besoin. Il se retranche de la vie pour l'enluminer. Griffonnant des portées, raturant, jouant les mêmes phrases hypnotiques, méditant des heures et des heures, travaillant deux matières qui vont finalement fusionner : lui-même et la musique. Puis un jour, un matin, une après-midi, un soir, Coltrane parvient à résoudre cette intime équation. Alice Coltrane décrit la scène de la manière suivante : "Il est descendu de l'étage comme Moïse descendit de la montagne. C'était si beau à voir. Il est descendu et il y avait sur son visage une telle paix, une telle joie..."

L'importance d'A Love Supreme a sans doute éclipsé l'intensité du rayonnement pourtant puissant de son prédécesseur, Crescent. Mais ces disques entrent en résonance l'un l'autre. Peut-aussi avec l'enregistrement studio (en novembre 63) de la composition Alabama, publié au tout début de l'année 64 sur l'album Live at Birdland. Cette composition, écrite et enregistrée dans l'urgence après la mort de 4 fillettes afro-américaines, suite à un attentat à la bombe perpétré par le Ku Klux Klan, visant l'Eglise baptiste de la 16e rue de Birmingham, a fait basculer la musique de Trane dans quelque chose d'autre. Trane était déjà un musicien spirituel avant cela. Ô combien. Mais il le devient encore plus à cette occasion. Comme s'il avait passé un mur invisible. (Un mur transcendantale ? Peut-être.) Comme s'il avait pris conscience que la musique n'avait pas de réelles limites ; qu'elle pouvait tout dire et peut-être dire davantage de choses que la littérature ou la philosophie... Et de manière simultanée, qui plus est. Dans une note, il y a tant de choses. Plus que dans n'importe quel mot. A moins qu'il n'y ait plusieurs mots dans une note. Si les mots étaient des sentiments, ce qu'ils ne sont finalement qu'à travers celui qui les prononce... Crescent a un autre mérite : il s'agit de l'album qui met peut-être le plus en valeur les qualités intrinsèques de chaque musicien du quartet de Coltrane. Lonnie's Lament ne brille pas que pour son thème, d'une beauté certes inouïe. Cette composition est aussi un espace immense, aménagé pour McCoy Tyner. Qui en cache un autre, de solitude, offert au jeu si serein de Jimmy Garrison. The Drum thing est pour Elvin Jones ; une composition qui avec sa drôle de dialectique témoigne comme peu de morceaux dans la discographie de Trane, du rôle que tient le batteur au sein de ce quartet, mais encore plus, de la relation qui l'unit au saxophoniste et permet à tous d'étirer, de contracter, de rapprocher, d'espacer, de déplacer une musique qui devient alors, quoique composée par Trane, la musique de tous. Enfin, Crescent a son joyau. Un joyau qui annonce à sa manière, tout en marquant sa singularité, le reste de la carrière du musicien et les directions qu'il compte entreprendre. A Wise one est un trésor mélodique et harmonique. Un trésor à taille humaine. Peut-être que Trane n'a jamais aussi bien joué que là-dessus. Peut-être ne jouera-t-il plus jamais aussi bien. Drôle d'année 64, tout de même...

Si vous faites le tour de tous les amoureux acharnés de la musique de Coltrane, vous en trouverez peu pour vous dire qu'A Love Supreme est leur album favori. Aucun snobisme en l'espèce. Car peu contesteront dans le même temps la majesté de ce disque, sa supériorité sur tous les autres. Les raisons sont sans doute extérieures à la matière musicale proprement dite. C'est autre chose qui place cette œuvre à part. Quelque chose qui nous tient peut-être un peu à distance mais semble évident - à l'image de notre rapport au sacré, peut-être... Preuve de cette ambivalence : alors que cet album n'est pas le plus facile d'accès du musicien, il est pourtant celui qui s'est le plus vendu. 5 années après sa sortie, 500 000 exemplaires d'A Love Supreme étaient en possession de mélomanes éparpillés. Un niveau de ventes quasiment unique dans la carrière du saxophoniste. Et une communion pour tous ceux qui pouvaient entendre ce que Trane avait à nous dire. L'enregistrement lui-même est particulier (pour une musique éminemment particulière). Le lieu est comme toujours celui des studios de Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs, New Jersey. On a tamisé les lumières du studio. Pour appeler chacun au recueillement, pour reproduire l'atmosphère du club, pour cimenter l'unité du quartet et permettre à chaque musicien de se plonger en lui-même ? Quoiqu'il en soit, c'est bien dans la semi-pénombre que le quartet de Trane va enregistrer les 4 mouvements de la Suite. "Nous avions atteint un tel niveau, temoigne McCoy Tyner, que nous pouvions désormais faire bouger la musique, la faire circuler. John avait cette merveilleuse aptitude de parvenir à rendre la musique souple. Il parvenait à la rendre flexible, à l'étirer... Nous avons beaucoup réfléchi à ces concepts. Et il nous a donnés la liberté de le faire. Toute cette liberté s'est réunie le soir où nous avons enregistré A Love Supreme."

Il n'est pas forcément évident pour quelqu'un qui ne joue pas de musique - ou qui n'en a jamais joué qu'au sein d'espaces rythmiques binaires - de comprendre exactement ce que signifie une expression apparemment obscure comme celle qu'emploie Tyner pour décrire la musique de Trane. Qu'est-ce que signifie : étirer la musique ou la rendre flexible ? Revenir à The Drum Thing peut aider à comprendre ce que tout cela signifie. A comprendre comment l'architecture rythmique vaguement étrange de cette composition crée, comme dans une maison, des pièces supplémentaires dont il faudra apprivoiser les formes anormales. Il suffit d'entendre comment, dans ce morceau, Trane se positionne par rapport à l'ossature rythmique créée par Jones : c'est là le secret de l'espace étiré. Dans A Love Supreme, Coltrane parvient même à créer de l'espace dans des pièces exiguës. Dans le premier mouvement, Acknowledgement, il crée un motif entêtant, répétitif, sur lequel il chante (pas très juste) le titre de sa suite ; puis, en le répétant au tenor, il le décline dans toutes les tonalités, comme un mantra qui parvient à rester identique tout en se modifiant sans cesse. A l'évidence, Trane a dépassé le simple sens auditif en lui combinant tous les autres. Il n'entend plus seulement sa musique, il peut désormais aussi la voir. Et la sentir sans doute, de la même manière que l'on sent la matière sous la pointe de chacun de ses doigts. 

Il y a bel et bien une sorte de boucle dans cette année 64, une idée directrice qui a commencé à entrer en gestation en novembre 63. Un peu plus d'un an s'est écoulée entre la colère rentrée, la détresse absolue mais contenue d'Alabama et l'enregistrement du 4e mouvement - Psalm - de la suite. Et cependant, quelque chose semble bel et bien les relier. L'abolition de cette idée, pour commencer, qu'une composition doit avoir un début, une progression, une fin. Alabama tenait encore un peu à cette idée, en dépit de son ouverture magistrale. Psalm va constituer le point de rupture. Un psaume n'a ni début, ni progression, ni fin. Il commence parce que nous commençons à l'entendre, et s'éteint par le mérite de l'illusion. Mais un psaume ne se finit jamais et n'a jamais commencé. Il est l'expression d'un dialogue qui se tend tout entier vers l'infini, vers l'absolu de l'instant. La tension de cette composition est aussi similaire à celle d'Alabama. Mais elle n'est pas de même nature. Là où l'on percevait des larmes de rage dans le jeu d'Elvin Jones - le grincement de dents de celui qui veut signifier l'intolérable - on n'entend plus désormais que la transfiguration brute de quatre musiciens passant par toutes les émotions du sacré : la transcendance, la grâce et la gratitude, l'inquiétude de la piété et de la foi, l'espérance inextinguible. Oui, drôle d'année 64...

Cette suite, Trane ne la joua que très peu en live. Mais il est vrai que Trane préférait souvent jouer les morceaux qui l'obsédait (My Favorite Things, Afro Blue...) et prenait appui sur ses performances live pour peaufiner sa compréhension de l'espace plutôt que pour donner aux auditeurs une restitution de ce qu'il venait d'enregistrer. Jusqu'à la fin de l'année 2021, nous n'avions qu'une seule trace ; captée à Juan les Pins en juillet 65 dans le cadre du festival du même nom. Une performance brutale et ébouriffante. Depuis, nous avons aussi un live à Seattle daté du 2 octobre 1965. Sortie (sur le tard donc...) des archives privées de Joe Brazil, musicien de la scène de Seattle. Dans les 2 cas, la suite est jouée in extenso. A Seattle, elle est aussi jouée en sextet, illustrant ici qu'après ce sommet créatif de l'année 64, Trane cherchait à amplifier encore sa musique, à ne plus seulement l'étirer mais à la faire sortir de tout cadre. Il s'agit certes d'une autre histoire. Ce qu'elle nous révèle, c'est que, même pour Trane, après l'année 64, plus rien ne serait tout à fait comme avant...



John Coltrane Quartet - "Alabama" from "Live at Birdland" / Impulse! (1964)

John Coltrane Quartet - "Crescent" / Impulse! (1964)

John Coltrane Quartet - "A Love Supreme" Impulse! (1965)

Sax tenor : John Coltrane / Piano : McCoy Tyner / Contrebasse : Jimmy Garrison / Batterie : Elvin Jones