lundi 29 janvier 2024

Carla Bley : la mécanique sensible

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© Caterina Di Perri

Nous n'avons pas encore parlé de Carla Bley ici, hélas emportée en fin d'année dernière par un cancer du cerveau. C'est un tort qu'il faut dès maintenant réparer. Pas seulement parce qu'elle a démontré, tout le long de sa longue carrière, d'immenses qualités de musicienne ou de compositrice, mais aussi parce qu'elle était l'une des rares (et j'inclus ici les hommes) à savoir conjuguer engagement et humour. Le verbe conjuguer est le bon, à mon avis ; celui qu'elle s'est absolument approprié. Ici, on aime fouiller les étymologies. Alors, vai ! Conjuguer vient du latin conjugare qui signifie unir. C'est très exactement ce que faisait Carla Bley au sens le plus fort du terme dans ses meilleurs moments : unir ! Elle ne juxtaposait pas, ne se contentait pas d'associer l'inassociable, de marier joyeusement les contraires. Un paquet de musiciens font cela. Certains le font très même très bien. Elle ne brassait pas, ne mixait pas, ne pétrissait rien. Elle unissait au sens propre : les musiques répétitive, contemporaine, de cabaret, Mingus, et encore tous les folklores qui lui assaillaient les tympans. Son syncrétisme était si unique qu'il parvenait à vous faire oublier tous les liens, toutes les ficelles, tous les raccordements.

Je reviens à l'humour. Ce n'est pas la qualité exclusive de Carla Bley. D'autres musiciens savent ponctuer leurs phrases de clins d'œil, leurs compositions de cameos harmoniques. Et, à l'occasion, surtout dans la musique jazz, il peut nous arriver de sourire, comme on s'amuse d'anachronismes ou en identifiant dans une pièce parfaitement agencée un objet qui n'est pas à sa place ou qui y jure à dessein. On peut sourire, en concert, en entendant une phrase facétieuse, un accent volontairement drolatique, ou en saisissant la spontanéité d'une folle audace. Les jazzmen sont aussi des téméraires. Carla Bley allait bien plus loin, et ce, dans un environnement qui n'était pas réputé pour sa drôlerie : le pesant label ECM, qui abritait certes le label WATT que la musicienne avait fondé en 72 avec Michael Mantler, mais qui brillait surtout par son sérieux, voire sa froideur. L'entreprise avait alors la puissance d'un sourire étalé sur le reste d'une mine volontairement fermée. Ne vous méprenez pas, j'ai du respect pour Keith Jarrett... Mais pour le dire clairement, pendant que ce gars s'écoutait littéralement jouer à Köln, tout en s'envirant de l'odeur de ses propres aisselles, Carla Bley polissait son approche dans un salutaire éclat de rires. Et sortait, par exemple, en 79, cet album absolument fou qu'est Musique Mécanique.

Le titre de l'album n'est pas follement engageant, n'est-ce pas ? Qui a envie d'entendre une musique qui serait littéralement mécanique ? Cette association de termes a quelque chose de rebutant ; elle fait penser aux pianos débiles qui jouaient tout seul grâce à des bandes de cartons perforés dans les vieux saloons de films de Serie B. Et c'est sans doute une référence de Carla Bley. Ou un imaginaire qu'elle convoque. Une question se pose toutefois : un instrument qui joue tout seul est-il capable de jouer de la musique ? Pour un musicologue, sans doute. Pour le musicologue, les notes (et la classification instrumentale) se suffisent à elles-mêmes. Notes = musique. Basta. Pour celui qui mettra la théorie de côté, ces instruments sans intelligence (même artificielle) ne font qu'imiter la musique. Est-ce tout à fait vrai ? Autant que la position des musicologues. C'est à dire, partiellement. Car il y a toujours des exceptions. En la matière, Le Ballet Mécanique, pièce composée par George Antheil, pour un film dadaïste de Fernand Léger et Dudley Murphy, est bel et bien musical ; bien qu'il fut joué à l'origine par 16 pianos mécaniques et 3 hélices d'avions (mais aussi des xylophones, des sonnettes, des percussions...). Aujourd'hui, les pianos mécaniques ont disparu des diverses représentations du faux ballet d'Antheil (faux car on n'a jamais vu la moindre chorégraphie associée). Comme toujours, en musique, tout découle de l'intention. Qu'un humain soit dépêché pour interpréter une musique écrite ou qu'elle s'exécute d'elle-même par le biais d'instruments autonomes mais sans intelligence. Toutes ces questions sont moins angoissantes qu'on ne le pense. Et si elles le sont, elles le sont comme l'étaient  les questions que se (nous) posaient un auteur comme Philip K. Dick. On peut rire de la métaphysique, rire de la petitesse du genre humain, rire des soubresauts pathétiques de son histoire, rire de notre incapacité à penser notre place dans l'univers. Rire de nos tourments paranoïaques. C'est pourquoi cette Musique Mécanique composée par Carla Bley au milieu des années 70 déborde de rire. Cela ne nous la rend pas moins proche. Cela ne la rend pas moins belle. Bien au contraire.

Car si la musique de Carla Bley est intellectuelle (dans le sens noble du terme), et même intelligente, elle n'en est pas moins émotionnelle. Sous la mécanique, il y a aussi de l'organique. Sous la froideur des pistons, de la vie. Derrière la rectitude des rythmes, des pulsations. L'homme aussi est une mécanique après tout. Et qui se dérègle aisément, en dépit d'un design impeccable. Commencer par la régulation, ou l'accord, c'est exactement ainsi que procède Carla Bley dans Musique Mécanique. La première composition du disque (440) débute par quelques instants d'accordage, comme on peut l'entendre avant un concert classique. On peut légitimement penser que la chose est accessoire ; elle ne peut pas l'être dans un programme rassemblé sous un tel titre. Encore moins quand on saisit l'importance de ce la rituel d'accord (440 Hz) qui guide l'intégralité du morceau sans rien gâter d'un entrain visiblement recherché et d'une musicalité qui s'exprime pleinement. La créativité de Bley peut alors, elle aussi, se libérer totalement. Avec les 12 minutes de Jesus Maria and others spanish strains : hommage à l'Espagne républicaine qui brasse joyeusement un paquet de motifs-clichés. L'autre apport clé de cette composition, c'est celui de Mantler qui crée un simulacre de paroles à la trompette ; sorte de déclamation grotesque qui évoquera le charabia du petit personnage du dessin animé La Linea. Une voix étouffée qui parle en notes à laquelle fera écho, plus loin, celle d'un trombone plus autoritaire. L'histoire a certes tourné du mauvais côté ; mais le rire persiste.

C'est enfin la suite de Bley qui termine ce disque (et étend sa lumière sur toute la face B de l'album). En 3 mouvements bluffants de maîtrise qui parviennent à faire le tour subtil de toutes les mécaniques : celle des machines durant le premier mouvement (entrechoquements métalliques, grincements de rouages...), celle du temps durant le second (voire des temps avec la superposition d'un métronome et d'un gong d'horloge aux sonorités de glas), celle du dérèglement avec ces motifs qui se répètent comme un vinyl qui saute et ne peut s'empêcher de reproduire la même phrase mélodique encore et encore... Intelligence, humour, engagement ; telle était Carla Bley.