mercredi 24 janvier 2024

Ethan Iverson : technique du casse-tête


Conundrum
 est un terme anglais plutôt étrange dont on a d'ailleurs perdu l'origine. Ceci explique en partie cela, donc. Sa terminaison pourrait faire penser que son origine est latine. Il n'en est rien. Les linguistes vous diront que ce genre de terminaisons - dès lors qu'il s'agit d'aborder la langue anglaise - constituent parfois de fausses pistes. Par exemple, le terme tantrum qui signifie colère n'a aucune origine latine. C'est étonnant, contre-intuitif mais c'est avéré. La langue anglaise, comme toutes les langues, a ses mystères. Et ses facéties. On trouve souvent l'origine de celles-ci dans le goût des étudiants potaches et bien nés pour les jeux de mots ; jeux de mots créant souvent des termes hybrides habilement recouverts d'un vernis faussement respectable, grec ou latin. Quoiqu'il en soit, il semblerait que le terme apparaisse pour la première fois à l'écrit sous la plume de Thomas Nashe. Un type dont la biographie est intéressante. Mais puisque ce n'est pas le sujet, on se bornera à dire que Nashe était un pamphlétaire anglais du 16e siècle, habitué à se créer des ennuis et occasionnellement amateur de littérature érotique. A l'époque, le terme est péjorativement connoté et sert à se foutre de la gueule des pédants et des excentriques. Ce n'est que bien plus tard qu'il obtiendra, on ne sait trop comment, ses acceptions définitives. Au choix, Conundrum sert aujourd'hui à qualifier : un jeu de mots, une énigme ou un casse-tête.

Conundrum, c'est le titre du morceau (fulgurant et étourdissant de maîtrise) qui ouvre le dernier album du pianiste Ethan Iverson, Technically Acceptable. Ce choix n'est sûrement pas fortuit. Le programme proposé par Iverson est lui aussi une énigme, un casse-tête. Le musicien l'est également, de la même façon que le sont tous les artistes dont le cerveau et l'imagination fourmillent d'idées. Tout comme le précédent disque du pianiste (Every Note is True (encore un titre énigmatique)) sorti il y a 2 ans, Technically Acceptable a des allures de patchwork. Mais des allures seulement... Car il a pour lui la cohérence des associations d'idées. Certes, les associations d'idées sont intimes, exclusivement personnelles (pardon pour le pléonasme), et donc énigmatiques par nature, mais elles ont ceci de merveilleux qu'elles procèdent d'une logique ; logique qui leur est peut-être propre mais qui installe de facto une cohérence. C'est, je pense, une des clés du casse-tête Iverson. Et ce sera sans doute la seule tant il est parfois difficile de démêler la pelote de laine de l'entreprise en général et de certains morceaux en particulier - ce qui ne gâche absolument pas le plaisir. Prenons par exemple le deuxième morceau de l'album, Victory is Assured (Alla Breve) : incroyable exercice combinant les phrasés (voire le doigter) classique et le placement rythmique du style Kansas City. Prenons encore le choix d'employer la thérémine (instrument énigmatique par excellence) pour vocaliser une reprise éblouissante de Round Midnight. Bien malin celui qui parviendrait à comprendre comment fonctionne le magnifique cerveau d'Iverson. Ce qui l'incite à faire ces choix fous. Car le plus énigmatique dans tout cela, c'est encore ce qui fait naître de si folles idées dans ses intentions créatives. Pourquoi ?, a-t-on souvent envie de demander après l'écoute de certaines des merveilles absolues que le musicien propose. Quand un Comment ? susciterait une réponse sans doute bien plus intéressante.

Notre rapport au casse-tête est paradoxal. Les casse-têtes mêlent en effet plaisir et frustration. Sans l'un ni l'autre, ils ne sont rien. La frustration que l'on expérimente en tentant de résoudre un casse-tête dure plus longtemps que le plaisir qui résulte de sa résolution. La frustration du casse-tête est répétitive quand le plaisir de la résolution est aussi bref que fulgurant. Et pourtant, les deux émotions s'accordent. Se mesurent à l'aune de l'autre. L'intensité du plaisir de résolution est toujours proportionnel à la somme des frustrants échecs qui l'ont précédé. Voilà sans doute pourquoi certains esprits visiblement contrariés ne peuvent s'empêcher d'y revenir. Les énigmes sont des drogues dures. Le casse-tête que propose Iverson, fort heureusement, n'a pas nécessairement à être résolu. Il est, autrement dit, nettement moins masochiste. Plus exactement, il laisse à l'auditeur la possibilité de remettre à plus tard la résolution de l'énigme, la possibilité d'éprouver le simple plaisir de contempler la malice de sa confection. Et celui, encore plus simple, de l'étonnement. Voilà donc une énigme qui ne se résume pas à sa seule fonction. Pourquoi ? Comment ? Et si les réponses brisaient le charme ? Faire l'exégèse ou pire, disséquer le corps merveilleux d'une composition comme Who are you, really ? (qui fonctionne clairement par association d'idées) atténuerait à coup sûr le plaisir. Même chose avec le titre It's fine to decline (terme dont le sens est éminemment multiple) qui glorifie à sa manière le processus créatif d'un artiste qui s'accorde toutes les libertés ; au premier rang d'entre elles, celle qui consiste à se connaître soi-même et à reconnaitre à l'idée le mérite de s'ordonner d'elle-même. Acceptation intime du reste actée dès le morceau suivant, opportunément intitulé The way things are.

Technically Acceptable ne cesse d'ouvrir des sentiers, de fournir de nouvelles possibilités de lecture, de s'éparpiller pour se re-concentrer. On peinera à trouver des albums qui, à l'image de celui-ci, délivrent à ce point ses secrets au compte-gouttes, parviennent à brasser autant de thèmes, de styles, de phrasés, de techniques, sans rien perdre de leur esprit commun ; la caboche glabre d'Iverson. La conclusion de ce disque - une sonate en 3 mouvements, Allegro Moderato ; Andante ; Rondo - procède de la même logique. Donnant la même fausse impression d'éparpillement mais témoignant de la même progression d'idées permettant aux autres d'éclore. Tout cela semble peut-être un brin cérébral. Iverson est sans aucun doute un musicien cérébral. Mais il n'est pas de ceux qu'un excès d'intellectualisme conduit à exclure toute considération esthétique. Avant d'être une énigme, Technically Acceptable est aussi une œuvre qui célèbre la beauté ; toutes les beautés, des plus classiques aux plus subtiles, des plus simples aux plus complexes. Ce que résume cette sonate absolument dingue, notamment son troisième mouvement, alternant délicatesse, fracas et emportement romantique (au sens le plus fort du terme).


Ethan Iverson - Technically Acceptable (Blue Note - 2024)

Piano : Ethan Iverson

Basse : Thomas Morgan ; Simon Willson

Batterie : Kush Adabey / Vinnie Sperazza

Thérémine : Rob Schwimmer