mardi 23 janvier 2024

Alessandro Deledda : Club Notturno ou le souvenir de la réalité


La France des années 70 n'avait pas de pétrole mais des idées ? L'Italie des années 70, elle, n'avait pas de moyens mais un gros paquet de vertus. Ce n'est pas moi qui le dis, mais le pianiste italien Alessandro Deledda :

« J’ai commencé le projet Club Notturno pour m'amuser. Après tout, la musique est un jeu... même s’il s’agit d’un jeu sérieux. En tant qu’enseignant [au conservateur de Pérouse], je ne peux m'empêcher de m'identifier au plaisir. Qui mieux que les enfants et les adolescents pour jouer, s'amuser ? Quand je pense à la musique que je compose, je l'associe au souvenir d'une période historique durant laquelle j'étais enfant. Je suis un enfant des années 70 ; une décennie que je n'ai vécu que dans mon imagination. Je retrouve les souvenirs du contexte social de notre pays, d’une époque où nous avions peu de moyens mais beaucoup de vertus. Le cinéma par exemple avait peu de moyens et beaucoup de vertus. Aucun danger ne pesait à propos des deep fakes ou de l’IA. Les films s’imprégnaient de la réalité, et se faisaient au milieu des gens, dans les quartiers, avec les communautés qui y vivaient ou les gens qui les traversaient. Umberto Lenzi, c’est connu, dans tout son génie, filmait les poursuites sur le vif, comme dans Napoli Violenta, sans figurants. Selon lui, la poursuite qui se déroule au marché dans ce film devait se faire avec les gens du marché. La procession funéraire n’est pas une fiction non plus. La collision avec la Coccinelle verte, ce n’était toujours pas une fiction. Avec Club Notturno, je voulais restaurer cette âme empreinte de réalisme et rendre hommage à tous les musiciens qui, de nos jours, s'enthousiasment encore, d’une date à l’autre, sur scène, et surtout… au milieu des gens".

Dans le contexte des années de plomb, cette déclaration a de quoi surprendre. Napoli Violenta sort au cinéma 7 ans après la tragédie de Piazza Fontana, 2 ans après le massacre de Piazza della Loggia à Brescia, quelques mois seulement après l'assassinat de Pasolini sur une plage à Ostia, mais aussi 2 ans avant l'assassinat d'Aldo Moro, 4 avant l'attentat de la Gare de Bologna qui sera le plus meurtrier des années de plomb. Deledda n'ignore bien sûr rien de ces tragédies et des tourments associés de son pays. Sans doute se souvient-il des mines effarées de ses parents à chacune de ses nouvelles terribles qui, parfois, interrompaient la végétative quiétude des émissions dominicales dédiées au calcio. Il ne peut pas ignorer non plus leur rôle dans la cristallisation du plafond de verre qui a limité le développement économique et intellectuel du pays. Encore moins dans la juxtaposition plus tardive d'un deuxième, moins visible mais plus efficace encore, qui réussirait finalement à étouffer les dissidences et enfoncerait pleinement la population italienne dans le moelleux vulgaire et décérébrant du divertissement berlusconien. Je ne crois que pas Deledda parle de résilience dans sa déclaration. Ce mot là dégouline de toutes les bouches en ce moment à tel point qu'il finit par ne plus conserver le moindre sens. Les vertus dont parlent Deledda sont ailleurs ; elles résument la sincérité, l'authenticité, l'enthousiasme créatif de ces années là et la capacité des artistes d'alors à ne pas se couper du monde. A se penser toujours (et à penser leur art) au sein de la cité, au milieu de la vie.

Sartre a écrit que les "Français n'avaient jamais été aussi libres que sous l'occupation". Les Italiens ont quant à eux exprimé pleinement leur liberté dans ces années 70 dont on ne peut que reconnaitre le bouillonnement culturel ; bouillonnement culturel qui a cimenté l'union nationale (tradition maison) entre cinéma et musique. Derrière les totems historiques (Rota et Morricone), le cinéma des seventies profitait ainsi de la maestria de seconds couteux (pourtant bien aiguisés) : parmi ceux-ci, Piero Umiliani ou  Franco Micalizzi ne brillaient pas d'un éclat moindre. Les années 70 sont aussi marquées par l'émergence d'un jazz fusion local, hyper créatif, dans le sillon de l'émergence du trompettiste Enrico Rava (sans doute le plus grand musicien de jazz italien) ou encore du fantastique groupe Napoli Centrale

Ce fantastique bouillon culturel continue à frémir dans la musique que Deledda a conçue pour Club Notturno. Exactement tel qu'il l'a résumé. Avec ses rappels filmographiques, ses clins d'œil territoriaux (tout est toujours histoire de région en Italie), ses ambiances particulières. Le tout, sans clichés. Ce disque, en un sens, est le complément parfait des relectures plus classiques auxquelles s'était livré l'altiste Stefano di Battista avec les albums Round about Roma et Morricone Stories. Un voyage souvent émouvant à travers la botte de Milan à Salento, en passant par Gênes, Palerme et Venise. Un voyage à travers les atmosphères et les genres, du funk turbulent mais raffiné (Cinema Napoli) au lyrisme pugliese (Capriccio Salento) en passant par les mystères interlopes de Milano, dépeinte dans toute son arrogance de capitale officieuse (Hotel Milano). Deledda se paie même le luxe d'un retour en arrière nostalgique (particulièrement réussi) plus reculé (Appunti Veneziani). Ce n'est pas toute l'Italie qui est là ; il manque la Sardaigne dont Deledda est originaire. Ce n'est pas non plus une anthologie du cinéma italien qui nous est proposé. Pour autant, Club Notturno n'est pas qu'un assortiment d'impressions fugaces mais un album bluffant de cohérence dont il n'est, fort heureusement, pas nécessaire de disposer de toutes les clés. La sincérité de sa musique - servie par ailleurs par un quintet de grands musiciens, parmi lesquels on compte l'ébouriffant saxophoniste Francesco Bearzatti - lui permet d'atteindre sans mal ses objectifs d'authenticité. De toucher du doigt ce cinéma qu'il aimait tant et ce faisant, de s'immerger dans une époque certes révolue mais qui continue de témoigner. Et de crier son désir de vie.


Alessandro Deledda - Club Notturno (Losen - 2023)

Alessandro Deledda | piano, rhodes, synth

Francesco Bearzatti | sax tenor, clarinette

Riccardo Catria | trompette, flugelhorn

Danilo Gallo | Basse

Marco D´Orlando | Batterie