lundi 22 janvier 2024

Quand Antoine Batiste se frottait à JJ Johnson...


L'œuvre de David Simon est un petit Everest télévisuel. Et la série Treme constitue sans nul doute une de ses facettes les plus fascinantes. A tel point que faire le tour de tous les thèmes qu'elle parvient à aborder constituerait un défi pour quiconque. Un d'entre eux traverse la série du premier au dernier épisode. Il aborde le lien qu'entretiennent les musiciens, de la Nouvelle-Orléans plus spécifiquement, avec la tradition. Cette question ne constitue pas que l'une des toiles de fond de la série ; elle est aussi le symbole de cette tension permanente qui a fait le jazz, continue à le faire, et lui a permis d'évoluer à toute vitesse. Doit-on avoir honte de la tradition ? Doit-on la rejeter, voire l'oublier complètement ? Constitue-t-elle un outil de progrès, est-elle encore vivante ou n'est-elle, en fin de compte, qu'un monolithe nous empêchant de tendre vers le progrès ? Ces questions n'ont cessé de parcourir l'histoire du jazz. Chaque musicien s'est escrimé à les résoudre à sa façon. Les uns en tentant de faire vivre la tradition, les autres en tentant de rompre avec elle comme si elle n'était qu'une prison de plus ; certains, enfin, en s'essayant à la synthèse et à une relecture moderne de la tradition.

Dans Treme, on identifie assez vite les tenants de la tradition et ceux qui se sont convertis à la modernité. Delmond Lambreaux (autre personnage majeur de la série) est par exemple un tenant de la modernité. Trompettiste, il a déménagé à New-York. Il est un bopper pur jus. Tout son personnage est mû par cette tension que j'ai évoquée plus haut : tension entre l'art qui est aujourd'hui le sien (tendu vers l'avant) et le poids d'une ascendance qui le relie à l'une des plus fortes traditions nouvelle-orléanaises. Le moderne a lui aussi ses tourments. Delmond Lambreaux les illustre parfaitement : a-t-il trahi son héritage ? Se complait-il dans une forme de snobisme ? Ce sont des questions qui le tenaillent, le rendent poreux au doute. Des questions qui l'inquiètent.

Antoine Batiste, à sa manière, est un tenant de la tradition. Si j'écris "à sa manière", c'est parce que l'on ne peut pas dire avec certitude qu'il s'agit d'un choix délibéré de sa part, au contraire du père de Delmond Lambreaux qui, lui, est un gardien assumé de la tradition. Antoine Batiste est l'archétype du musicien de la lose. Il n'a jamais d'oseille pour rétribuer les chauffeurs de taxi (auxquels il ne peut s'empêcher d'avoir recours). Il est divorcé et n'est pas loin d'être un père démissionnaire. Il est un coureur compulsif et il maîtrise l'art, comme personne, de se foutre dans les situations les plus inextricables. Il joue du trombone au sein de fanfares de rue locales, au sein de celles qui accompagnent les processions funéraires. Il court les gigs comme d'autres les petits boulots d'artisan. Les vieux funks, les vieux standards locaux sont pour lui un langage authentique : une œuvre massive, tout d'un bloc, codifiée, aux caractéristiques physiques et élémentaires. Un monde qu'il connait comme on connait le monde qu'on a toujours connu. En dépit de tout ce que je viens de dire, Antoine Batiste reste une des plus belles figures romantiques de la série ; une incarnation doucereuse, parfois peu glorieuse mais tendre, de ces musiciens qui ne vivent jamais vraiment de leur talent et doivent se démerder avec l'omniprésence d'un choix cornélien : rentrer dans le rang ou subir les affres redondantes d'une vie de musicien raté, encore et encore. Pour autant, son rapport à la tradition n'est pas sans intranquillité. Dans un épisode de la série, fauché comme les blés, Antoine Batiste se résout à honorer un engagement dans le French Quarter. Le Quartier Français, à la Nouvelle-Orléans, c'est le quartier des touristes, de la musique muséifiée. Ce n'est pas le quartier de tradition, mais le quartier qui glorifie sa caricature. Et pourtant, comme dans un clin d'œil, pendant tout l'épisode, Batiste ne cesse de rencontrer d'autres musiciens qui lui rétorquent : "Il n'y a pas de honte à jouer dans le French Quarter... On y joue de la bonne musique..." Dans un sorte de gimmick verbal qui fait tout le sel de la série. Dans l'épisode 8 de la saison 3, le portrait ambulent du tromboniste en loser, tente d'élargir sa palette. De rompre avec cette tradition qui, en fin de compte, est son langage maternel. La parabole n'a rien d'absurde : sortir du jazz traditionnel, c'est apprendre à parler une autre langue. Littéralement. On le voit ainsi tenter d'apprivoiser un morceau du tromboniste Jay Jay Johnson. Ce morceau, c'est Viscosity.

Il a fallu moins d'un demi-siècle au jazz pour se métamorphoser totalement. Je ne pense pas qu'il y ait d'équivalent dans l'histoire de la musique. Entre les meilleurs enregistrements de Jelly Roll Morton et la parution du Love Supreme de Coltrane, il y a - grossièrement - 40 ans... Et pourtant, à écouter ces œuvres, il semble qu'un millénaire se soit écoulé. Si l'on revient aux atermoiements d'Antoine Batiste, à l'heure d'aller cachetonner dans le quartier français, on perçoit la tension qui remue le jazz mais aussi le sentiment, pas toujours injustifié, que la tradition peut constituer un enfermement, qu'elle contient en elle les germes d'un risque de sclérose. Dans plusieurs interviews, Jay Jay Johnson décrit précisément la tradition comme un enfermement. En cessant de reprendre de vieux standards pour s'essayer à la composition, en intégrant au jazz des éléments hérités du classique (de Bartok à Debussy en passant par Ravel ou Stravinsky), Johnson souhaitait élargir le spectre : en finir avec les architectures figées dans des formes qu'il jugeait répétitives et circonscrites. On peut le comprendre dans la mesure où, avant son émergence, la pratique du trombone était clairement cantonné au swing (voire au style Dixie). Johnson va contribuer à sortir l'instrument de ce musée poussiéreux. Avec l'avènement du be-bop puis à la faveur d'une collaboration fructueuse avec un autre tromboniste qui avait des fourmis dans les jambes : Kai Winding.


1955 est l'année bascule. En plus de ses projets avec Winding, JJ Johnson sort plusieurs enregistrements pour le label Blue Note. Sous format 10" puis 12 pouces (ces derniers formant une compilation des enregistrements précédemment gravés). La composition Viscosity sur laquelle s'escrime Antoine Batiste figure sur le second volume 12 pouces. Le morceau est enregistré le 6 juin 1955 en quintet avec Hank Mobley au tenor, Horace Silver au piano, Paul Chambers à la contrebasse et Kenny Clarke à la batterie. Citer une line-up pareille fait toujours un drôle d'effet mais au-delà de cela, on identifie assez vite ce qui fait de Viscosity un tout nouveau langage sur lequel ne peut que buter un musicien ayant consacré sa vie à la tradition ou aux formes classiques du jazz nouvelle-orléanais. Avant cet enregistrement de juin 55, Jay Jay Johnson avait déjà gentiment tapé du point sur la table. 2 ans plus tôt, quasiment jour pour jour, le tromboniste enregistrait une de ses compositions : Turnpike avec Clifford Brown, Jimmy Heath, John Lewis, Percy Heath et Kenny Clarke. L'agilité de Johnson était alors sans commune mesure avec ce que pouvaient faire ses confrères. Ce n'était pas un souffle nouveau mais une bourrasque qui étendait toute la concurrence, avec une facilité qui confinait à l'insolence pure et simple. Mais Viscosity, c'est encore autre chose. La marque d'une réflexion plus aboutie ; des circonvolutions harmoniques nouvelles qui ouvrent quantité de portes simultanément, une aptitude nouvelle à édifier des gabarits pour solistes. Pour Jay Jay Johnson, les portes s'ouvraient également, dans la mesure où il allait pouvoir déployer ses talents d'innovateur, en particulier durant les profuses années 60, avec des albums désormais légendaires (et somme toute indispensables) : The Great Kai & JJ (Impulse! - 1960) ; Proof Positive (Impulse! - 1964) ; JJ! (RCA - 1965)...

Le désarroi d'Antoine Batiste devant ce petit monument révolutionnaire qu'est Viscosity a certes un aspect drolatique. Après tout, Treme est aussi une série conçue pour les musiciens, pour tous ceux qui luttent afin d'apprivoiser leur instrument, tentent de multiplier les langages. Mais il est plus qu'un clin d'œil, davantage qu'une simple (quoiqu'habile) manière de confronter les modèles musicaux ; paradoxalement, la lutte permanente de ces deux mondes montre à quel point ils ne cessent de dialoguer, de se regarder, de s'interroger. De se nourrir. Car, en dépit de son échec, Antoine Batiste ne sera plus le même... Il deviendra éducateur et, en somme, un des nouveaux gardiens assumés de la tradition.


NB - Nous commémorons aujourd'hui le centenaire de la naissance de Jay Jay Johnson. Révolutionnaire du jazz et de la pratique de son instrument. Il est mort des suites d'un cancer le 4 février 2001. Grâce au label Verve, il a pu effectuer un retour tardif et enregistrer jusqu'au milieu des années 90.