lundi 15 janvier 2024

Chelsea Bridge : le diamant debusséen de Billy Strayhorn


La première fois que la beauté absolue de Chelsea Bridge m'est apparue comme une de ces évidences qui ont toutes les apparences d'une mandale retentissante en plein menton, j'étais au volant ; et sur le périph il me semble. D'un monospace, hélas... Que faire d'autre dans cet enfer si ce n'est patienter que les autres bagnoles déplacent leur gros cul en écoutant la meilleure musique possible ? La version était extraite d'un album de Duke sorti en 65 sur le label Reprise : Concert in the Virgin Islands. Contrairement à ce que le titre de ce disque semble indiquer, il s'agit d'un enregistrement tout ce qu'il y a de plus studio. Un studio situé dans les îles Vierges ? Nope. Un studio new yorkais. Ce titre fut choisi parce que le matériau avait été composé par Ellington juste après plusieurs performances données par son orchestre, en avril 65, dans deux hauts lieux des Iles Vierges : St Croix et St Thomas. Cet ensemble musical uniforme, tout du moins conceptuel - sorte de suite qui ne dit pas son nom - est agrémenté de deux aérations : une version du standard Things ain't what they used to be (composé en 41 par Mercer Ellington, rejeton du Duke) et... une réinteprétation de Chelsea Bridge, que l'on doit à la sensibilité de Billy Strayhorn. 

Je dois avouer que ce n'est pas nécessairement la structure mélodique qui m'a ébloui ce jour-là alors que les panneaux affichaient 20 bonnes minutes de train-train entre Porte de Bercy et Porte de Bagnolet (j'avais du reste déjà entendu plusieurs versions du standard sans y prêter plus d'attention que cela). Non, ce qui me faisait dégringoler la mâchoire, c'était le solo de Paul Gonsalves qui enluminait la version. Un instant suspendu tandis que les Patrick du périph se lamentaient de perdre leur temps (alors que je le gagnais manifestement...) J'ai toujours eu beaucoup d'affection pour Gonsalves. Et je me suis toujours appliqué à entretenir cette affection. J'aime follement le son de son ténor. J'aime sa capacité à tenir ses phrases, à ne jamais vraiment sembler à bout de souffle ou à fond de cale. Paul Gonsalves au tenor, c'est Jason qui traine derrière lui les Argonautes. Ou Hélios à bord de son char. Sur cette version de Chelsea Bridge, il effectue l'un des soli les plus brillants et les plus liés que j'ai probablement jamais entendus. Solo effectué sans perdre une miette de ses idées en route, sans se retrouver comme un con dans on ne sait quelle impasse. C'est là la marque des grands. En toute logique, je me suis hâté de dénicher cette galette merveilleuse. Cette session reste une de mes sessions préférées d'Ellington.

Billy Strayhorn compose Chelsea Bridge au début des années 40 après une tournée en Europe. Son inspiration : un tableau, qui ne représente pas le Chelsea Bridge mais le Battersea Bridge. Ce pourrait être un tableau de Turner ou de Whistler. On ne le sait pas vraiment. Personne n'en est certain. A regarder les deux œuvres, on aime à penser qu'il ne peut s'agir que de celle du second. Turner est un immense peintre mais il est difficile de ne pas être saisi par la puissance du tableau de Whistler. Par ses ténèbres, par ces rides à peine perceptibles qui s'étendent à la surface de l'eau, par l'étrangeté de ces petites lumières résistantes que l'on ne distingue plus de leurs reflets, par la solitude de cette étrange silhouette humaine qui aimante le regard. Il y a beaucoup de choses à lire sur cette toile. Et des trésors d'imagination à investir. Pourquoi Chelsea Bridge ? On ne le sait pas. Il pourrait s'agir d'une erreur de Strayhorn ou d'une association d'idées. 

L'autre inspiration de Strayhorn n'est pas picturale, mais plus logiquement musicale, et elle nous ramène à Debussy. La musique de Debussy a nourri le jazz. Cela n'a donc rien d'étonnant. Mais surtout, Debussy est le musicien de l'eau. Et c'est cette caractéristique qui guide la composition de Strayhorn ; la nécessité de créer une structure qui évoquera la fluidité du cours d'eau passant sous un pont. Fort de cette lecture, le génie du compagnon d'Ellington n'en est que plus manifeste : sa capacité rare à concevoir des mélodies d'une rare beauté conjuguée à son imagination font mouche. Il y a une douce rupture harmonique dans le thème de Chelsea Bridge. Un passage inattendu en majeur après une suite d'accords en mineur ; structure qui offre à ce thème un soupçon de mystère mais qui donne surtout l'impression qu'il n'a pas de fin et peut ainsi s'écouler infiniment. C'est aussi pour cela que le solo de Gonsalves est si remarquable : il constitue un apport supplémentaire à la conception musicale de Strayhorn. Une réponse affirmative. Un enrichissement du concept initial. Son solo, lui aussi, ne cesse de couler et de se lier (y compris lorsque l'orchestre d'Ellington marque des césures)... On n'en mesure ni le début ni la fin... Gonsalves réussit le solo parfait parce qu'il comprend et pense ce qu'il joue.

En 1961, Strayhorn revient lui-même sur Chelsea Bridge à l'occasion d'une session parisienne. Seul au piano. L'élégance particulière de son plaquage d'accords tranche avec des phrases inattendues et parfois destructurées. S'en dégage en fin de compte une mélancolie qui nous fait revenir au tableau de Whistler. Une approche à l'évidence impressionniste. On doit une autre très belle version de Chelsea Bridge au trio de Vince Guaraldi. Les accords de guitare d'Eddie Duran renforce l'étrangeté de la composition ; et la rapproche sans doute encore plus de ses origines Debusséennes. Enfin, comment ne pas évoquer la version donnée par Duke et Ella Fitzgerald dans le cadre des sessions Verve collaboratives entre les deux géants. Une interprétation aux arrangements assez extraordinaires, sur lesquels se promène le lyrisme éternel de la chanteuse. En 58, un des membres des Four Freshmen a donné des paroles à la composition de Strayhorn. Mais nous sommes en 57 ; et il n'est pas certain que ses paroles rendent bien hommage à l'esprit de la composition de Strayhorn. Ella se contente donc de chanter la mélodie comme si elle était un des instruments de l'ensemble. Ella était une musicienne totale et elle parvient ici à exprimer, dans un tout autre registre, la même continuité qui caractériserait le splendide solo de Gonsalves 8 ans plus tard. 

Debussy, Strayhorn, Whistler, Duke, Paul Gonsalves et Ella ; les grands esprits se rencontrent. Et ne cessent de dialoguer. C'est là leur nécessité.