mardi 2 janvier 2024

Art Pepper et John Snyder : en temps utile(s)...


C'est en 1977 que John Snyder et le saxophoniste Art Pepper se rencontrent. Cette année là, Snyder (ancien directeur d'Horizon, une filiale du label A&M) vient de fonder sa propre maison : Artists House. Nom de baptême destiné à installer sa philosophie : faire du label un espace de liberté totale au sein duquel les artistes se sentiront chez eux. Art Pepper, quant à lui, a entamé une fabuleuse renaissance. Après plusieurs années passées en taule, à San Quentin, et un séjour salvateur au sein de l'institut Synanon (qui lui permettra de rencontrer sa 3e et dernière épouse, Laurie), il a enfin retrouvé le chemin des studios après un interminable hiatus. Il a enregistré en 2 ans 3 albums aussi sombres que lumineux pour le label Contemporary de Lester Koenig : Living Legend, The Trip et No Limit. C'est Koenig d'ailleurs qui a fait l'entremetteur entre Snyder et Pepper. Et c'est Snyder qui a soufflé à Koenig l'idée de faire jouer Art au Village Vanguard (avec l'intention d'enregistrer le tout). Koenig adopte l'idée. Pepper se produit au sein du club au cours de l'été 77. 4 albums sortiront d'après ce matériau... sous estampille Contemporary. Des captations aujourd'hui légendaires qui ont écrit une page de la longue histoire du jazz. S'il y a une morale à cette histoire, la voici : si vous avez une bonne idée, ne la confiez jamais à personne sous peine de la voir se concrétiser en vous laissant contempler son éclat depuis le bord de la route.

Le 21 novembre, Lester Koenig succombe à une crise cardiaque. Plus grand chose ne retient Art Pepper qui exporte alors son génie au sein du label Galaxy. Et profite par ailleurs de toutes les occasions pour enregistrer ; pour Galaxy bien sûr, mais aussi pour tous ceux qui parviendront à mériter sa sympathie. On citera par exemple les sessions réalisées pour le label Atlas : sessions publiées sous le nom d'autres musiciens pour éviter tout problème juridique. Pepper et Snyder, en 77, s'étaient fait une promesse : enregistrer ensemble. Ils vont la tenir. En février et mai 79, Art investit les studios Kendun de Burbank et enregistre avec deux quartets distincts : Le premier constitué de Hank Jones, Ron Carter et Al Foster, le second de George Cables, Charlie Haden et Billy Higgins. Un seul album sera publié par le label de Snyder : So in Love. Mais Pepper constituera assez de matériau pour l'édition supplémentaire de 3 autres disques entre 84 et 85 : Artworks et New York Album (qui verront le jour chez Galaxy), Stardust enfin, lancé sur le marché japonais par la maison Victor. Les deux meilleurs albums édités à partir de ces sessions sont sans doute Artworks (avec une version totalement nouvelle d'un des standards les plus éculées : Desafinado) et Stardust qui est réédité en vinyle en ce début d'année.


Ce dernier album s'appuie sur 2 jours de session. Celles de mai, avec Cables au piano, Haden à la contrebasse et Billy Higgins à la batterie. Tous 3 étant au demeurant impeccables. Des 4 prises retenues pour la galette finale, aucune ne semble superflue. L'album commence par ce qui est désormais un classique de Pepper : My friend John. Le John du morceau n'est autre que John Snyder, ce qui suffit à établir la relation particulière qui a uni les 2 hommes. Les versions données de ce morceau au Vanguard sont immenses. Mais cette version studio de mai 79 est d'une fluidité démente. C'est du reste ce qui semble caractériser cette session. C'est en tout cas ce qui étonne à l'écoute de la version de Tin Tin Deo. Art en avait donné une très belle version en 57 (dans une autre vie), avec la section rythmique de Miles. Mais celle-ci a clairement quelque chose en plus. Une sorte de claudication stylée, de déhanchement élégant, étudié sans chasser pour autant toute forme de naturel. Le rythme est lent sans trop l'être et Pepper, parfaitement soutenu par son quartet première classe, souffle comme si tout lui était facile. Il y a aussi énormément de légèreté (voire un soupçon de jeunesse) dans cette interprétation : une caractéristique rare, quasiment absente de tout ce qu'a produit Pepper dans la dernière phase de sa carrière. En ces jours de mai 79, il se passe à l'évidence quelque chose dans la caboche bien dure de l'altiste. Peut-être se sent-il chez lui, dans cette maison des artistes qu'aménageait Snyder. 

Le 3e morceau de l'album est une version déchirante du Stardust de Hoagy Carmichael. Il faut toujours une ballade à Art Pepper pour qu'il parvienne à enluminer une session. Il les magnifie, les métamorphose, les rend toujours plus signifiantes. Comme Trane, comme Billie, il est de ces musiciens qui aimaient follement les mélodies et les respectaient en tant que telles. Comment terminer un enregistrement pareil ? Par une version du Mellotone de Duke à la clarinette. C'est après tout l'instrument sur lequel a débuté Pepper avant de passer à l'alto. Et là encore, au grand étonnement de celui qui a écouté des heures et des heures les enregistrements dits tardifs d'Art, l'impression principale évoque la légèreté. Si l'on met de côté le swing organique du jeu de Pepper, certains accents font presque penser à au registre classique (ou baroque). Jamais rien ne chuinte, ne s'érafle. Le son est doux sans jamais être fragile. Art Pepper, le tellurique, le musicien trop humain, déploie des ailes qu'on ne lui connaissait pas - ou qu'on ne lui connaissait plus - et c'est l'air lui-même qui semble le porter. Aucun bruit de battement d'ailes, aucun douloureux effort ; les phénomènes physiques font glisser le souffle de l'altiste - à moins que l'atmosphère de ce jour n'adoucisse la peau du martyr pour lui permettre de repousser les doutes...de les laisser glisser à la surface de son épiderme meurtri.

Cette légèreté était certes la marque de fabrique de Pepper durant la première partie de sa carrière. Avant les tourments de la came, avant les longues et impitoyables périodes d'incarcération (notamment à San Quentin où on le priva de musique, du droit de jouer, de la même façon qu'on lui aurait rationné son oxygène), Pepper était cet altiste super agile, capable de démembrer les standards, de composer des morceaux taillés pour d'échevelés tours de force (Mambo de la Pinta), à la grâce d'un enthousiasme juvénile, en dépit des ténèbres qui l'entouraient, des forces contraires qui faisaient sombrer son talent comme son existence. Abimaient son corps comme son esprit. Cette session est de la sorte une anomalie dans sa période tardive. Une anomalie que l'on doit à l'admiration qu'éprouvait Snyder à l'égard de Pepper, à sa volonté de lui offrir un chez-soi, un écrin douillet où il se sentirait libre de jouer sans souci des contingences, sans autre intention que celle de retrouver cette jeunesse dans laquelle il fonçait tête baissée. Promesse tenue...