vendredi 4 août 2023

Do you ever think of us, Fred ?


Il n'est pas si évident de mettre le doigt - ou les mots justes - sur ce qui différencie une bonne chanson du tout venant. D'identifier précisément ce qui la rend - par exemple - particulièrement émouvante pour l'auditeur. Certaines choses s'imposent d'elles-mêmes : par une justesse de ton, une poignée d'accents mélodiques qui tiennent de la pure magie, voire du heureux hasard, par le placement particulier d'une voix sur certaines paroles qui zèbre votre colonne vertébrale d'un récurrent frisson, quelques mots simples, disséminés, qui vous touchent par leur désarmante sincérité. Les alchimistes n'ont pas été capables de transformer le plomb en or. Mais certains compositeurs ont détourné cette historique fumisterie pour créer un art impossible à saisir ; au-delà des mécanismes musicaux et de leur mathématique. 

Né le 16 mars 1936 à Cleveland, le chanteur et compositeur Fred Neil était une sorte d'alchimiste. Compositeur malin vers la fin des années 50 pour certains des pionniers du rock n'roll (pour Buddy Holly par exemple, pour lequel il composa Come back Baby), Neil devint au début des sixties l'une des étoiles du Greenwich Village. A l'époque où la scène folk ouvrait le champ des possibles. Il y chaperonna entre autres choses Bob Dylan, lors des fameuses hootenanny du Cafe Wha, et Bill Crosby un peu plus tard. Il composa surtout quelques inoubliables chefs-d'oeuvre. Parmi lesquels Everybody's talkin' (qui sera véritablement popularisée par l'arrangeur Harry Nilsson pour la bande originale du film Macadam Cowboy) et, bien sûr, The Dolphins.

Neil façonne ces deux chansons en 1966, dans le cadre des sessions qui aboutiront à la parution chez Capitol de son deuxième album. A elles deux, elles figurent ce qui fait de Fred Neil un auteur compositeur si précieux. Capable de concevoir non seulement des mélodies merveilleuses mais aussi des textes d'une sensibilité rare, aptes à parler à chacun d'entre nous. Que l'on songe aux premiers mots d'Everybody's talkin' : Everybody's talkin at me / I dont hear a word they sayin' / Only the echoes on my mind. La chanson The Dolphins vise encore plus juste. Peut-être parce qu'elle est aussi, paradoxalement, plus vaporeuse. A la fois littérale et indistincte. Ses premières paroles ont une justesse et une sincérité qui font d'elle une oeuvre à part. J'espère que ma traduction ne sera pas trop approximative mais voici ce que ça donne : 


This old world aint never change the way it's been

And all the ways of war can't change it back again

I've been a-searchin' for the dolphins in the sea

And sometimes I wonder, do you ever think of me

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(Ce vieux monde ne sera jamais différent de ce qu'il fut

Et toutes les voix guerrières ne pourront le changer à nouveau

J'ai cherché les dauphins dans la mer

Et je me demande parfois s'il t'arrive jamais de penser à moi)


Qu'est-ce que les dauphins viennent foutre là-dedans ? On le saura plus tard. Qui est la personne à propos de laquelle Fred Neil se demande s'il lui arrive d'avoir quelques pensées pour lui, de temps à autre ? On ne le saura jamais. C'est dans cette indistinction que se situe le confort, proposé à l'auditeur, pour lui permettre de mettre en place son processus d'identification. C'est aussi cette même indistinction qui posera un problème à tous ceux qui essaieront de se glisser dans la composition de Fred Neil. 

Dans la version originale de NeilThe Dolphins commence par un splendide accord en ré. Sa guitare est assortie d'un effet distendu de reverb qui donne un effet aquatique à la chanson. La voix de baryton de Fred Neil fait le reste. L'interprétation est parfaite : ni trop sombre, ni trop appuyée. La diction est parfois trainante, parfois brève (sur do you ever think of me, notamment) comme le sont les introspections mélancoliques. La ligne mélodique est ensuite enluminée d'arabesques harmoniques (que l'on doit à John Forsha et à sa douze cordes). A la différence d'Everybody's talkin, on croit deviner que personne ne pourra jamais chanter The Dolphins aussi bien que Fred Neil lui-même. Et on ne se trompe pas tant que cela.

Le seul à avoir réussi à s'approprier plus ou moins cette chanson, c'est Tim Buckley. A travers le temps, il en a livré plusieurs interprétations. En studio, tardivement, pour le triste album Sefronia, enregistré moins de 2 ans avant son décès. Sa version est plombée par des arrangements chargés (un comble pour un artiste qui fit du dépouillement arty sa marque de fabrique) mais c'est peut-être l'une des seules chansons de l'album qui vaut l'écoute, la seule sur laquelle Buckley parvient à faire oublier la pathétique dégradation de ses capacités vocales. Si l'on veut entendre des versions plus réussies du titre par ses soins, il faut aller fouiller du côté des enregistrements live. Il y a de quoi faire. Tim Buckley semble avoir chanté The Dolphins toute sa carrière. Deux versions se distinguent. Une tardive, captée dans le cadre d'une émission de radio à NY (qui donnera l'album Honeyman) deux mois après les sessions Sefronia. Une autre, qui remonte à l'année 68, saisie à Londres (entre les parutions des albums Goodbye and Hello et Happy Sad) ; époque pendant laquelle Buckley jouait avec le vibraphoniste David Friedman et lorgnait vers les expérimentations jazz.

Si l'on met de côté Tim Buckley, tout le monde s'est ainsi fracassé sur cette chanson : Dion (dans des proportions embarrassantes), Linda Rondstadt, Harry Belafonte. Sa mélodie et ses paroles semblent un envoutement qui agit comme un sort sur celui qui prend le risque d'en prononcer la formule. Il n'est certes pas facile de se glisser dans ce costume-là. Peut-être à cause du fantôme auquel s'adresse l'auteur, peut-être à cause de la beauté mélodique d'une chanson qui finit par égarer l'interprète.

Fred Neil était lui-même un être mystérieux. En 1970, il finit par se désintéresser du milieu. Il fonde alors le Dolphin Research Project, organisation militant contre la capture et le trafic de dauphins, déménage au sud de la Floride et disparait totalement des studios. Ou presque puisqu'il se dit qu'il participa à plusieurs sessions qui ne furent jamais éditées. Une, en 73, avec le guitariste du groupe Quicksilver Messenger Service. Deux autres, en 77 et 78, qui ne comptent que des enregistrements de reprises. La maison Columbia laissa les bandes sur ses étagères d'archives. Elles sont à ce jour inédites. La reconnaissance (tardive) dont jouit Neil aujourd'hui n'a pas incité le label à les commercialiser, même après la disparition du chanteur en 2001, des suites de la récidive d'un cancer de la peau. Rien n'est certes gravé dans le marbre. Surtout pour ce musicien insaisissable dont Bill Crosby disait ceci : "Il m'a appris que tout était musique".