jeudi 20 juillet 2023

Art Pepper, au nom du père...

















Les observateurs du petit monde du jazz aiment dire de certains musiciens qu'ils ne jouent jamais  certains de leurs morceaux fétiches de la même façon. C'est un des clichés de ce petit monde là. Un cliché dont on souhaiterait qu'il soit vrai mais qui, il faut bien l'avouer, l'est assez rarement. L'improvisation en jazz est un mirage, une illusion, un tour de prestidigitateur. Les grands improvisateurs n'ignorent rien des chemins qu'ils souhaitent emprunter. De la note qui succédera à la précédente. Et de leurs raisons d'être. Dans un tel contexte, peut-on réellement parler d'improvisation ? Dans la mesure où la partition n'existe pas, on peut le dire comme cela. Ou faire semblant de l'entendre de cette façon. Il n'est pas aisé de résoudre cette question et nous ne la résoudrons certainement pas aujourd'hui...

Revenons donc à ce cliché (en jazz) qui ouvre ce billet. Car, voyez-vous, il y a bien un grand musicien de jazz qui ne joue jamais, absolument jamais, l'un de ses morceaux phares de la même façon deux fois de suite. Ce musicien, c'est l'altiste Art Pepper. Le morceau en question s'intitule Patricia. On ne sait trop à quelle époque Pepper a composé cette merveille. Pas en 45, année de naissance de la fille d'Art Pepper (qui donne son nom à la composition) mais durant laquelle le saxophoniste était également mobilisée en Angleterre, alors en plein conflit mondial, dans le cadre de ses obligations militaires. Sans doute peu après sa démobilisation. Dans un de ces moments charnière qui font basculer l'existence du bon ou du mauvais côté. Pour Art, le mauvais côté l'emporta spectaculairement ; entre addictions diverses (en particulier à l'héroïne qui fit des ravages dans les rangs de la scène jazz, aux deux littoraux opposés), incarcérations et désastres matrimoniaux.

Si la composition sonne aux tympans comme une œuvre ambivalente, c'est parce qu'elle l'est. Pour bien le comprendre, il faut se plonger dans l'autobiographie d'Art Pepper, Straight Life (accessoirement l'une des meilleures autobiographies (parce qu'honnête) jamais pondues par un musicien de jazz). "J'étais catastrophé, confesse Pepper, je ne voulais pas d'enfant. Je ne voulais pas partager Patti (première épouse du musicien - NdA), je savais que je serais un mauvais père..." De retour du "front", c'est pourtant un autre air qui se fait entendre. "A mon retour, raconte-t-il, je trouvai Patti installée chez mon père et Thelma, ma belle-mère. Je vis ma fille, Patricia, sur le pas de la porte : elle marchait et parlait. Elle ne vint pas vers moi, elle avait peur. Je lui en voulus. J'étais jaloux de son attachement envers mon père. Evidemment, elle avait grandi avec eux... Elle ne réagissait pas envers moi comme je l'eus souhaité. Je pris un mauvais nouveau départ." Si je prends la peine de raconter cela, c'est que la relation d'Art Pepper avec sa fille est l'histoire d'une relation avortée. Bien plus tard, le musicien cherchera à la contacter. Elle le rembarra sans ménagement. Il n'essaya plus jamais de revenir vers elle. Fin de l'histoire. La seule chose qui unit par conséquent réellement ces deux êtres, que le sang même n'a pas suffi à rapprocher, c'est cette composition. Une composition, pour revenir à notre idée de départ, qu'Art Pepper n'a jamais joué de la même façon durant toute sa carrière.

La première version enregistrée par l'altiste date de 1956 et prend place sur l'album The return of Art Pepper, sorti sur le label JazzWest en 57. Elle est l'une des deux seules ballades, avec You go to my head, d'un disque qui s'attache avant tout à valoriser la virtuosité - ou les pulsions de virtuosité* - d'un musicien qui sort de 3 années de taule (une histoire de came bien sûr, et, circonstance aggravante, de violation de conditionnelle). Patricia toise alors un peu plus de 3 minutes et demi. L'arrangement que la version propose, avec sa très belle ouverture au piano (jouée par le délicat Russ Freeman), a des allures de berceuse. Et Pepper semble, ce qui est rare chez lui, retenir dans un premier temps l'intensité de son souffle. Mais on sent déjà le tumulte des sentiments derrière une mélodie en apparence inoffensive : les fulgurances colériques l'emportent et surtout, le débordement d'une tristesse sous-jacente. Pas encore brute, pas encore nue, mais impossible à ignorer.

Il faudra attendre plus de 20 ans pour que Pepper en donne une version plus actuelle et travaillée. Que s'est-il passé pendant tout ce temps là ? La longue déchéance d'un homme. Détruit par sa dépendance à l'héroïne et par de longues périodes d'incarcération, à San Quentin notamment, où il aura au moins la possibilité de continuer à jouer (avec une autre victime du sucre brun, autre grand altiste de la côte ouest, Frank Morgan). Puis une forme de renaissance, après un long séjour au sein du centre Synanon à Santa Monica et une rencontre avec Laurie qui sera sa 3e et dernière épouse, et infléchira favorablement le cours de son existence et de sa carrière. Nous sommes en décembre 78. Pepper a effectué son retour sur la grand scène il y a un peu plus de trois ans (avec l'album Living Legend). Il n'est logiquement plus le même homme. 20 années de drogue dure et de taule ont forcément un effet sur un homme. Mais cela va sans doute au-delà de ça. Après une tentative de passage ratée au tenor dans l'espoir d'appliquer les préceptes de Coltrane, Art Pepper se reconnecte à son identité profonde. Mieux, il fait tomber toutes les barrières et les faux-semblants. Il était ultra-sensible ? Il n'a désormais plus aucune cuirasse. Laurie Pepper dira de lui après sa mort : "Art était d'une sensibilité inouïe. Il me donnait l'impression de ne pas avoir de peau". Et c'est exactement ce que l'on pense lorsque l'on écoute cette nouvelle version de Patricia qui excède les 10 minutes, et son final déchirant, sans filtre. Cette fois-ci, la tristesse est bel bien brute. Brute et brutale. Sans fard, sans atours. Elle résume ce qui sera la marque de fabrique de la dernière période de la carrière d'Art Pepper : une exposition unique, débridée, exempte de trucages.

Autorisons-nous une digression vers le monde littéraire. Art Pepper - et cette composition particulière - tiennent en effet une place à part dans la littérature. En tout cas dans l'univers d'un des personnages récurrents les plus haut-en-couleurs du roman noir : Harry Bosch, né de la plume de Michael Connelly. Bosch, c'est tout de même 27 romans ; 27 romans au cours desquels on ne cesse de croiser la figure de l'altiste, de manière purement anecdotique parfois (à travers une simple citation) mais aussi, plusieurs fois, dans le cadre d'une mise en relief des fêlures du personnage lui-même voire d'un contrepoint à son existence. Parlons de la fêlure originelle : la passion que Bosch éprouve à l'égard d'Art Pepper lui a été transmise par sa mère, assassinée alors qu'il n'était pas encore totalement entré dans l'adolescence. Comme la musique de Pepper, le sous-texte émotionnel est chargé. Patricia a en ce sens, fort logiquement, sa place de choix dans l'œuvre de Connelly. Dans The Black Box, paru en 2012 (et en 2015, en France, chez Calmann-Levy, sous le titre Dans la Ville en feu). Voici ma traduction du passage en question :

"Bosch avait commencé à parcourir les enregistrements d'Art Pepper que sa fille lui avait offerts pour son anniversaire. Il écoutait une superbe version de Patricia enregistrée trois décennies plus tôt dans un club de Croydon, en Angleterre. C'était alors la période de retour de Pepper, après des années de toxicomanie et d'incarcération. Lors de cette nuit de 1981, tout fonctionnait. (...) Harry n'était pas sûr de ce que signifiait exactement le mot éthéré, mais c'était pourtant le mot qui lui venait à l'esprit. Le morceau était parfait, le saxophone était parfait, l'interaction et la communication entre Pepper et ses trois accompagnateurs étaient aussi parfaites et orchestrées que le mouvement des quatre doigts d’une main. On employait un tas de mots pour décrire le jazz. Bosch les avait lus au fil des ans dans les magazines et dans les liner notes des disques. Il ne les comprenait pas toujours. Il savait seulement ce qu'il aimait, et voilà tout. Puissant et implacable, et parfois triste. Il avait du mal à se concentrer sur l'écran de l'ordinateur pendant que le morceau se poursuivait ; le groupe jouait depuis près de vingt minutes. Il avait des versions de Patricia sur d'autres disques et CD. C'était l'un des morceaux signatures de Pepper. Mais il ne l'avait jamais entendu le jouer avec une passion pareille. Il regarda sa fille, allongée sur le canapé en train de lire un livre. 

"C'est à propos de sa fille", dit-il.

Maddie regarda le livre vers lui.

- Que veux-tu dire ?

- Cette chanson. Patricia. Il l'a écrit pour sa fille. Il était loin d'elle pendant de longues périodes dans sa vie, mais il l'aimait et elle lui manquait, ça s’entend là-dedans, pas vrai ?"

Elle réfléchit un moment puis hocha la tête : "C’est vrai. On dirait presque que le saxophone pleure.""

S'il est à noter que cette scène prend plus ou moins place dans la série télévisuelle dérivée des romans (visible sur Prime), en valorisant toutefois la version qu'Art Pepper a enregistré du morceau pour la session Today, on ne retirerait pas un mot de ce que Connelly a écrit, à l'exception peut-être de ce qu'il dit de l'empathie régnant entre musiciens. En 78, c'est Stanley Cowell qui se tient derrière le piano. Son apport est impeccable. D'une justesse pleine de sensibilité. En particulier dans l'accompagnement du déchirant final dont on a déjà parlé. Cowell est à l'écoute. Soucieux de soutenir l'effort du soliste, tout en apportant par touches subtiles, ses enluminures personnelles. En 81, à l'occasion de sa tournée européenne, Pepper joue avec le pianiste bulgare Milcho Leviev. Un grand pianiste, indéniablement. Mais beaucoup plus individualiste. Ce qui n'était pas du goût d'Art Pepper qui ne manquait pas de lui reprocher son manque d'écoute (version attestée par Laurie Pepper à qui l'on doit la publication tardive de ces concerts inédits). Ce qui est certain, c'est que la version Croydon revêt une puissance émotionnelle rare, renforcée par le silence religieux qui entoure le jeu des musiciens (le très beau solo de contrebasse de Bob Magnusson en particulier qui n'est même pas perturbé par la traditionnelle toux des moments de silence). Il se passe clairement quelque chose ; et l'audience le sait. Le comprend. Le vit, l'expérimente, le ressent dans sa chair. Le final, s'il est toujours incandescent, a été modifié. Pas de semi-structure modale pour permettre à Pepper de se mettre à nu, de lacérer ses phrases, mais une progression blues classique sur laquelle Leviev est parfois en effet trop présent, parfois trop en retrait (ce que l'on pourrait appeler "faire le job" en attendant qu'on en termine). Le jeu d'Art Pepper est un torrent émotionnel que seules les contingences temporelles parviennent à contenir ; on ne peut certes pas jouer jusqu'au lendemain. Une autre version (moins longue puisque n'excédant pas le 14 minutes) se trouve encore sur un autre enregistrement de la série unreleased (le volume 5, capté à Stuttgart, une dizaine de jours après la performance donnée à Croydon). L'interprétation est ici plus traînante ; atmosphère à l'évidence installée par Pepper lui-même avec un phrasé d'ouverture volontairement pâteux. Radicalement différente en réalité. Rappelez-vous : Art Pepper ne joue jamais Patricia deux fois de la même façon. 

A l'instar d'Art Pepper à Croydon, il nous faut bien conclure ce texte. Je le termine avec cette interrogation : Patricia Ellen Pepper (de son patronyme complet) a-t-elle consenti à écouter finalement le morceau qui lui a été dédié (et qui lui a offert une postérité) ? C'est une autre des énigmes - peut-être la plus vertigineuse - de cette triste splendeur.


* Pendant ces années de taule, en 54 et 56 (contrairement à sa période d'incarcération à San Quentin), Art Pepper n'aura pas l'autorisation de toucher le moindre instrument. Il en témoignera bien plus tard, amèrement, et en parlera comme la période la plus sombre de sa vie :"Comment imaginer une vie sans la moindre musique ?" Ceci explique sans doute pourquoi il semble hésitant parfois sur The Return of Art Pepper et même parfois débordé (un comble) par le trompettiste Jack Sheldon.