mardi 18 juillet 2023

Horace Silver, parole d'argent...


New-York City : 3 jours paumés en octobre 76. Le pianiste Horace Silver, totem hard-bop absolu, enregistre le 3e volet d'une suite programmatique d'albums pour Blue Note, son label de toujours (on en reparlera de cette histoire de label). Tout début 75, Horace enregistrait le 1er volet avec une flopée de cuivres, dans ce que l'on avait coutume d'appeler une brass session. Fin 75, les bois étaient cette fois à l'honneur. Avant de se laisser porter par le rythme organique de 3 percussionnistes puis, pour finir, par une luxueuse section de cordes, celui que l'on avait fini par surnommer le grand-père du hard bop, associait son swing naturel à un chœur de 6 vocalistes, incluant Alan Copeland, directeur musical de la session.

Silver 'n Voices (c'est là le nom qu'on lui donna, comme il y eut avant lui un Silver 'n Brass, un Silver 'n Wood... on a compris le concept...) ne fait pas vraiment partie des sommets de la discographie de Silver. Cela se saurait. Du reste, rares sont les sessions jazz avec chœur qui s'en sortent avec les honneurs (si l'on veut bien sûr omettre les grands directeurs d'orchestre, de Duke à Basie). Outre le New Perspective de Donald Byrd (Blue note - 1964) et l'extraordinaire Lift every voice and swing de Max Roach (Atlantic - 1971), on peine à trouver des tentatives qui n'aient finalement échoué. Charlie Parker lui-même ne s'était-il pas cassé les dents sur la formule ?

Horace Silver, avec le recul, ne s'en tire pas si mal. Et on a peut-être tort de mépriser ce disque ou de l'abandonner à l'oubli des étagères poussiéreuses du rayon des dispensables ; réflexe auquel cède la plupart des critiques. Peut-être pour de mauvaises raisons, mais on en parlera également un peu plus tard. Certes, les choix de Copeland ne sont pas toujours des plus heureux. Le casting de voix fait sans doute aussi dans le suranné. Plus embêtant : au lieu de porter la musique à un niveau supérieur (comme c'est franchement le cas chez Max Roach), le chœur semble parfois contenir ses élans. Mais c'est peut-être ici que le paradoxe nous apparait plus clairement. Ce n'est pas parce que ce chœur et la direction qui l'oriente ont quelque chose de daté que l'on peut pour autant classer le tout au rayon des vieilleries balourdes. Peut-être, en premier lieu, parce que Silver a réuni un collectif de musiciens étoilé : Tom Harrell à la trompette, Bob Berg au tenor, Ron Carter à la contrebasse, Al Foster à la batterie. Et que cet aréopage constitue le parfait contraste par rapport à un ensemble de vocalistes qui a au moins le mérite de chanter à l'unisson. A l'ancienne peut-être mais avec une maîtrise et une précision qu'il faut souligner.

Bien sûr, cela ne marche pas sur tout. Sur le morceau d'ouverture, Out of the night (Came you), ça fonctionne (si bien que l'on se demande comment les critiques peuvent être aussi sévères...si l'on n'a pas écouté le reste)... Sur Mood for Maude, c'est même clairement réussi : il y a quelque chose qui rappelle le meilleur des travaux de Vince Guaraldi dans la direction de chœur. Et qui, en fin de compte, contredit un peu ce que j'ai dit plus haut sur la propension des 6 vocalistes à entraîner la session vers le bas. Sur des morceaux plus enlevés, patatras en revanche. En dépit de solos de haut niveau, Togetherness est un épais ratage, même avec l'apport bienveillant de l'excellent et survitaminé Bob Berg, en soutien mélodique discipliné. 

Au-delà du matériau musical (solide), cette session (et toutes celles du même tonneau) est peut-être mésestimée pour de mauvaises raisons. Des raisons qui trouvent leur origine dans les évolutions spirituelles jugées suspectes de Horace Silver dans les 70's. 

Rembobinons. Les années 70 commencent. Tout le monde cherche une vérité qui semble bel et bien se trouver ailleurs. Mais on en revient, comme on est revenu des mirages du LSD. Lennon a écrit Tomorrow never knows en 66 et personne n'a connu d'épiphanie. Coltrane lui-même a fini par se perdre dans le labyrinthe des voix multiples qu'il entendait. Le dernier concert enregistré de cette figure quasi-messianique du jazz au Centre Olatunji de New-York en est la plus triste démonstration. 

Horace Silver, de son côté, se pensait connecté. Et, en ce sens, investi d'une mission. C'est pour cela qu'il eut recours au verbe. Ses premiers essais furent désastreux avec une série d'albums rassemblés sous le nom United States of Mind (compilant 3 albums intitulés That Healin' Feelin' (1970), Total Response (1971) and All (1972)). Du point de vue des auditeurs, des critiques et, plus grave, du label... Voici ce qu'en dit Silver lui-même dans une interview donné vers la fin des 90's : "J'ai fait ces trois albums pour Blue Note, et ils ne se sont pas bien vendus. À mon avis, c'était de la musique de bonne qualité, avec de bons solos et tout. Mais je suppose que beaucoup de gens ne voulaient pas entendre Horace Silver en chansons, et ils ne voulaient entendre aucune sorte de spiritualité dans la musique - pas dans les notes, bien sûr, mais en paroles. Donc ça ne s'est pas trop bien passé. Après cela, je suis retourné à mes trucs instrumentaux, mais au fond de moi, je voulais retourner vers la spiritualité. Mon contrat a expiré avec Blue Note.  Ils mettaient le jazz de côté à l'époque. J'ai eu l'occasion de signer avec deux autres entreprises, mais j'ai décidé d'y aller seul. Je savais que si je choisissais l'une ou l'autre de ces sociétés, elles n'aimeraient pas mon approche. J'ai dit : '"Eh bien, laissez-moi mettre mon argent là où est ma bouche et là où est mon cœur.""

C'est ainsi que naîtra Silveto, le label de Silver. Mais c'est une autre histoire. Car comme on l'a dit plus haut, Horace Silver a réussi à vendre au moins une session supplémentaire à Blue Note avec voix. En 76, donc...

On pourrait s'interroger sur la difficulté qu'ont les critiques et le public à faire face à la revendication d'une spiritualité autrement que de manière très abstraite. A Love Supreme de Trane est une œuvre essentiellement spirituelle. Mais elle n'est que notes. Les notes ne sont pas abstraites mais elles ont le mérite de laisser à l'auditeur de quoi imaginer l'intention du compositeur...ou d'y glisser la sienne. Il n'est pas question de comparer Silver 'n Voices à la pièce de maître de Trane. Mais on ne peut ignorer le malaise que ressentent bien souvent les auditeurs devant la profession de foi d'un musicien (Pharoah Sanders étant sans doute une espèce à part (et épargnée)), voire d'un artiste (on pense aux critiques que le Tree of Life de Terrence Malik a suscitées). Peut-être faut-il dire que les croyances de Horace Silver étaient un bric à brac pas possible. Sujettes, pour le moins, à railleries. Le pianiste avait coutume de réunir chez lui des groupes de prière pour d'improbables séances de spiritisme. Il affirma également avoir reçu une composition du fantôme de Louis Armstrong, transmis à travers l'éther. De quoi faire sourire, à tout le moins et attiser les soupçons. Et si les vers de mirliton que l'on trouve sur Silver 'n Voices (qui valurent à Silver d'être comparé par un critique à William McGonaghan, considéré comme le pire poète de langue anglaise de l'histoire)... n'étaient qu'une maladroite et visqueuse matière prosélyte (vantant entre autres les vertus loin d'être fondées des autothérapies holistiques) ? Autant d'arguments extra-musicaux qui salent la note.

Mauvais procès ou instruction fondée, il n'en reste pas moins que cet album mineur de la discographie de Horace Silver vaut mieux que ce qu'on en dit. Même s'il illustre, sans doute, le fameux et lourdingue dicton que je me refuse de retranscrire ici.