jeudi 29 juin 2023

Un dernier pour la route, Joe...


 

L’histoire du standard One for my baby commence en 1943. Composé par Harold Arlen, grand pourvoyeur du Great American Songbook, la chanson (dont on doit les paroles à Johnny Mercer) constitue l’un des points d’orgue de la comédie musicale Sky’s the limit, dirigé par Edward H. Griffith et dans lequel Fred Astaire et Joan Leslie partagent l’affiche. Le scénario  est une bluette pleine de gentils quiproquos sous estampille RKO : en pleine seconde guerre mondiale, un as de l’air, membre de la fameuse escadrille des Flying Tigers, profite de quelques jours de permission pour s’éviter quelques obligations pénibles et s’offrir par la même occasion un peu de bon temps. Et c’est ainsi qu’il se retrouve à NYC, incognito, tentant de satisfaire aux attendus de son cahier des charges. Autant le dire tout net. Ici, l’intrigue importe peu. Voire pas du tout. Ce film n’existe que pour permettre à Fred Astaire d’offrir un peu d’évasion à l’américain moyen ; et deux ou trois jolis numéros de claquettes. A peine arrivé à NYC, l’as de l’air rencontre une jolie photographe de presse dont il s’entiche instantanément. La photographe a sa personnalité – c’est notable dans un scénar qui tient sur un bout de nappe en papier. Il faut dire qu’elle s’ennuie ferme dans un boulot routinier qui consiste apparemment à photographier des vedettes. La belle rêve d’aventure et s’imaginerait volontiers photographe de guerre (vous le voyez venir ?) mais son boss, totalement épris d’elle, la retient sous des prétextes fallacieux. On devine bien sûr la suite. Les efforts désespérés du pilote pour charmer l’élue sans révéler sa véritable identité. Et la future opportunité pour deux destins de se réunir autour d’intérêts communs qu'ils ne soupçonnaient pas. Tout se finira ainsi, et fort logiquement, très bien.

La scène qui expose pour la première fois le standard d’Arlen (qui excède largement les traditionnelles 32 mesures et comporte même un changement de tonalité) se déroule dans un bar. Phil, l’employeur de la jeune et belle photographe a découvert la véritable identité du pilote resquilleur. Il l’invite dans un troquet pour le confronter et lui dire qu’il n’hésitera pas à se servir de ce nouvel atout. C’est de bonne guerre. Astaire le supplie de garder le secret. Puis, dépité, se saoule en faisant la tournée de bars, chantant One for my baby à des barmen à peine intéressés – figurant absolu de la tradition hollywoodienne – avant de faire LE grand numéro de claquette tant attendu en déglinguant plusieurs lots de verres au passage. Je ne sais pas vous, mais bourré, moi, je ne fais pas de claquettes ; ce qui me fait dire que le type tient plutôt bien l’alcool.

One for my baby est donc, jusque-là, la plus joyeuse des chansons de pochetrons en peine de cœur. Mais c’était sans compter sur la facette dépressive de Sinatra. La première version de The Voice du standard d’Arlen date de 1947, sous la direction d’Alex Stordahl. La version est plutôt chiadée mais elle semble hésiter entre l’inoffensive mélopée et le swing noctambule. Elle fait sans doute son petit effet mais il en faut plus pour s’offrir une postérité. En 47, Sinatra a certes déjà bien vécu mais peut-être pas assez pour incarner pleinement le morceau. Il ne suffit pas d’avoir éclusé les bars minables jusqu’au petit matin. Ou encore d'avoir trainé avec des gangesters sans foi ni loi. Il faut aussi (surtout) avoir vécu une grande peine de cœur. 11 ans plus tard, Sinatra l’a plus que vécu. Il remet donc ça pour l’enregistrement du triste comme les pierres Frank Sinatra sings for only the lonely. Sous la direction de Nelson Riddle, alors en plein deuil, ce qui ne contribuera pas à égayer la session. Sinatra remâche l’échec de sa relation avec Ava Gardner (et son tout frais divorce) et n’emprunte plus de détours. Les arrangements sont dépouillés. Un piano-bar, quelques discrètes nappes de cordes, une voix qui traine et s’éteint parfois, soudainement résonne avant de revenir à la raison, un sax qui surgit pour dialoguer avec le clown triste… Cette fois-ci, le pochetron ne va pas se hisser sur le zinc pour faire quelques pas de claquettes. Personne n’a envie de se marrer. Ni de faire marrer qui que ce soit. C’est ainsi que Frank s’empare de One for my baby, la fout dans sa poche et ne la rendra plus jamais. Comme le dit Rickie Lee Jones, Frank possède ce morceau pour l’éternité. Plus personne ne pourra plus l’entendre sans penser à lui… Qui se souvient aujourd’hui de Fred Astaire déglinguant les verres entre deux couplets ?

Bien sûr, d’autres s’y sont essayés avant ou après Sinatra. Billie Holiday par exemple, dont le vécu écrabouille celui de Sinatra. Sa version est légèrement antérieure. Et c’est une bonne interprétation. Mais elle n’atteint pas la perfection de celle de Franky. Ella Fitzgerald chante One for my baby à deux reprises en 61. Notamment sur un album où elle reprend d’une manière programmatique une partie du songbook de Harlod Arlen. Mais Ella a beau être grande, elle se prend souvent les pieds dans le tapis dès lors qu’il s’agit de chanter les désespoirs intimes. Son bar ne sent pas le tabac froid, les aisselles sales et le mauvais alcool répandu sur un comptoir qui pue l’humidité. Il sent la prairie, les dimanches matin ensoleillées et l’eau de Cologne. A la fin de l’année 61, Etta James bluesifie le standard mais la tentative échoue à cause d’une orchestration lourdingue. Une version aurait peut-être pu soutenir la comparaison avec celle de Sinatra. On la doit à HarryBelafonte qui reprend en 58 la composition d’Arlen dans le cadre des sessions de l’album Harry Belafonte sings the blues. Harry est le premier à y aller franco dans la mélancolie. Mais le rythme choisi pour l’interprétation enferme Belafonte dans un chant rythmiquement uniforme qui ne lui permet pas de mettre pleinement à profit ses dons d’interprète.

Ce que vient dès lors de réaliser très récemment Rickie Lee Jones, que j’ai mentionné plus haut, tient donc de l’exploit. Après Kicks, enregistré en 2019, la chanteuse a mis 4 ans pour publier un autre album de reprises (Pieces of Treasure, sorti en février dernier chez BMG). Avant l’écoute, on pouvait légitimement s’inquiéter. On avait tort. Même si sa voix (elle l’avoue elle-même sans rougir) a perdu de sa superbe avec l’âge, elle tire l’ensemble des standards qu’elle a choisis vers le haut. Et inaugure presque une toute nouvelle manière de chanter – à 68 ans, c’est plutôt balèze. « D’habitude, il vient toujours un moment, dit-elle, où il y a telle ou telle chanson plus faible que les autres et qu’au fil du temps vous finissez par détester. Mais cela ne s'est pas produit avec cet album. La femme qui chante ces chansons, je ne sais pas d'où elle vient. Je veux dire, elle constitue évidemment un développement de ma personne, mais c’est un peu comme si cette femme s’imaginait être quelqu’un d’autre. Je peux donc l'écouter et profiter simplement de la musique. (1) »

Tout ce qui est dit là pourrait n’être que flagornerie. Mais c’est en réalité très juste. Et parfaitement audible sur la version que Rickie Lee Jones offre de One for my baby. Une des interprétations les plus réussies de l’album. Encore une fois, c’est elle qui en parle le mieux : « Frank Sinatra possédait cette chanson. Et je cherchais un moyen d'y entrer, parce que la seule chose que je ne voulais pas faire, c'était imiter l'interprétation de quelqu'un d'autre. Je me suis interrogé longuement. Alors j’ai fouillé et j'ai trouvé Ida Lupino, qui a chanté cette chanson dans un film noir de 1947 [Road House]. J’ai été surprise de constater à quel point son interprétation était moderne. Ce personnage, dans cette chanson a vécu quelque chose de dur, de difficile. Je suis parvenu me glisser là-dedans… »

La version de la chanteuse est bluffante. Munie d’arrangements qui satisferont les esthètes de la partition comme les amateurs d’ambiance. On peut saluer la malice de la ligne de basse conçue en petite boucle hypnotique, parfaitement doublée au piano. C’est elle qui fournit un espace d'entrepot sur lequel Rickie Lee Jones déploie la richesse de ses intuitions de placement rythmique. On peut saluer aussi l’intelligence du jeu de batterie ultra discret et tout en ponctuation de Mark McLean, enluminant tous les silences. Et il n’en faut pas plus à dire vrai. Le dépouillement colle parfaitement à l’esprit d’un standard sur lequel se sont cassés les dents tant d’arrangeurs. Alors que la voix de Jones était autrefois d’une grande clarté, elle a ici ce petit quelque chose de nasal qui lui donne un côté gouailleur.

Nous n’irons pas jusqu’à dire que Sinatra ne possède plus One for my baby mais ce seul tour de force, effectué tout en subtilité, suffit à faire de ce disque une des sorties réjouissantes de cette année 2023. Et à nous faire dire qu'à bientôt 70 ans, celle que l'on appelle encore The Duchess of Coolsville, a encore des réservoirs infinis de noblesse - y compris au comptoir de bars mal famés, le cœur en miettes...


(1) Interview donnée pour le magazine Downbeat https://downbeat.com/news/detail/rickie-lee-jones-of-intimacy-and-american-standards