vendredi 16 juin 2023

Asher Gamedze : vertige des temps

 



« Le jeu d’Asher Gamadze est une interaction fabuleuse entre la turbulence et le pouls. Le pouls est censé réguler et être régulier. Mais la turbulence qui se situe à la fois en dessous et au-dessus est tout bonnement extraordinaire. C’est d’ailleurs quelque chose qui parcourt l’ensemble de l’approche percussive de la musique noire. » Ces mots, très juste, ont été prononcés par le poète américain Fred Moten dans le cadre d’une discussion online animée par un paquet de têtes bien faites. Nous sommes alors en pleine pandémie et le batteur sud-africain, installé à Cape Town, vient de sortir son premier album : « Dialectic Soul ». Un disque rêche, intransigeant, bourré d’idées. 

Près de 3 ans plus tard, Gamedze a laissé grandir en lui les mots de Moten et s’est empressé de filer la métaphore en lui faisant épouser les contours d’une réflexion sur le temps et l’histoire : notre manière de l’enseigner, de la vivre (ou de la subir), notre capacité à la faire. « Une des idées que j'ai depuis longtemps consiste à interroger la manière dont les gens pensent la culture comme quelque chose de statique ou de figée. Il y a cette tension en Afrique, sans doute à cause des représentations de la culture africaine, façonnées par les colons. Les gens évoquent un réel besoin de conserver la culture et de la documenter. Je pense que c'est important, bien sûr. Mais il faut aussi comprendre que les choses bougent. Et que nous sommes ceux qui doivent accompagner ce mouvement. » 

La concrétisation de ces deux réflexions sur le temps, le pouls, les turbulences, l'histoire... c’est cet album sorti début mai sur le label International Anthem : "Pulse and Turbulence".10 compositions absolument engagées, dans tous les sens du terme. Enregistrée sans piano - dans l'esprit du trio mais avec deux soufflants - la musique de Gamedze impressionne par la puissance sonore qu’elle déploie. Ce qui n’en fait pas un rouleau compresseur sans subtilité. Illustration avec le morceau « Locomotion » qui unit à la perfection des multitudes rythmiques sans jamais se perdre et implique pleinement chaque musicien (dont l’impeccable Buddy Wells au ténor). Autre inexorable avancée avec « Can’t see the sun » qui évoque à la fois Ornette Coleman et Charles Mingus, en un certain sens, dans cette rare capacité à créer des espaces bouillants pour solistes débridés (le trompettiste Robin Fassie brillant ici de mille feux…). 

Peu de disques semblent procéder à ce point d’une réflexion sur la musique au sens large (il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire des liens uniques de la musique avec le temps lui-même...).   
 

Asher Gamedze « Turbulence and Pulse » (International Anthem) 

Asher Gamedze – batterie ; Robin Fassie – trompette ; Buddy Wells – ténor saxophone ; Thembinkosi Mavimbela – contrebasse ; Julian ‘Deacon’ Otis – voix.