mercredi 21 juin 2023

Donny Hathaway : Extension of a Man

 


« Que seriez-vous si vous n’étiez pas chanteur ? ». Cette question vaseuse, c’est un gratte-papier du New-York Post qui la pose au chanteur Donny Hathaway. La question a beau être idiote, le natif de Chicago choisit d’y répondre en toute sincérité : « Je serais mort… », répond-t-il. On pourrait penser à une posture mais il n’en est rien. Il suffit d’écouter la musique de Hathaway, depuis ses débuts en 69, pour comprendre d’emblée que ses performances sont de véritables postulats de vie. Des bourrasques qui, paradoxalement, ne masquent pas sa fragilité. 

A 26 ans, Hathaway subit une dégradation soudaine de sa santé mentale. En 70, alors que sa carrière débute à peine, le diagnostic est posé : Hathaway souffre de schizophrénie paranoïde. A deux reprises, en 1972, ses tourments l’obligent à mettre son activité entre parenthèses et à effectuer de brefs séjours en HP. Sans perspective d’amélioration. Ces séquences se répèteront entre 73 et 74. Entre octobre 71 et novembre 72, bien qu’envasé dans un marigot intime duquel il ne parvient à s’extirper que par épisodes, Hathaway conduit pourtant plusieurs sessions d’enregistrement. Ces sessions aboutiront à la production de l’ultime album de sa carrière, Extension of a man. A plus d’un titre, cet album tient du miracle. Et c’est sans doute ce qui fait de lui un disque inégal. Parfois désuni. En tout cas hétéroclite. On y trouve des chansons hautement dispensables. Mais aussi certains des moments les plus beaux et émouvants de la carrière du musicien. A commencer par l’ouverture symphonique du disque, intitulée I love the Lord, he heard my cry. Ce n’est peut-être pas la première chose à laquelle on pense (spontanément) lorsque l’on évoque Donny Hathaway. Mais il éprouvait defait une vraie passion pour le classique. Debussy, Chopin, les grands compositeurs russes. Étudiant à l’Université de Howard, en cursus musical, il n’ignorait pas grand-chose de la théorie et selon les dires de certains éducateurs qui le fréquentèrent à l'époque, il jouait à la perfection le concerto pour piano en La Mineur de Grieg ou encore les accompagnements ardus du Messie de Haendel. On peut donc raisonnablement penser que la conception de cette ouverture revêtait un caractère éminemment personnel. L’ouverture en question est une improbable réussite. Dans sa manière d’associer les cordes, les instruments à vent et les chœurs, la subtilité des espaces laissés aux claviers de Hathaway (intégrés et pas du tout superposés), dans les influences qu’elle convoque : car si l’on pense parfois à Ravel, dans l’approche rythmique notamment, à Gil Evans, dans l'exposition de certains cuivres, le traitement des chœurs peut aussi évoquer la collaboration Duke Pearson / Donald Byrd sur l’album A new Perspective sorti en 1964. L’enregistrement de cette pièce ambitieuse aurait pu tourner au désastre, eu égard aux tourments de Hathaway. Il n’en est rien. C’est ce que raconte une anecdote de fin d’enregistrement. Après la dernière note, un bref silence s’installe. Bientôt rompu par les applaudissement des musiciens de l’orchestre, par le tintamarre respectueux des archets s’abattant sur les pupitres ; un privilège rare que Hathaway reçoit en pleine face, à la mesure de son roller coaster existentiel. 

Magie du mixage, c’est un autre titre phare qui semble émerger de l’ouverture symphonique : Someday we’ll all be free, chanson composée par Hathaway pour évoquer sa détresse psychologique mais que la communauté afro-américaine va s’approprier pour en faire un de ses hymnes culturels éternels – c’est d’ailleurs une des récurrences de la carrière de Hathaway qui composera aussi la chanson afro-américaine ultime de Noël avec This Christmas après avoir composé en 69 une autre pièce majeure de la condition noire aux Etats-Unis avec The Ghetto, dans le cadre des sessions de l’album Everything is everything. Someday we’ll all be free atteint un sommet que ne mesurait peut-être pas Donny Hathaway. Plusieurs témoins racontent qu’en s’asseyant derrière la console pour entendre le master, il fondit en larmes. Submersion émotionnelle sans doute ambivalente : teintée de joie devant la qualité de l’accomplissement, alourdie par la tristesse d’un homme en proie à l’aliénation. 

Quiconque entend la voix de Donny Hathaway pour la première fois ne peut masquer son étonnement. Cette voix transmet la plus infime des parcelles d’humanité mais elle convertirait aussi le plus mécréant d’entre tous. Comment la qualifier sans évoquer la possibilité d’un don divin ? Ou ce que d’autres appelleraient la grâce. Toutes les considérations techniques peuvent être mises de côté. Bien entendu, Hathaway sait chanter ; son vibrato est un modèle du genre, l’ampleur de son timbre est à l’évidence le fruit du travail. Mais l’acquis ne masque pas l’inné. Sa version de la magnifique chanson d’Al Kooper (pour le collectif Blood Sweat & Tears), I love you more than you’ll ever know atteint à cet égard des hauteurs anormales sur l’échelle de valeur commune. La technique est impeccable mais la voix, en elle-même, est d’une beauté démente. Au-delà de toutes ces considérations, la profondeur de cette interprétation marque au fer. N’emploie aucun intermédiaire pour vous atteindre au cœur. Tout Hathaway est dans cette interprétation. 

Ce sont en partie ces 3 sommets qui font d’Extension of a man (qui vient juste de fêter son 50e anniversaire le 18 juin dernier) un album unique. A choyer. A écouter et à réécouter sans cesse, en dépit de ses moments faibles (Flying Easy, chanson publicitaire un poil embarrassante écrite pour une compagnie d’avion, ou Love, Love, Love, réécriture faiblarde et aseptisée du What’s goin’on de Marvin Gaye). Après ces sessions, Hathaway n’enregistrera plus que sporadiquement. Et le plus souvent en duo avec son amie proche, la chanteuse Roberta Flack. En 77, pour l’enregistrement du morceau The Closer I get to you : grand succès commercial offrant au duo une nomination aux Grammy. Le 13 janvier 79, pour enregistrer deux morceaux avec la chanteuse : Back together again, You are my heaven. Une renaissance ? En réalité, les deux dernières interprétations de son existence. 

La plupart de ceux qui ont participé à la session rapportent la même version. Dans un premier temps, tout semble se dérouler à la perfection. Hathaway fait ce pour quoi il est venu : chanter comme personne ne sait le faire. Même si l’on peut tout de même entendre un léger voile sur un timbre qui semble avoir perdu en épaisseur. Puis tout se délite. Le comportement du chanteur devient erratique. Nerveux, il se lance dans une tirade paranoïaque que rien ne semble en capacité d’éteindre. Résigné, le producteur de la session décide d’en terminer et renvoie chacun vers ses pénates. La suite est encore un mystère à ce jour. Hathaway dine avec Roberta Flack (et d’autres proches). Le diner se déroule apparemment normalement. Quand il se termine, Hathaway prend congé et rejoint son lieu de résidence : une suite située au 15e étage de la luxueuse Essex House. Quelques heures plus tard on retrouve son corps sans vie, brisé... sur la chaussée. Accident ou suicide ? Hathaway s'est-il jeté dans le vide ? A-t-il basculé suite à quelque imprudence ? Personne ne sera jamais capable de le dire. Dans la chambre déserte, on ne trouve aucune lettre. La porte a été fermée à double tour. La fenêtre est restée grande ouverte. La vitre de protection a quant à elle été enlevée. Soigneusement posée sur le lit. 

Donny Hathaway - Extension of a Man (Atco - 1973)