samedi 24 février 2024

Moto Grosso Feio : la splendeur mal-aimée de Wayne Shorter


On en revient toujours peu ou prou au même point avec les critiques et à ce que Miles disait d'eux. Ces gars, dans leur grande majorité, ne sont pas musiciens et n'ont jamais touché un instrument de leur vie.  Ce qui, bien entendu, nuit à leur capacité de compréhension. Si Wayne Shorter a eu relativement bonne presse tout le long de sa carrière, un de ces albums pâtit de préjugés qui ont finalement perduré. Il s'agit de Moto Grosso Feio, enregistré sur 2 sessions d'avril et d'août 1970. 

Ces sessions correspondent peu ou prou avec la fin du contrat qui liait Shorter à Blue Note. Dans pareil cas, les artistes ont tendance à multiplier les sessions pour respecter leurs engagements contractuels. Entre août 69 et août 70, le saxophoniste visite ainsi les studios A&R à 4 reprises. 3 albums en résulteront : SuperNova (qui parait en 69), Odyssey of Iska (qui parait au début de l'été 71) et Moto Grosso Feio, qui patiente 4 ans sur bobine avant d'être commercialisé. En 4 ans, Shorter est déjà passé à autre chose. La scène jazz également. Il a fondé le Weather Report avec Zawinul et la fusion est devenue l'un des courants majeurs du jazz. Mysterious Traveler, le 4e album studio du collectif, sort au mois de mars 74 et affiche des chiffres de vente remarquables. Atteignant la 2e position des charts jazz, et se hissant jusqu'à la 46e place du Billboard 200. Quand, 5 mois plus tard, Blue Note se décide enfin à lancer Moto Grosso Feio sur le marché, c'est une indifférence polie qui l'accueille. Et une incompréhension qui, comme on l'a indiqué plus haut, va stratifier sa réputation : celle d'une oeuvre qui ne manque certes pas totalement d'intérêt mais qui semble ne pas trop savoir où elle doit aller. Qu'importe, le temps est l'allié du jazz se dit-on.

Moto Grosso Feio est une curiosité. Notamment parce qu'à l'exception de Shorter, les autres musiciens majeurs de cette session sont parfois employés en dehors de leur domaine réelle de compétences. Chick Corea prend place derrière une batterie (il joue aussi de quelques percussions et du marimba), Ron Carter a choisi le violoncelle, Dave Holland s'escrime enfin sur une guitare acoustique. Les qualités particulières de ces 3 musiciens les prédisposent certes à la pratique des instruments qu'ils se sont choisis. Mais cette configuration n'en constitue pas moins un étonnement en soi. Une découverte. Un appât.  

Pour le reste, il faut se pincer pour comprendre ce qui a pu faire croire aux critiques appointés qu'ils avaient obtenu le droit de considérer ce disque comme un joli bordel sans queue ni tête. La composition éponyme qui ouvre Moto Grosso Feio constitue un étonnant démenti. L'introduction de ce morceau est envoutante de beauté. Et témoigne d'une communication parfaite entre chaque musicien : entre le soprano de Whorter, les ponctuations de Corea au marimba et à la batterie, le dialogue sous-jacent finement établi par le violoncelle de Carter et la guitare de Dave Holland. Pendant plus de 12 minutes, ces musiciens n'improvisent jamais vraiment, et pourtant multiplient les langages, les atmosphères, marient les couleurs avec science. Il faut aussi noter la récurrence de ce thème-ritournelle qui ponctue l'ensemble de la composition ; point d'orgue joué à l'unisson et avec application (mais jamais tout à fait de la même manière) qui reboote le morceau à chaque retour et annonce ainsi un nouveau mouvement. De nouvelles inflexions. Montezuma succède à ces 12 minutes en suivant également une direction claire : une ligne de basse sous forme de groove un peu brisé que Shorter enlumine d'un solo à tomber par terre. On mesure ici toute la pertinence du choix du violoncelle côté Ron Carter ; instrument qui, parce qu'il n'est pas réellement à sa place dans ce type de structure, apporte à l'ensemble une nuance qui lui permet d'accéder à une autre dimension.

Je suppose que l'on pourrait continuer longtemps comme cela et pointer du doigt tout ce qui contredit la fausse réputation de ce disque plus essentiel qu'on ne le pense. Il y a, pour tout dire, dans ce Moto Grosso Feio, l'embryon de recherches que Shorter mènera (certes bien plus loin) 30 ans plus tard, dans le live Beyond the sound barrier qui fera cette fois se pâmer la critique. Allez comprendre... On peut bien sûr comprendre la tiède réception qui fut faite en son temps à Moto Grosso Feio. Sa date de parution ne pouvait sans doute pas lui permettre de trouver instantanément son public. Le temps aurait pu réparer cette injustice ; cela aurait sans doute été le cas si les spécialistes avaient compris ce que Shorter avait en tête en août 70, s'ils avaient prêté attention aux pistes créatives qu'il commençait alors à tracer, avec la volonté d'aller toujours plus loin. S'ils avaient pour une fois fait preuve de moins de paresse. Le temps étant l'allié du jazz, peut-être n'y a-t-il pas lieu de totalement désespérer.