Il est quasiment impossible de penser à Max Roach sans penser au trompettiste Clifford Brown. Leur association fut pourtant éphémère. La carrière de Roach, en tant que leader, est quant à elle aussi diversifiée que passionnante. Mais la disparition de Clifford Brown, le 16 juin 1956, dans un triste accident de la route a marqué un tournant dans l'histoire du jazz ; et a mis un terme à l'une de ses plus émouvantes et fructueuses fraternités. C'est la raison pour laquelle ils restent indissociables. Liés dans nos mémoires et la postérité.
L'apport de Max Roach n'est pas moindre dans l'évolution du jazz. Et c'est bien entendu un euphémisme. Avec une poignée d'autres, il a contribué, à l'évènement du be-bop, à révolutionner non seulement la manière d'inscrire la batterie dans le jazz, mais aussi à établir des architectures rythmiques offrant de nouveaux espaces de liberté aux solistes. A l'ère du swing, la mission du batteur était de baliser les morceaux afin de leur offrir un chemin rythmique bien marqué. C'était entraînant ; les cymbales constituaient l'outil essentiel de ponctuation, la grosse caisse appuyait à peu près tous les temps. Entrainant mais un poil contraignant pour ceux qui rêvaient de grand galop. Avec le be-bop, la grosse caisse va devenir pour le jazz ce que l'accent tonique est à la langue italienne. La cymbale ride deviendra quant à elle l'élément essentiel du rythme. L'espace pour les solistes s'agrandit mécaniquement. C'est à des gars comme Max Roach que l'on doit cette avancée qui est aujourd'hui LA marque du rythme jazz : sa matrice en quelque sorte.
Clifford Brown & Max Roach (EmArcy - 1954) : le Révolutionnaire
En 54, lorsque Max Roach rencontre Clifford Brown, la révolution a déjà eu lieu. Le be-bop s'apprête toutefois à muer. Déjà. Les braves sont des hommes pressés. Les deux musiciens unissent leur force pour devenir les pionniers d'un nouveau genre : un jazz qui se rapproche du blues originel, ralentit le tempo, crée encore un peu plus d'espace dans l'espace déjà créé par l'évolution du jeu de batterie. 2 ans, c'est le temps que l'infortune leur laisse. Mais c'est assez pour qu'ils bouleversent le paysage et réagencent le tout. La mort prématurée de Brown brise ce progrès aux allures de pas de géant et cette tragédie plonge uniformément les musiciens de jazz dans le désarroi. Parce que Brown était fauché en pleine jeunesse, à 25 ans, parce qu'il était le plus talentueux de tous les trompettistes de sa génération, parce qu'il avait jusque là éviter tous les écueils qui dégommaient les musiciens de l'époque : les mauvaises relations, la came, la facilité des existences dissolues. Clifford Brown était l'enfant de chœur du jazz - pour pousser le bouchon peut-être un peu loin - que tous avaient envie de protéger... Comme on protège d'instinct le meilleur d'entre nous. Leur premier album commun est enregistré sur 3 sessions rapprochées d'août 54. Les 2 musiciens ne se connaissent que depuis quelques mois. Mais le coup de foudre musical a eu lieu. Brown ne s'est pas fait prier pour répondre à l'invitation de Roach. A New York, les deux hommes montent un quintet de première catégorie en débauchant le saxophoniste Harold Land, le pianiste Richie Powell et le contrebassiste George Morrow. Que dire de ce disque qui n'atténuerait pas son niveau d'excellence ? Qu'il symbolise comme nul autre la bascule entre l'ère be-bop et le nouvel âge hard bop. Il fait peut-être mieux que cela. Il pose les bases d'un nouveau genre à l'usage des générations futures. On mesure cette bascule entre deux titres de l'album. Avec d'un côté, une version d'un standard raffiné (Delilah) composé par Victor Young en 49 pour la bande originale du péplum de Cecil B. DeMille ; sorte de condensé jamais scolaire de ce que les meilleurs boppers faisaient des architectures harmoniques particulièrement délicates. De l'autre côté ? Une composition de Clifford Brown : Daahoud, manifeste hard bop à lui tout seul ; bien plus, en fin de compte, que le Moanin' (certes plus dansant et abordable) des Jazz Messengers d'Art Blakey, autre ensemble fer de lance du courant.10 ans après We Insist!, le batteur va toutefois plus loin dans cette entreprise de synthèse avec l'album Lift Every Voice and Sing. Cette fois-ci, Roach s'octroie le droit de plonger ses mains dans la matrice traditionnelle du gospel. Il ne le fait pas comme on visiterait les pièces d'un musée qui offriraient à la vue des nonchalants ses chefs-d'œuvre intouchables (Motherless Child, Troubled Waters, Joshua Fit the battle of Jericho...), sous cloche, et surtout bien gardés. Le musicien met à nu leur essence organique, leur chair, leurs ligaments, leur réseau veineux. A l'instar de ces grandes peintures que l'on passe au rayon X, et qui donnent ainsi à voir ce que l'œil seul ne peut voir (la peinture derrière la peinture) Roach donne à entendre ce que nos oreilles ne pouvaient entendre. Expose la musique derrière la musique, l'esprit qui sous-tend ce genre. Il y a par exemple dans sa version de Motherless Child une solennité nouvelle, une fierté, un esprit de résistance. Une puissance qui doit certes beaucoup à la voix de la chanteuse Ruby McClure mais aussi à un arrangement qui lui offre un parfait isolement. C'est ensuite un solo du saxophoniste Billy Harper qui prend le relais. Preuve est alors faite que l'art est fait pour être vivant. Qu'il peut se fondre dans toutes les modernités - et le jazz des années 70 n'a plus grand chose à voir avec celui qui passait pour intransigeant au temps de l'émergence du hard bop. On pense à tort que le trompettiste Cecil Bridgewater, le saxophoniste Billy Harper, les choristes et solistes sont les étoiles de cette œuvre inspirée. C'est aussi la marque du génie que de s'avoir s'effacer. La marque de son génie que de s'être contenté de renouveler totalement ces psaumes de résistance.
Max Roach est sans doute le batteur qui a le plus pensé le rythme. Sa carrière entière est balisée d'albums concepts de ce genre. Dès 57, avec l'album Jazz in 3/4 time, sur lequel il montre sa maîtrise de la forme valse. En 61, c'est l'album Percussion bitter sweet sorti sur le label Impulse! qui fait le point sur cette réflexion. A la fin des années 70 et au début des années 80, Roach brise une flopée de codes, en offrant à des spectateurs ébahis des performances solo. Un élan qu'il avait entamé en 78, pour le label japonais Baystate, démontrant ainsi que la musique pouvait se satisfaire du seul rythme et contenter l'auditeur autant que celle qui serait jouée par un quintet classique. Il y aussi, dans sa carrière, le collectif essentiellement rythmique M'Boom que Roach fonde en 73 avec Roy Brooks, Joe Chambers, Omar Clay, Warren Smith, Freddie Waits et Richard Landrum. M'Boom n'a pas de limites et utilise tout ce qui se percute : batterie, vibraphone, marimba, xylophone, bongas, bongos, cloches, steel drum, timpani... En 73, l'ensemble sort Re : Percussion sur le label Strata-East et continuera d'enregistrer de manière éparpillée. En 79 pour Columbia. Et en 84 pour SoulNote. Ce dernier album, intitulé Collage, n'est pas le plus apprécié de la discographie du groupe. Peut-être parce qu'il est plus accessible que les deux précédents. Moins intransigeant. Il est pourtant d'une musicalité rare. A l'image de ce Street Dance chaloupé et vibrant. Qui chante mais qui, aussi, est une nouvelle réflexion sur le rythme et l'espace. Une réflexion qui aboutit à la dissection d'un authentique langage.