En apparence, le son est immatériel. En apparence seulement,
bien sûr. La physique vous apprendra qu’il n’en est rien. L’étude sommaire des
évolutions à travers le temps des formats discographiques également. De fait,
ces progrès ont offert à la musique une autre forme de matérialité. Une
matérialité indirecte certes, mais puissante et surtout émotionnelle. Charriant
son lot de souvenirs, d’évocations intimes. Cette histoire particulière des
supports discographiques est passionnante pour un paquet de raisons. J’en
citerai deux : l’évolution des supports discographiques a eu une influence
directe sur la création musicale elle-même ; elle a aussi contribué à la
réunion de plusieurs formes d’art.
Le premier LP de l’histoire (ou Long Play) gravé sur une
galette 12 pouces est commercialisé en 1948. Et c’est sans surprise un
enregistrement de musique classique : l’interprétation donnée au Carnegie
Hall par le Philharmonic-Symphony Orchestra of New York (dirigé par Bruno
Walter) du Concerto pour violon ((n°2) en mi mineur, opus 64) de Mendelssohn.
Il s’agit en réalité d’une réédition. Cette interprétation a déjà été
commercialisée par la maison Columbia sous le format courant de l’époque 3
années plus tôt : le 78 tours. Il s’agit donc d’un essai. Mais c’est un
essai qui va ouvrir des portes jusqu’alors insoupçonnées. A l’époque, seule la
musique classique est à même de se couler dans ce nouveau format long. Ailleurs,
on enregistre encore majoritairement à l’unité. Ou par lot de 2 à 3 morceaux. Et
ce, quel que soit le genre. 1948 est en ce sens une année clé pour tous ceux qui
vont se montrer désireux de changer leur approche en matière de composition. Car,
avec ce nouveau format, c’est la notion d’album qui peu à peu se crée (pas
immédiatement certes mais relativement rapidement), et un raisonnement logique conduisant à l'idée que l'on puisse établir une passerelle entre le format et le travail de composition.
Cette passerelle, c’est le concept – ou, à tout le moins, l’idée que les pièces
composées pour un même album peuvent (et doivent) procéder d’une intention
commune ou d'une thématique propre à les rassembler.
D’aucuns pensent que la pop et le rock ont fondé ce
principe. C'est faux. C’est le jazz qui, le premier, l’a
établi et gravé dans le marbre (ou le sillon), à l’utilisation des générations
de chevelus futures. Les Beatles sortent Sgt
Pepper’s en 67, en pensant avoir inventé l’eau tiède. Dix ans plus tôt,
Duke composait pourtant un matériau unifié, inspiré de Shakespeare, en sortant l’album
Such Sweet Thunder. Immense compositeur de suites, Ellington voyait logiquement
dans ce nouveau format une opportunité rêvée de renforcer l'orientation thématique de son
travail. D'autres musiciens ont pressenti le futur sens de l’histoire. Sinatra par exemple. En 55, sous contrat avec Capitol, le chanteur enregistre In
the wee Small Hours ; pas loin d'être un des premiers albums-concepts de l'histoire avec son matériau dépressif et ses arrangements gluants. Au milieu des 50's, les autres courants de ce que l'on pourrait appeler la musique populaire n’en sont pas encore
là : la culture du single est encore toute-puissante (elle perdurera du reste
longtemps, bien après l’émergence de l’album era) et la fine galette 7
pouces (45 tours par minute) reste le support privilégié des accoucheurs de morceaux
sur 3 accords…
Avec l’émergence de l’album, au sein du jazz, c’est aussi le
concept d’art-work qui voit le jour. Le disque devient dès lors plus
qu’un simple support ; il devient un objet. Un objet de collection. Que l’on
s’approprie, que l’on peut manier à loisir, que l’on peut admirer. Les labels
pressentent aussi l’opportunité. Ce sont ainsi de réelles esthétiques qui vont
voir le jour. Pour les labels west coast, les ambiances chaleureuses et
colorées. Pour Blue Note une esthétique visant l’élégance de la sobriété. Ce
sont aussi des designers de talent et des photographes de génie qui vont
trouver là un fabuleux terrain d’expression artistique. Vous avez dans ce
condensé d’histoire l’une des motivations de la puissante nostalgie qui étreint
ceux qui découvrent ou redécouvrent aujourd’hui la magie si sensuelle de la
galette 12 pouces.
L’un de ceux qui ont forgé cette esthétique est né il y a
presque 100 ans. Il s’appelait Paul Bacon. Né le 25 décembre 1923, dans une
ville moyenne de l’état de New York, Bacon grandit au sein d’une famille qui va
prendre en pleine gueule le déclassement de la Grande Dépression. Conséquence
de cette difficile période pour un grand nombre de familles américaines, le
jeune Paul n’ira pas à l’université. Sortant d’un lycée de Newark spécialisé
dans les cursus artistiques, il se retrouve sur le marché du travail, proposant
ses services à d’anonymes agences locales de publicité. Nous sommes au tout
début des années 40 et Bacon s’intéresse déjà à la musique jazz. Il écoute
Benny Goodman – on fait ce qu’on peut – et fait partie d’un petit club de
passionnés de jazz. Il exerce alors ses frais talents de designer dans
les pages des publications de ce petit groupe, puis, un peu plus tard, pour le
magazine JAZZ, créé par Bob Thiele, qui deviendra quant à lui un
producteur majeur de l’histoire (chez Impulse) et le fondateur du merveilleux
label Flying Dutchman. C’est après un enrôlement de 3 ans chez les Marines (sans
jamais participer aux combats) que la carrière de Bacon prend enfin un tournant
majeur. A la faveur d’une rencontre avec Alfred Lion qui lui propose de se
faire la main sur les premières galettes 10 pouces du label Blue Note. A l’époque, il
faut encore dessiner. Bricoler. Bacon le fait à merveille. A tel point qu’il finit par
devenir la tête pensante de la création artistique d’un autre label légendaire
de l’histoire du jazz : Riverside.
Le style de Bacon procède de principes simples. Se servir de la matière première. Quand il design pour le monde de l’édition, il travaille visuellement sur les mots. Pour Riverside, il valorise les musiciens eux-mêmes et s’appuie sur leur personnalité pour ce faire. Monk dans une carriole rouge de gosses (après qu’il ait refusé de revêtir une cape de moine trappiste), jeux calligraphiques pour illustrer l’émergence du nouveau pianiste qui rend tout le monde dingue (Bill Evans), chef-d’œuvre d’abstraction épurée pour la Freedom Suite de Rollins, cliché romantico-James-Deanien pour les albums vocaux de Chet Baker : Paul Bacon n’invente rien. Il ne fait que matérialiser sur pochette l’esprit de la musique que le label Riverside a gravé sur microsillon et un peu des personnalités qu’il côtoie.