On peut lire l'histoire du jazz comme une histoire de foi. Et ce n'est pas une lecture qui incitera à l'optimisme car cette foi est en voie de disparition. Les affiches des festivals de jazz sont un bon indicateur de cette déperdition. Une comparaison (par exemple) entre les affiches du festival de Montreux d'aujourd'hui et d'il y a pile 50 ans est éclairante à cet égard. Cet été, il fallait frénétiquement fouiller dans la programmation pour y trouver un artiste de jazz digne de ce nom. Le grand Pat Metheny semblait la caution volontaire de ce triste marasme. 50 ans plus tôt, en 1973, le festival de Montreux en était à sa 7ème édition. 7 éditions, c'est assez pour se faire un nom mais c'est bien entendu trop peu pour perdre la foi. Si les 3 premières journées du festival brassaient large, en convoquant des bluesmen (et même le groupe Canned Heat) ou en consacrant une (belle) soirée aux grandes figures de la scène New-Orleans (Dr John, Professor Longhair, les Meters...) - ce qui est tout de même loin d'être dégueu - les journées suivantes offraient un magnifique terrain d'expression pour des musiciens représentant toutes les facettes du jazz : entre le collectif Magog, Barney Kessel, Bobby Hutcherson, Dexter Gordon, Cannonball Adderley, Gene Ammons, Ronnie Foster, Gato Barbieri, Pharoah Sanders, Michael White...
De cette orgie discographique (constituée à travers le temps au gré de publications plus ou moins tardives) se distingue une galette en particulier, très emblématique de la foi qui animait les organisateurs et programmateurs du festival. Publié chez Impulse, Streams est le témoignage non exhaustif de la fantastique performance donnée par le saxophoniste Sam Rivers en trio le 6 juillet 1973. Peut-être faut-il dire quelques mots de Sam Rivers. Bien qu'il soit l'un des musiciens les plus aventureux des années 70, Rivers a toujours eu des difficultés à imposer sa voix. Après 4 albums de grande qualité, la maison Blue Note le laisse par exemple choir en 67 sans aucun scrupules. Plus grave pour lui et sa carrière, Rivers passe à un cheveu d'intégrer le second grand quintet de Miles. Il paye son excès de liberté vis-à-vis d'un musicien qui goûte peu les approches free. Le trompettiste lui préfère finalement (et assez logiquement) Wayne Shorter. Mais la pilule est sans doute amère. Entre 67 et 73, Sam Rivers ne décroche aucune session studio. Et ne dispose d'aucun contrat. D'aucuns jetteraient l'éponge. Rivers continue de camper au milieu du ring, en montant avec son épouse un véritable pôle créatif, le studio Rivbea. Une persévérance qui paye enfin et attise la curiosité du label Impulse qui lui propose enfin un contrat après 5 grosses années de carence. Ce n'est pas suffisant pour lui ouvrir les portes des studios (cela viendra) mais ça l'est pour inciter le label à enregistrer le musicien in situ. Le 6 juillet 73 donc, au festival de Montreux, pour ce qui constitue un exercice de liberté totale.
On ne sait ce qui a incité les programmateurs du festival de Montreux à inviter Rivers. Comme on l'a dit, Rivers n'a aucune actualité chaude en 73. Il faut avoir trainé ses guêtres à Manhattan (dans le quartier de NoHo) pour avoir eu vent de la nature de son évolution musicale. Montreux avait peut-être des relations avec le label Impulse! Quoi qu'il en soit, l'invitation est maintenue, en dépit des modes, en dépit des critères qui peuvent constituer l'événement clé d'un festival d'été (même de jazz). En anglais, Streams qualifie le courant d'un cours d'eau. Le terme est de fait l'illustration générique parfaite pour illustrer les 50 minutes de musique de ce live incandescent, de ce lumineux postulat de liberté et d'improvisation continue. Le courant free peut sembler abscons à un grand nombre d'auditeurs. Il le fut parfois...souvent. Pour l'auteur de ces lignes également. Mais la musique de Rivers, en ce jour de juillet 73, est tout sauf absconse. Elle peut-être agitée de remous, elle peut bouillonner ici, et couler là, mais elle déroule toujours avec fluidité ses intentions. Sans borborygmes, ni vaine agitation, elle conjugue le rapport qu'entretient Sam Rivers avec son africanité, celui qu'il noue avec tous les musiciens qui l'ont précédé (le musicien a un solide passé de bopper), mais aussi de réels accents lyriques par moments (faisant alors oublier la totale liberté qui unit l'ensemble), sans doute hérités d'une connaissance fine des modes, de la musique classique et contemporaine. Toutes ces inclinaisons se succèdent les unes aux autres, s'enchevêtrent parfois, dialoguent même, sans se confronter jamais. Dans cette musique, tout est associé, les musiciens comme les directions entreprises, tout est unité.